Œuvres de Saint François De Sales

 

TOME. IX. SERMONS - VOLUME III

 

 

 

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Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales

 

Index OCR

 

Index OCR. 2

Seconde série. Sermons recueillis par les Religieuses de la Visitation. 4

I. Sermon pour la veille de Noël 4

II. Sermon pour la fête de saint Blaise, sur le mystère de la Purification et le renoncement évangélique   10

III. Fragment d'un sermon pour le premier Dimanche de Carême. 14

IV. Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême. 16

V. Sermon pour le Dimanche des Rameaux. 18

VI. Sermon pour le Vendredi-Saint. 21

VII. Sermon pour le troisième Dimanche de Carême. 24

VIII. Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême. 27

IX. Sermon pour le Dimanche de la Passion. 30

X. Sermon pour le Dimanche des Rameaux. 34

XI. Sermon pour la fête de saint Jean Porte-Latine. 38

XII. Sermon de Vêture pour la fête de saint Claude. 43

XIII. Sermon de Vêture pour la fête de Notre-Dame des Neiges. 46

XIV. Sermon de Profession pour la fête de l'Archange saint Michel 50

XV. Sermon pour la fête de la Toussaint. 55

XVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge. 61

XVII. Sermon de Vêture pour la veille de l'Epiphanie. 67

XVIII. Sermon de Profession pour le vendredi dans l'octave de la Pentecôte. 71

XIX. Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge. 75

XX. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Anne. 81

XXI. Sermon pour la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge. 85

XXII. Sermon pour le dix-septième Dimanche après la Pentecôte coïncidant avec l'anniversaire de la Dédicace de l'église de la Visitation. 91

XXIII. Sermon pour une Vêture. 96

XXIV. Sermon de Vêture pour le lundi de la dix-neuvième semaine après la Pentecôte. 99

XXV. Sermon pour la fête de saint Côme et de saint Damien. 103

XXVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge. 109

XXVII. Sermon de Profession pour la fête de saint Ambroise. 113

XXVIII. Sermon pour la fête de la Purification. 117

XXIX. Sermon pour le Vendredi-Saint. 124

XXX. Sermon pour le mardi de Pâques. 133

XXXI. Sermon de Vêture pour le Dimanche de Quasimodo. 143

XXXII. Sermon pour la fête de la Pentecôte. 146

XXXIII. Sermon pour la fête de saint Augustin. 150

XXXIV. Sermon de Vêture et de Profession pour la fête de saint Nicolas de Tolentin. 157

XXXV. Sermon pour une Vêture. 164

XXXVI. Sermon pour la fête de la Toussaint. 169

XXXVII. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge. 175

XXXVIII. Sermon pour le deuxième Dimanche de l'Avent. 183

XXXIX. Sermon pour le troisième Dimanche de l'Avent. 191

XL. Sermon pour le quatrième Dimanche de l'Avent. 198

XLI. Sermon pour la veille de Noël 205

XLII. Sermon sur le premier verset du Cantique des Cantiques. 212

 

 

Seconde série. Sermons recueillis par les Religieuses de la Visitation

 

I. Sermon pour la veille de Noël

 

24 décembre 1613

«Hodie scietis quia Dominus veniet,

et mane videbitis gloriam ejus.»

«Vous sçaurez aujourd'huy que le

Seigneur viendra, et au matin vous

verrez sa gloire

VIDE EXOD., XVI, 6, 7.

 

            La tres sainte Eglise a accoustumé de nous preparer dès la veille des grandes solemnités, à fin que nous venions à estre plus capables de reconnoistre les grans benefices que nous avons receus de Dieu en icelles. En la primitive Eglise, les Chrestiens fidelles qui vouloyent rendre en quelque façon satisfaction à Nostre Seigneur [1] du sang qu'il avoit fraischement respandu en mourant sur la croix, avoyent un tres grand soin de bien employer le temps des festes et de les solemniser le mieux qu'il se pouvoit; et pour ce sujet il n'y avoit presque point de feste qui n'eust sa vigile, en laquelle ils commençoyent à se preparer pour la solemnité. Et non seulement cela s'est fait en l'Eglise, ains encores en l'ancienne Loy, le jour du Sabbat estant tousjours precedé de plusieurs preparations que l'on faisoit le jour devant.

            La tres sainte Eglise nous voulant donques faire preparer en la vigile du saint jour de Noël, et, comme une mere tres aymable, ne nous voulant laisser surprendre d'un si grand mystere, nous dit ces paroles: «Vous sçaurez aujourd'huy que Nostre Seigneur viendra» demain; qui est autant à dire: Il naistra demain, et vous le verrez tout petit enfant couché dans une creche. Ces paroles sont tirées de celles que Moyse addressa aux enfans d'Israël lors qu'il sceut le jour que Dieu avoit destiné pour leur donner la manne dans le desert. Les ayant fait assembler il leur parla donques ainsy: Vous sçaurez au soir que le Seigneur vous a retirés de la terre d'Egypte, et au matin vous verrez la gloire du Seigneur; qui est autant que s'il eust dit: Il viendra demain au matin. Il parle ainsy comme si le Seigneur devoit venir en sa propre gloire, bien que nous sçachions tous que Dieu ne va et ne vient pas comme s'il avoit un corps, car il est immuable, ferme et solide, sans mouvement aucun; neanmoins Moyse use de ces termes pour monstrer que le benefice de la manne estoit si grand qu'il sembloit que Dieu deust venir luy mesme pour la porter et distribuer aux enfans d'Israël. C'est pourquoy il prit soin de faire que les Israëlites se preparassent par la consideration d'un si grand benefice, pour se rendre plus dignes de le recevoir. De mesme l'Eglise nous disant: «Vous sçaurez aujourd'huy que le Seigneur viendra» demain, ne pretend autre chose sinon de faire que nous enfoncions nos entendemens en la consideration de la grandeur du mystere de la tres sainte Nativité de Nostre Seigneur. [2]

            Ce que pour mieux faire, nous humilierons premierement nos entendemens, reconnoissans qu'ils ne sont nullement capables de pouvoir penetrer dans le fond de la grandeur de ce mystere, qui est un mystere vrayement chrestien. Je dis chrestien, d'autant que nuls que les Chrestiens n'ont jamais sceu comprendre comme il se pouvoit faire que Dieu fust homme et que l'homme fust Dieu. Tous les hommes ont tousjours eu une certaine inclination à croire que cela se peust et qu'il se feroit; mais pourtant, nuls que les Chrestiens ne sont parvenus à connoistre comme il se pourroit faire. Je sçay bien qu'en l'ancienne Loy il y avoit les Prophetes et certains personnages grans et relevés qui le sçavoyent, mais quant au commun des hommes, nul ne le pouvoit comprendre. Entre les payens, cet instinct qu'ils avoyent que Dieu fust homme et que l'homme fust Dieu leur a fait faire des choses estranges, jusques là qu'ils croyoient, au moins quelques-uns, de se pouvoir faire dieux et se faire adorer comme tels du reste des hommes. Car ils pensoyent que si bien il y avoit un Dieu supreme qui est le premier principe de toutes choses, il pouvoit neanmoins y avoir plusieurs dieux, ou du moins des hommes qui, participant en quelque façon aux qualités divines, se pouvoyent appeller dieux. Alexandre le Grand estant à l'article de la mort, ses courtisans, fols, insensés et flatteurs, luy vindrent dire: «Sire, quand te plaist-il que nous te fassions dieu?» Lors Alexandre monstra bien, en la response qu'il leur fit, qu'il n'estoit pas si fol comme eux: «Vous me ferez dieu quand vous serez bienheureux,» leur respondit-il. Comme s'il eust voulu dire: Il n'appartient pas à des hommes malheureux, perissables et mortels de faire des dieux, qui ne peuvent estre que bienheureux et immortels.

            Les Chrestiens ont esté plus esclairés, et ont eu l'honneur de sçavoir que l'homme a esté fait Dieu et que Dieu s'est fait homme, bien qu'ils ne soyent pas capables de comprendre la grandeur du mystere de l'Incarnation et de la tres sainte Nativité de Nostre Seigneur, car c'est un mystere caché dans l'obscurité des tenebres de [3] la nuit; non pas que le mystere soit tenebreux en soy mesme, car Dieu n'est que lumiere. Mais comme l'on voit que nos yeux ne sont pas capables de regarder la lumiere ou la clarté du soleil sans s'obscurcir (de sorte qu'apres s'estre voulu appliquer à regarder cette lumiere nous sommes contrains de les fermer, n'estant pas capables de rien voir pour quelque temps), de mesme, ce qui nous empesche de comprendre le mystere de la tres sainte Nativité de Nostre Seigneur n'est pas qu'il soit tenebreux en soy mesme, ains parce qu'il n'est que lumiere et clarté. Et nostre entendement, qui est l'œil de nostre ame, ne le peut regarder longuement sans s'obscurcir, et confesser en s'humiliant qu'il ne peut penetrer dans le fond de ce mystere, pour comprendre comme Dieu s'est incarné dans le ventre virginal de la tres sainte Vierge, et s'est fait homme semblable à nous pour nous rendre semblables à Dieu.

            Dieu faisoit pleuvoir de nuit la manne dans le desert pour les enfans d'Israël; et à fin que les Israëlites eussent plus de sujet de luy en sçavoir gré, il voulut dresser luy mesme le festin et la table, car vous avez entendu que Moyse dit: Vous sçaurez que le Seigneur vous a retirés de l'Egypte, et au matin vous verrez sa gloire. Il faisoit donques descendre premierement du ciel une douce rosée qui servoit de nappe dans le desert, puis soudain la manne tomboit comme petits grains de coriandre. Et puis, pour monstrer qu'il les servoit honnorablement comme on sert maintenant les princes, à plats couverts, il faisoit pleuvoir une petite rosée qui conservoit la manne jusqu'au matin que les Israëlites la venoyent promptement cueillir avant que le soleil fust levé. Dieu voulant de mesme faire un benefice signalé et incomparablement aymable aux hommes qui vivent sur la terre comme en un desert, où ils ne font que souspirer et aspirer pour la jouissance de la terre promise qui est nostre patrie celeste, vient luy mesme en personne nous l'apporter, et ce au plus fort de la nuit. Ce benefice n'est autre que la grace qui nous sert pour acquerir la jouissance de la gloire et felicité, de laquelle [4] nous estions privés pour jamais sans ce don qu'il nous a fait de sa grace. C'est donques en l'obscurité de la nuit que Nostre Seigneur naquit et se fit voir a nous comme un petit enfant couché dans une creche, ainsy que nous le verrons demain.

            Mais considerons un peu, je vous prie, comme cela se fit. La tres sainte Vierge produisit son Fils virginalement, ainsy que les estoilles produisent leur lumiere. Or, Nostre Dame porte en son nom la signification d'estoille de mer ou de l'estoille matiniere. L'estoille de mer c'est l'estoille du pole vers laquelle tend tousjours l'aiguille marine; c'est par elle que les nochers sont conduits sur mer et qu'ils peuvent connoistre où tendent leurs navigations. Chacun sçait que les anciens Peres de l'Eglise, les Patriarches et les Prophetes ont tous regardé ceste estoille polaire et dressé leur navigation à sa faveur. Ç'a tousjours esté le nord de tous les nochers qui ont navigé sur les ondes de la mer de ce miserable monde, pour s'empescher des naufrages ordinaires des navigations des mondains.

            La tres sacrée Vierge est aussi cette estoille matiniere qui nous apporte les gracieuses nouvelles de la venue du vray Soleil. Tous les Prophetes ont sceu que la Vierge concevroit et enfanteroit un enfant qui serait Dieu et homme tout ensemble; elle concevroit, mais par la vertu du Saint Esprit; elle concevroit son Fils virginalement et l'enfanterait de mesme virginalement. Quelle apparence, je vous prie, y a-t-il que Nostre Seigneur deust violer l'integrité de sa Mere, luy qui ne l'avoit choisie sinon parce qu'elle estoit vierge? Luy qui estoit la pureté mesme eust-il peu diminuer ou entacher la pureté de sa tres sainte Mere? Nostre Seigneur est engendré et produit virginalement de toute eternité du sein de son Pere celeste; car si bien il prend la mesme divinité de son Pere eternel, il ne la divise pourtant pas, ains demeure un mesme Dieu avec luy. La tres sainte Vierge produit son Fils Nostre Seigneur virginalement en terre comme il fut produit de son Pere eternellement au Ciel, avec cette difference neanmoins, qu'elle le produit de [5] son sein et non pas dans son sein, car dès qu'il en fut sorti il n'y rentra plus; mais son Pere celeste l'a produit de son sein et en son sein, car il y demeurera eternellement.

            Cecy ne doit pas estre espluché ni consideré curieusement, et ne faut pas alambiquer nos entendemens apres la recherche de cette divine production, qui est un peu trop haute pour eux. Il est bon pourtant de s'en servir pour fondement des meditations que nous faisons sur le mystere de la Nativité de Nostre Seigneur. C'est donc à juste rayson que la tres sainte Vierge a un nom qui signifie estoille, car tout ainsy que les estoilles produisent leur lumiere virginalement et sans en recevoir aucun detriment en elles mesmes, ains en paroissent plus belles à nos yeux, de mesme Nostre Dame produisit cette lumiere inaccessible, son Fils tres beni, sans en recevoir aucun detriment ni souiller aucunement sa pureté virginale; mais avec cette difference neanmoins, qu'elle le produit sans effort ni secousse et violence quelconque, ce que ne font pas les estoilles, ainsy que l'on voit, car elles produisent leur lumiere par secousses et, ce semble, avec violence et forcement.

            Je remarque en second lieu que la manne avoit trois sortes de gousts qui luy estoyent propres et particuliers, outre ce qu'elle avoit tous les gousts que l'on eust peu souhaiter; car si les enfans d'Israël avoyent envie de manger du pain, la manne avoit le goust du pain; s'ils desiroyent de manger des perdrix et autre telle chose quelle qu'elle fust, la manne avoit quant et quant ce goust là. La pluspart des Peres sont en doute si tous, tant les mauvais que les bons, participoyent à cette faveur; mais que cela soit ou non, la manne avoit le goust particulier ou la saveur de la farine, du miel et de l'huile. Ce qui nous represente les trois substances qui se trouvent en ce tres beni Enfant que nous verrons demain couché dans une creche. Et comme ces trois gousts ou saveurs se trouvoyent en une seule viande qui estoit la manne, de mesme en la personne de Nostre Seigneur il y a trois substances, lesquelles toutes trois ne font qu'une mesme Personne, qui est Dieu et homme tout ensemble. [6]

            En ce tres beni Poupon se trouve la nature divine, la nature de l'ame et celle du corps. En la manne estoit le goust du miel, qui est une liqueur celeste; car si bien les abeilles cueillent le miel de sur les fleurs, elles ne tirent pourtant pas le suc des fleurs, ains cueillent et ramassent avec leur petite bouchette le miel qui descend du ciel avec la rosée, et seulement en un certain temps de l'année. De mesme, la nature divine de Nostre Seigneur vint et descendit du Ciel à l'heure mesme de son Incarnation sur cette benite fleur de la tres sainte Vierge Nostre Dame, où la nature humaine l'ayant recueillie l'a conservée dans la ruche des entrailles de la glorieuse Vierge l'espace de neuf moys, apres lesquels il a esté transporté dans la creche où nous le verrons demain.

            Le goust de l'huile qui se rencontroit en la manne nous represente la nature de la tres sainte ame de Nostre Seigneur. Qu'est-ce autre chose sa tres benite ame qu'une huile, un baume, une odeur respandue qui console infiniment l'odorat de tous ceux qui s'en approchent par la consideration de son excellence? O quelle odeur respandit-elle en presence de la divine Majesté à laquelle elle se voyoit unie sans l'avoir merité ni peu meriter d'elle-mesme! O quels actes de parfaite charité, de profonde humilité ne produisit-elle pas en ce mesme instant de cette sacrée et incomparable union qu'elle eut avec le Verbe eternel à l'heure mesme de l'Incarnation! Et pour nous autres, quel parfum, quelle odeur, quelle senteur d'une suavité incomparable n'a-t-elle pas respandu pour nous inciter à la suite et à l'imitation de ses perfections!

            En fin le goust de la fleur de farine qui se rencontrait encores en la manne represente cette autre partie de la tres sainte humanité de Nostre Seigneur, son corps adorable, lequel ayant esté moulu sur l'arbre de la Croix, a esté fait un pain tres precieux qui nous nourrit pour la vie eternelle. O pain savoureux, quiconque vous mangera dignement vivra eternellement et ne pourra jamais mourir de la mort eternelle. O que ce pain a un goust incomparablement delectable pour les [7] ames qui le mangent dignement! Quelle delectation, je vous prie, de se nourrir du pain descendu du ciel, du pain des Anges! Toutefois, ce qui le rend plus delectable est l'amour avec lequel il nous est donné par Celuy mesme qui est le don et le donateur tout ensemble. Mais à fin que je ne m'arreste pas tant sur ces deux premiers points qui servent pour l'exercice de nostre entendement, je passe outre pour parler du troisiesme qui contient quelque petite chose propre à enflammer nostre volonté.

            Je remarque en passant que de tout le peuple alors en grand nombre à Bethleem, il n'y eut que des simples bergers qui vindrent visiter Nostre Seigneur, et puis apres eux les Rois Mages, qui vindrent de fort loin pour adorer et prester hommage à nostre nouveau Roy couché dans une creche. Les Anges ayant annoncé la nouvelle de cette heureuse naissance donnerent des enseignes admirables aux pasteurs: Allez, dirent-ils, et vous trouverez l'Enfant emmaillotté en des langes et couché dans une creche. Dieu, quelles enseignes sont celles cy pour faire reconnoistre Nostre Seigneur, et quelle simplicité des bergers de croire naïfvement ce qui leur estoit annoncé! Les Anges eussent eu quelque rayson de se faire croire s'ils eussent dit: Allez, vous trouverez l'Enfant assis sur un throsne d'ivoire et entouré de courtisans celestes qui luy tiennent compagnie. Mais ils disent: Vostre Sauveur est né à ces enseignes: vous le trouverez dans une creche, entre des animaux et emmaillotté dans des langes.

            Pourquoy pensez-vous que les Anges s'addresserent aux bergers plustost qu'à nul autre qui fust en Bethleem? Non pour autre cause, sinon parce que Nostre Seigneur, estant venu comme Pasteur et le Roy des pasteurs, ne vouloit favoriser que ses semblables. Mais qu'est-ce que representent ces bergers? Les uns disent qu'ils representent les pasteurs de l'Eglise, comme sont les Evesques, les Superieurs des Religions, les curés et tous ceux qui ont charge d'ames; c'est l'opinion d'une [8] partie des saints Peres que Nostre Seigneur revele plus particulierement ses mysteres à ceux-là, d'autant qu'ils sont commis de la part de Dieu pour les faire puis apres entendre à leur troupeau, aux ames qui leur sont commises. Quelques autres disent que ces bergers representent les Religieux et tous ceux qui font profession de pretendre à la perfection. Or, si un chacun de nous est berger et pasteur, quel est, peut-on dire, nostre troupeau et quelles sont nos brebis? Ce sont nos passions, nos inclinations, nos affections, les facultés de nostre ame. Mais remarquez qu'il n'y eut que les bergers qui veilloyent sur leur troupeau qui eurent l'honneur et la grace d'ouïr cette gracieuse nouvelle de la naissance de Nostre Seigneur, pour nous monstrer que si nous ne veillons sur le troupeau que Dieu nous a donné en charge, qui est comme j'ay dit, nos passions, nos inclinations, les facultés de nostre ame, pour les faire repaistre dans quelque saint pasturage et les tenir rangées et en leur devoir, nous ne meriterons point d'ouïr cette nouvelle tant aymable de la naissance du Sauveur, et ne serons pas capables de l'aller visiter dans la creche où sa tres benite Mere le posera demain.

            O que c'est un mystere grandement suave que celuy de la tres sainte Nativité de Nostre Seigneur! Tous et un chacun y peut rencontrer un grand sujet de consolation; mais plus ceux qui seront mieux preparés et qui auront, à l'imitation de ces bergers, bien veillé sur leur troupeau. Helas, nous estions indignes de sçavoir comme quoy nous les devions bien conduire et ranger; mais Nostre Seigneur, comme bon Pasteur et berger tres aymable de nos ames, qui sont ses brebis pour lesquelles il a tant fait, vient nous enseigner luy mesme ce que nous devons faire. O que nous serons heureux si nous l'imitons fidellement et si nous suivons l'exemple qu'il nous vient donner. Mais qu'est-ce qu'il fait, ce tres doux Enfant? Regardez-le couché dedans la creche: Vous le trouverez, disent les Anges, emmaillotté dans des langes. Helas, il n'avoit point besoin d'estre ainsy bandé. Certes, l'on a accoustumé d'emmaillotter [9] les enfans parce qu'estans encores tendres, s'ils n'estoyent bandés et serrés il y auroit danger qu'ils ne prissent quelque mauvais destour et par ce moyen fussent rendus contrefaits. On les bande encores à fin qu'ils ne viennent à se gaster les yeux ou le visage, ayans la liberté d'y porter les mains pour se frotter quand ils voudroyent, n'ayans pas l'usage de la rayson pour s'en abstenir ainsy qu'il seroit requis. Mais Nostre Seigneur, qu'y avoit-il à craindre pour son regard, veu qu'il avoit l'usage de rayson dès l'instant de sa conception? Il ne pouvoit prendre nul destour, luy qui est la droiture mesme. O Dieu, quelle bonté de cet aymable Sauveur! Il s'est sousmis à faire tout ce que font les autres enfans, pour ne paroistre autre chose qu'un pauvre petit poupon, sujet à la necessité et loy de l'enfance. Il pleure vrayement, mais ce n'est point de tendreté sur luy mesme, ce n'est point par amertume de cœur, ains tout simplement pour se conformer aux autres enfans.

            Je considere que, outre cette rayson pour laquelle Nostre Seigneur voulut estre bandé et emmaillotté et sujet à sa tres sainte Mere, de telle sorte qu'il se laisse manier, porter et emmaillotter tout ainsy qu'il luy plaist, sans tesmoigner nulle repugnance, il y a encores un autre sujet qui l'a meu à ce faire: c'est pour nous apprendre à gouverner et regir nostre troupeau spirituel, c'est à dire nos passions, nos affections et les facultés de nostre ame. Mais entre toutes nos facultés il y en a deux lesquelles sont comme le principe d'où dependent toutes les autres, à sçavoir, la concupiscible et l'irascible. Toutes les autres puissances, facultés et passions semblent estre sujettes à ces deux facultés et ne se remuent que par leur commandement. La concupiscible est celle qui nous fait aymer et desirer ce qui nous semble estre bon et profitable; c'est elle qui nous fait resjouir en la prosperité et qui nous fait attrister en l'adversité, en la mortification et en tout ce qui repugne à la propre volonté. Quant à l'irascible, elle produit les chagrins, les repugnances, les esmotions de colere, le desespoir et ainsy des autres. Or, tout cecy Nostre [10] Seigneur veut que nous apprenions de luy à le ranger sous la domination de la rayson. Et tout ainsy que nous le voyons emmaillotté et serré dans des bandelettes et maillots par sa tres benite Mere, il entend de nous inciter à bander et serrer toutes nos passions, affections, inclinations, et en fin toutes nos puissances tant interieures qu'exterieures, nos sens, nos humeurs et tout ce que nous sommes, dans les maillots de la sainte obeissance, pour ne vouloir jamais plus nous gouverner ni user de nous mesmes, de crainte d'en mesuser, sinon autant que l'obeissance nous le pourra permettre.

            Voyez de grace ce tres doux Enfant lequel se laisse tellement gouverner et conduire par sa tres benite Mere qu'il semble veritablement qu'il ne puisse en façon quelconque faire autrement; ce n'est pour autre sujet, mes cheres ames, sinon pour nous monstrer ce que nous devons faire, principalement les Religieuses qui ont voué leur obeissance. Helas, Nostre Seigneur ne pouvoit pas mesuser de sa volonté ni de sa liberté; neanmoins il a voulu que tout fust caché sous les maillots, et la science et la sapience eternelle, avec tout ce qu'il avoit entant que Dieu, esgal à son Pere, comme l'usage de rayson, le pouvoir de parler et bref tout ce qu'il devoit faire ayant atteint l'aage de trente ans. Tout sans reserve fut clos et caché sous le voile de la sainte obeissance qu'il portoit à son Pere, qui l'obligeoit à n'estre en rien dissemblable aux autres enfans, ainsy que dit saint Paul, qu'il a esté de besoin qu'il fust en tout semblable à ses freres.

            Qu'avons nous de plus à dire sinon que le mystere de la Nativité de Nostre Seigneur est un mystere de la Visitation? Comme la tres sainte Vierge fut visiter sa cousine sainte Elizabeth, de mesme il nous faut aller fort souvent le long de cette octave visiter le divin Poupon couché dans la creche, et là nous apprendrons de ce souverain Pasteur des bergers à conduire, gouverner et ranger nos troupeaux, de sorte qu'ils soyent aggreables à sa Bonté. Mais comme les bergers ne [11] l'allerent pas voir sans doute sans luy porter quelques petits agnelets, il ne faut pas que nous y allions les mains vides, ains il nous faut porter quelque chose. Qu'est-ce, je vous prie, que nous pourrions porter à ce divin Berger qui luy fust plus aggreable que le petit agnelet de nostre amour, qui est la principale partie de nostre troupeau spirituel, car l'amour est la premiere passion de l'ame. O qu'il nous sçaura bon gré de ce present, mes cheres Sœurs, et que la tres sainte Vierge le recevra avec une grande consolation pour le desir qu'elle a de nostre bien; ce divin Enfant nous regardera sans doute de ses yeux benins et gracieux pour recompense de nostre present, et pour tesmoignage du plaisir qu'il en recevra. O que nous serons heureux si nous visitons ce cher Sauveur de nos ames; nous en recevrons une consolation nompareille, et tout ainsy que la manne avoit le goust qu'un chacun eust peu desirer, de mesme chacun peut trouver de la consolation en visitant ce Poupon tres aymable.

            Les bergers le visiterent et ils en receurent une joye tres grande, s'en retournant chantant les louanges de Dieu et annonçant à tous ceux qu'ils rencontroyent ce qu'ils avoyent veu. Mais saint Joseph et la tres glorieuse Vierge receurent des consolations indiciblement plus grandes, parce qu'ils luy assisterent et demeurerent arrestés à sa presence pour le servir selon leur pouvoir. Ceux qui s'en allerent et ceux qui demeurerent furent tous consolés, mais non pas egalement, ains un chacun selon sa capacité.

            Anne, mere de Samuel, demeura longuement sans avoir des enfans, ce qui luy causoit une si grande bigearrerie que l'on ne la trouvoit jamais de mesme humeur; car quand elle voyoit des femmes qui s'esjouissoyent avec leurs enfans, elle se lamentoit et se chagrinoit dequoy elle n'en avoit pas, et quand elle en voyoit quelques unes qui se plaignoyent de leurs enfans, elle se resjouissoit dequoy Dieu ne luy en donnoit point; mais dès qu'elle eut le petit Samuel, dès lors on ne la vit jamais plus inegale. Nous avions quelques excuses [12] sans doute de nous chagriner et estre changeans en nos humeurs tandis que nous n'avions pas cet Enfant tant aymable qui nous vient de naistre ou qui naistra demain; mais desormais il ne nous sera plus loysible, puisque en luy consiste tout le sujet de nostre joye et de nostre bonheur.

             Les abeilles n'ont aucun arrest tandis qu'elles n'ont point de roy: elles ne cessent de voleter par l'air, de se dissiper et esgarer, n'ayans presque nul repos dans leur ruche; mais dès aussi tost que leur roy est né, elles se tiennent ramassées tout autour de luy et ne sortent que pour la cueillette et, ce semble, par le commandement ou congé de leur roy. De mesme nos sens, nos puissances interieures, les facultés de nostre ame, comme des abeilles spirituelles, jusques à tant qu'elles ayent un roy, c'est à dire jusqu'à ce qu'elles ayent choisi Nostre Seigneur nouveau né pour leur Roy, elles n'ont aucun repos. Nos sens ne cessent de s'esgarer et d'attirer nos facultés interieures apres eux pour se dissiper tantost apres ce sujet qu'elles rencontrent, puis tantost sur un autre, et ainsy ce n'est qu'une continuelle perte de temps, travail d'esprit, inquietude, qui nous fait perdre la paix et tranquillité tant necessaire à nos ames. Mais dès qu'elles ont choisi Nostre Seigneur pour leur Roy, elles doivent, à guise de chastes avettes ou abeilles mystiques, se ranger aupres de luy et ne sortir jamais de leur ruche, sinon pour la cueillette des exercices de charité qu'il leur commande de prattiquer à l'endroit du prochain; et soudain apres se retirer et ramasser aupres de ce Roy tant aymable, pour mesnager et conserver le miel des saintes et amoureuses conceptions qu'elles tirent de la presence sacrée de nostre souverain Seigneur, lequel, par des simples regards qu'il fait sur nos ames, cause en elles des [13] ardeurs et affections nompareilles de le servir et aymer tousjours plus parfaitement.

            C'est la grace que je vous desire, mes cheres ames, que de vous tenir bien proches de ce sacré Sauveur qui vient pour nous ramasser tout autour de luy, à fin de nous tenir tousjours sous l'estendart de sa tres sainte protection, soit comme le pasteur a soin de ses brebis et de son troupeau, soit comme le roy des abeilles, qui en a un tel soin que l'on dit qu'il ne sort jamais de sa ruche sans estre entouré de tout son petit peuple. Sa Bonté nous veuille faire la grace que nous entendions sa voix, ainsy que les brebis celle du pasteur, à fin que le reconnoissant pour nostre souverain Pasteur, nous ne nous esgarions et n'escoutions celle de l'estranger qui se tient pres de nous comme un loup infernal, en intention de nous perdre et de nous devorer; et que de mesme nous puissions avoir la fidelité de nous tenir sousmis, obeissans et sujets à ses volontés et commandemens, ainsy que les avettes font avec leur roy, à fin que par ce moyen nous commencions à faire dès cette vie ce que moyennant la grace de Dieu nous ferons eternellement au Ciel, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [14]

 

II. Sermon pour la fête de saint Blaise, sur le mystère de la Purification et le renoncement évangélique

 

8 février 1614

 

            Nous celebrons aujourd'huy la feste du glorieux Martyr saint Blaise, et en cette maison l'on fait l'octave de la Purification de Nostre Dame. Il y a une telle conformité entre les Evangiles de ces deux festes, que j'ay bien voulu des deux en tirer la petite exhortation que je m'en vay faire. Nous trouvons en celuy d'aujourd'huy que Nostre Seigneur dit ces trois mots auxquels sont comprises toute la doctrine et perfection chrestienne: Qui voudra venir apres moy, qu'il renonce à soy mesme, prenne sa croix et qu'il me suive. Mais expliquons un peu que signifie renoncer à soy mesme. Cela est autant à dire que se purifier ou purger soy mesme. [15] Nostre Dame nous en monstre un exemple admirable, car l'Evangeliste dit que les jours estans venus ou passés de sa purification, selon la Loy de Moyse, elle vint au Temple pour offrir son Fils avec deux colombes ou tourterelles. Or, nostre chere Dame et Maistresse n'avoit point besoin de purification, elle qui estoit plus belle que le soleil, plus pure que la lune et plus admirable que l'aurore. Mais comme en eust-elle eu besoin, veu qu'elle avoit produit son Fils plus purement que ne fait l'estoille son rayon, rayon qui rend l'estoille d'autant plus belle à nos yeux qu'elle le produit plus frequemment? Elle vient donques, nostre sacrée Maistresse, non pour se purifier en elle mesme, ains seulement en l'imagination de plusieurs qui, ne sçachans pas qu'elle estoit exempte d'observer la Loy, eussent murmuré dequoy elle ne l'observoit pas.

            Elle n'eut non plus besoin de purification dès cette heure là; mais nous autres, il est tres necessaire que nous sçachions cette verité, qui est que tant que nous serons en cette miserable vie nous aurons tousjours besoin de nous purifier et de renoncer à nous mesme, et cette vie ne nous est donnée pour autre fin. C'est un abus de croire pouvoir arriver à ce point de perfection de n'avoir plus rien à faire, car nostre amour propre va tousjours produisant quelques rejetons d'imperfection qu'il faut retrancher. Il se sert de nos sens, et il est si malicieux que dès que nous luy ostons le pouvoir de faire ses operations en celuy de la veüe, il se saisit de celuy de l'ouÿe, et ainsy des autres; bref, nous sommes au temps qu'il faut travailler.

            Voyons un peu maintenant que veut dire Nostre Seigneur par cette parole: Qui veut venir apres moy, qu'il renonce à soy mesme. Nous avons deux nous mesmes, et avons desja veu que renoncer à soy mesme c'est se purifier soy mesme. Or, quel est ce nous mesme qu'il faut purifier, puisque nous en avons deux, lesquels neanmoins ne font qu'une seule personne? Nous avons un nous mesme qui est tout celeste, lequel nous fait faire les bonnes œuvres; c'est cet instinct que Dieu nous [16] a donné pour l'aymer et pour aspirer à la jouissance de la Divinité en la gloire eternelle. Mais nous avons un autre nous mesme, et c'est celuy auquel il faut renoncer; ce sont nos passions, nos mauvaises inclinations, nos affections depravées, et pour dire en un mot, cet amour propre duquel nous avons desja parlé.

            Il ne se faut point tromper, pensant pouvoir aller apres Nostre Seigneur sans renoncer tout à fait et sans reserve à ce nous mesme, car non seulement Nostre Dame nous a baillé exemple de le faire, mais le Sauveur mesme nous l'a enseigné en sa Mort et Passion, renonçant à l'inclination qu'il avoit de vivre, pour s'assujettir à la volonté de son Pere, en se rendant obeissant jusques à la mort et à la mort de la croix; et c'est ainsy qu'il faut que nous fassions. Je veux dire qu'il faut renoncer à ce mauvais nous mesme pour l'assujettir à l'autre, qui est la rayson et partie superieure de l'ame, qui tend tousjours au vray bien par l'instinct que Dieu luy a donné; car il ne serviroit de rien de renoncer à soy mesme pour en demeurer là; les philosophes d'autrefois l'ont fait admirablement, mais cela ne leur a de rien servi. Il faut renoncer à l'homme terrestre pour fortifier le celeste, et c'est une chose asseurée qu'à mesure que l'un s'affoiblira, l'autre sera renforcé.

            C'est assez parler sur ce premier point, puisque nous sommes enseignés que renoncer à soy mesme n'est autre chose que se purifier et se purger de tout ce qui se fait par l'instinct de nostre amour propre, lequel, nous le sçavons, produira tousjours, tandis que nous serons en cette vie, des rejetons qu'il faudra couper et retrancher, tout ainsy qu'il faut faire à la vigne; car il ne se faut pas contenter d'y mettre une fois la main, mais il faut la couper en un temps, puis apres la despouiller de ses feuilles, et ainsy plusieurs fois l'année il faut avoir la main à la serpe pour retrancher les superfluités. Il ne reste rien à adjouster sur ce sujet sinon qu'il faut avoir bon courage pour ne se laisser jamais abattre ni estonner de nos imperfections, puisque tout le temps de nostre vie nous est donné pour nous en desfaire et purger. [17]

            Passons au second point, qui est qu'il faut prendre sa croix apres que l'on a renoncé à soy mesme. Nostre Seigneur dit que l'on prenne sa croix. Voulez-vous sçavoir en un mot que cela signifie? C'est autant à dire que: Prenez et recevez de bon cœur toutes les peines, contradictions, afflictions et mortifications qui vous arriveront en cette vie. Au renoncement de nous mesme nous faisons encor quelque chose qui nous contente, parce que c'est nous mesmes qui agissons, mais icy il faut prendre la croix telle qu'on nous l'impose; et en cecy il y a desja moins de nostre choix, c'est pourquoy c'est un point de perfection de beaucoup plus grand que le precedent. Nostre Seigneur et tres cher Maistre nous a tres bien monstré comme il ne faut pas que nous choisissions la croix, ains qu'il faut que nous la prenions et portions telle qu'elle nous est presentée. Lors qu'il voulut mourir pour nous racheter et pour satisfaire à la volonté de son Pere, il ne choisit point sa croix, ains receut humblement celle que les Juifs luy avoyent preparée.

            Escoutons un peu son grand Apostre saint Paul, lequel nous asseure que rien ne le separera de son Maistre parce qu'il est marqué de sa marque, et qu'en quelle part qu'il aille il sera tousjours reconneu pour estre des siens. Mais quelle est cette marque, sinon la souffrance? Il dit de luy mesme qu'il estoit comme un homme à qui l'on donne l'estrapade, car il souffroit en son interieur une peine insupportable, le vehement amour qu'il portoit à son Maistre le tirant puissamment du costé du Ciel par le desir de jouir de luy. D'autre part, il estoit cruellement travaillé et tourmenté en son corps, car il nous asseure qu'il fut fouetté par trois fois, de sorte que les traces en paroissoyent sur ses espaules; apres, qu'il fut lapidé et que l'on remarquoit encores les coups; puis, qu'il fut submergé, et ainsy des autres tourmens qu'il endura. Tout cela estoit la marque de Nostre Seigneur, par laquelle on le reconnoissoit pour estre des siens.

            Mais disons un peu, je vous supplie, un abus qui est en l'esprit de plusieurs, à sçavoir, qu'ils n'estiment et [18] ne veulent porter les croix qu'on leur presente si elles ne sont grosses et pesantes. Par exemple, un Religieux se sousmettroit volontiers à faire des grandes austerités, comme de jeusner, porter la haire, faire des rudes disciplines, et tesmoigneroit de la repugnance à obeir lors qu'on luy commande de ne pas jeusner, ou bien de prendre du repos, et telles choses auxquelles il semble y avoir plus de recreation que de peine. Vous vous trompez si vous croyez qu'il y ait moins de vertu à vous sousmettre en cela, car le merite de la croix n'est pas en sa pesanteur, ains en la façon avec laquelle on la porte. Je diray bien davantage: il y a quelquefois plus de vertu à porter une croix de paille que non pas une croix bien pesante, parce qu'il faut plus appliquer son attention, de crainte de la perdre. Je veux dire qu'il peut y avoir plus de vertu à retenir une parolle qui nous a esté defendue par nos Superieurs, ou bien à ne pas lever la veùe pour regarder quelque chose que l'on a bien envie de voir, que non pas de porter la haire, parce que dès qu'on l'a sur le dos il n'est plus besoin d'y penser; mais en ces menues obeissances il faut avoir une grande attention pour n'y pas faillir.

             Nous voyons donques assez que cette parolle de Nostre Seigneur qui ordonne qu'on prenne sa croix, se doit entendre de recevoir de bon cœur les contradictions et mortifications qui nous sont faites à tous rencontres, bien qu'elles soyent legeres et de peu d'importance. Je m'en vay vous donner un exemple admirable pour vous faire comprendre la valeur de ces petites croix, c'est à dire d'obeissance, condescendance et souplesse à suivre la volonté d'un chacun, mais specialement des Superieures. Sainte Gertrude fut faite Religieuse en un monastere où il y avoit une Abbesse ou Superieure laquelle reconnoissoit fort bien que la bienheureuse [19] Sainte estoit d'une complexion foible et fort delicate; c'est pourquoy elle la faisoit traitter plus delicatement que non pas les autres Religieuses, tant pour le vestir que pour la nourriture, et ne luy laissoit pas faire les austerités qu'on avoit accoustumé de faire en cette Religion. Que pensez-vous que faisoit la pauvre fille pour devenir sainte? Non certes autre chose que de se sous-mettre bien simplement à la volonté de la Mere. Et, quoy que peut estre sa ferveur l'eust bien fait desirer de faire ce que les autres faisoyent, elle pourtant n'en tesmoignoit rien; car quand on luy commandoit de s'aller coucher, elle y alloit simplement, sans replique, estant asseurée qu'elle jouiroit aussi bien de la presence de son Espoux dans son lit par obeissance, que si elle eust esté au chœur avec les Sœurs ses compagnes. Et pour tesmoignage de la grande paix et tranquillité d'esprit qu'elle acquit en cette pratique, Nostre Seigneur revela à sainte Mechtilde sa compagne, que si on le vouloit trouver en cette vie, on le cherchast premierement au saint Sacrement de l'autel, et puis apres dans le cœur de sainte Gertrude. Il ne s'en faut pas estonner, puisque l'Espoux, au Cantique des Cantiques, dit que le lieu où il se repose est au midy. Il ne dit pas qu'il se repose au matin ou au soir, ains au midy; et cela parce qu'au midy il n'y a point d'ombre. Or, le cœur de la grande sainte Gertrude estoit un vray midy, où il n'y avoit point d'ombre de scrupule ni de propre volonté, et partant son ame jouissoit tousjours pleinement de son Bien-Aymé, lequel prenoit ses delices en elle.

            O Seigneur Dieu, me direz-vous, il faut estre grandement sur ses gardes pour ne la point suivre, cette propre volonté, et n'escouter point ce que nostre amour propre desire, car ils font des artifices pour attirer nostre attention. Il est vray, mais voicy le remede. Ceux qui navigent sur la mer, approchant du lieu où sont les sirenes, courent tousjours grande fortune de se perdre à cause qu'elles chantent si delicieusement qu'elles endorment ceux qui rament; mais il y en a qui ont usé de cet expedient, de se faire attacher à l'arbre qui est planté [20] au milieu du navire, à fin de n'estre pas attirés au bord par cette melodie. Il faut que nous en fassions de mesme lors que ces sirenes de propre volonté, de repugnances et raysons de l'amour propre nous viendront chanter aux oreilles pour nous conjurer de leur obeir; il faut, dis je, nous attacher fortement à l'arbre du navire, qui n'est autre chose que la croix, nous resouvenant que Nostre Seigneur, pour le second point de la perfection, nous ordonne de prendre nostre croix. Il dit la nostre, pour nous empescher de suivre l'extravagance de plusieurs lesquels quand on leur fait quelque mortification s'en faschent, disant: Si l'on m'eust fait celle-là que l'on a fait à un tel je la souffrirois volontiers. Et tout de mesme des maladies; ils voudroyent avoir celles que Dieu a données à un autre et non pas celles qu'ils ont.

            Venons en maintenant au troisiesme point. Au premier, qui est de renoncer à nous mesme, doivent estre mises, comme nous l'avons dit, ces deux esgales et invariables resolutions, à sçavoir mon, de se resoudre à avoir tous-jours quelque chose à purger et mortifier pendant que nous serons en ce monde, puisque nostre purgation ne se doit finir qu'avec nostre vie; et l'autre, d'avoir bon courage pour ne point nous estonner d'avoir beaucoup à faire, ains de travailler tousjours le plus fidellement que nous pourrons. Nostre Seigneur adjouste que l'on prenne sa croix, et pour conclusion qu'on le suive. Il faut que nous sçachions qu'il y a difference entre aller apres Nostre Seigneur et le suivre. Tous les Chrestiens qui aspirent au Ciel vont apres le Sauveur, car c'est par ses merites qu'on en espere la possession, en observant neanmoins ses commandemens; mais suivre Nostre Seigneur c'est marcher sur ses pas, imiter ses vertus, faire ses volontés et n'avoir qu'une mesme pretention avec luy. Vous voudriez peut estre sçavoir quelle recompense vous aurez de le suivre. C'est que, si vous perseverez le long de vostre vie, à la fin il vous mettra devant luy; là vous jouirez de la claire veüe de sa face, il s'entretiendra familierement avec vous comme l'amy avec son amy, et cet entretien durera eternellement. [21]

            Maintenant retournons à Nostre Dame qui apporta son Fils au Temple pour l'offrir au Pere eternel, et par le moyen de cette offrande s'unir avec luy. Bienheureuses sont les ames qui sçavent bien cette pratique de s'offrir à Dieu, et toutes leurs actions, en l'union de ce Sauveur! Mais considerons aussi un peu cette autre prattique d'union que fit la Sainte Vierge avec saint Simeon et Anne la prophetesse; car si bien les Evangelistes ne parlent point de cette derniere, il est pourtant probable qu'elle eut l'honneur de tenir le Sauveur de nos ames entre ses bras, puisqu'elle avoit excellemment bien renoncé à soy mesme, bien porté sa croix et avoit esperé et aspiré tant de temps apres la venue du Seigneur qu'elle voyoit de ses yeux. Nostre Dame donc se despouilla de la consolation qu'elle avoit de tenir tousjours son sacré Fils entre ses bras, et le donna à saint Simeon, et par luy à tous les hommes. Simeon le prit, le baysa, l'embrassa et le serra tres estroittement sur sa poitrine.

            Je remarque que plusieurs portent Nostre Seigneur, mais en diverses façons. Les uns l'ont sur la langue: ils disent merveille de Dieu et le louent avec beaucoup d'ardeur; il y en a d'autres qui le portent au cœur par des affections tendres et amoureuses, et se fondent presque en pensant à luy. Mais ces deux façons de le porter ne sont pas grand chose si l'on n'y adjouste la troisiesme, qui est de le porter dessus ses bras, je veux dire l'imiter en ses œuvres, car les bras representent les œuvres…………………………………………………………………………………….. [22]

 

III. Fragment d'un sermon pour le premier Dimanche de Carême

 

16 février 1614

 

(INÉDIT)

 

Ductus est Jesus in desertum a Spiritu,

ut tentaretur a diabolo.

Jesus fut conduit far l'Esprit dans le

desert, pour y estre tenté par le diable.

MATT., IV, 1.

 

            Nostre Seigneur a voulu estre tenté à fin de nous monstrer comme il nous faut comporter en toutes sortes de tentations et comme nous y devons resister. Nous en verrons la prattique dans les tentations qui luy furent faittes par le diable estant au desert, où, apres avoir jeusné quarante jours, les Evangelistes rapportent qu'il eut faim. Le diable, qui le tenoit de pres pour sçavoir de quel costé il le pourroit attaquer, s'en apperceut par quelque signe exterieur que Nostre Seigneur fit. Il luy commença à dire: Si tu es Fils de Dieu, convertis ces pierres en pain et en mange. Et Nostre Seigneur luy respondit: Je ne le feray pas, car il [23] est escrit que l'homme ne vit pas seulement du pain, mais de toute parole qui part de la bouche de Dieu.

            Il faut que nous sçachions que le diable donne souvent cette tentation aux ames les plus pieuses, plus retirées et plus adonnées au service de Dieu; aussi est-ce celles-là particulierement qu'il cherche, car il sçait bien qu'il aura plus d'honneur, c'est à dire d'honneur infernal, pour l'acquisition d'une de ces ames, que non pas de beaucoup d'autres moins pieuses; et il fait cela aussi pour la haine perpetuelle qu'il porte à Dieu. Les ames donques qui pretendent rendre quelque grand service à Dieu se doivent armer pour supporter les attaques de l'ennemy, car il vient premierement leur dire: Si tu es enfant de Dieu, convertis ces pierres en pain. Hé, tu dis qu'il y a tant de peine à obeir et que tu y sens tant de repugnance; ne te fasche pas, fais de cette pierre du pain. Il faut vrayement faire ce qui t'est commandé, mais fais le tant plus laschement, et quand l'on ne te verra pas, hé, ne le fais pas. Tu as de l'ennuy à faire maintenant l'oraison; va, prens un livre et cherches y de la consolation, tu la feras bien une autre fois que tu y seras attirée; promene-toy un peu, cela te recreera.

            O Dieu, que faites-vous, cheres ames? Ne changez pas la pierre en pain, convertissez-la plustost en eau, car vostre Pere, qui est Dieu, l'a bien fait pour desalterer les enfans d'Israël; mais il n'en a jamais tiré du pain, ains a plustost fait descendre la manne du ciel. Aussi Nostre Seigneur n'a-t-il pas voulu operer ce miracle parce que son Pere ne l'avoit pas fait. Le vray enfant de Dieu mangeroit plustost la pierre que de la convertir en pain. Il faut regarder l'intention de la divine Majesté au temps de la tentation; non pas que nous puissions penser ni dire que c'est Dieu qui nous tente; oh non, car il ne le peut, ains il permet que nous soyons tentés et exercés. Et pourquoy, sinon pour nous gendarmer, fortifier et rendre vaillans et courageux en son service pour la conqueste des vrayes et solides vertus? C'est un abus de croire de les pouvoir acquerir et parvenir à la [24] perfection sans estre tenté des vices contraires. Vaines sont les pensées des personnes du monde qui croyent que les ames pieuses ne sont point tentées; mais plus vaines et frivoles sont les plaintes et complaintes que les ames devotes font de leurs tentations et aridités, puisqu'elles peuvent beaucoup gagner par icelles.

            Or, le diable estant rejetté par nostre Maistre ne perdit pas courage, ains le prit et le porta sur le pinacle du Temple, et luy dit: Si tu es Fils de Dieu, jette toy en bas, car il est escrit que les Anges te porteront entre leurs bras, de peur que tu ne heurtes de ton pied à la pierre. Et Nostre Seigneur ne le voulut pas pour plusieurs raysons, dont en voicy une: ce fut pour nous monstrer que si bien nous sommes portés par le diable en un lieu haut et sureminent comme est la Religion, par quelques intentions perverses, voire mesme de despit, que nous n'en devons pas descendre, ains y devons demeurer, car Dieu sçaura bien convertir nostre mauvaise intention en une bonne. Jesus luy dit donques: Je ne le feray pas, car il est escrit: Tu ne tenteras point le Seigneur. Il y en a plusieurs qui ayans un grand desir de la perfection, veulent se precipiter pour y parvenir. Ils entendent raconter que les Saints ont accompli des œuvres admirables: les uns se sont precipités pour estre martyrisés pour Dieu, les autres ont jeusné les semaines entieres, et ainsy des autres. Ils disent: Puisque les Saints ont fait cela, nous le voulons faire aussi. Vous vous trompez: les Saints ne sont pas parvenus à la sainteté par là, ains ils ont agi ainsy parce qu'ils estoyent saints. Ceux qui se sont precipités l'ont fait par des particulieres inspirations de Dieu, car autrement ils eussent peché.

            Il ne faut donc pas faire ce que vous dites, que vous aymez mieux employer à vostre sanctification quarante jours de jeusne que de traisner tant à vous perfectionner. Oh non, cela ne vous rendra pas saintes, mais ouy bien une longue perseverance à vous bien mortifier, et à endurer amoureusement les mortifications, tentations, aridités et afflictions qui vous surviendront en cette vie, [25] resistant aux tentations et appliquant les remedes à vos peines, avec beaucoup de patience et d'humilité, avec resignation à souffrir autant et aussi longuement qu'il plaira à la divine Majesté, sans jamais vous laisser aller à aucun desir d'en estre affranchies. Il faut que chacun marche en sa voye: la voye des Saints estoit de faire ce qu'ils faisoyent, mais la vostre c'est de parvenir, ou tascher de parvenir à la perfection peu à peu, et non pas tout d'un coup comme vous voudriez. [26]

 

IV. Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême

 

23 février 1614

 

(INÉDIT)

 

            L'Eglise au premier Dimanche de Caresme nous fait voir la tentation de Jesus Christ, au second, sa Transfiguration et la gloire de la Hierusalem celeste, et au troisiesme, la providence de Dieu envers ceux qui, ayans appris de Nostre Seigneur à vaillamment combattre, l'ont fait si fidellement qu'ils ont merité la recompense qu'il leur monstre apres la bataille. Nous ferons aujourd'huy quelques petites considerations par lesquelles nous monstrerons qu'il y a quatre degrés en l'oraison; mais avant tout cela, disons trois paroles.

            L'ame de Nostre Seigneur fut bienheureuse dès l'instant de sa conception; elle ressembloit à l'eschelle de Jacob, laquelle de l'un des bouts touchoit le ciel et de l'autre la terre. Il en estoit tout de mesme de la sainte ame de nostre Maistre, car sa partie superieure estoit appuyée dans le sein de son Pere, et sa partie inferieure touchoit la terre par le choix qu'il avoit fait de nos miseres, peines et langueurs. Or cela estant, nous voyons clairement que le mystere de la Transfiguration ne fut point un miracle, ains une cessation de miracle, puisque les dots de gloire qui enrichissoyent la partie superieure de cette benite ame estoyent aussi deües à la partie inferieure qui n'en jouissoit toutefois aucunement, ains estoit abandonnée et delaissée à la merci de toutes nos misere et calamités; tout ainsy qu'une grande source [27] rejaillissant au sommet d'une haute montagne, retiendroit ses eaux sans s'escouler par les vallons. A l'heure de la Transfiguration, ce miracle cessa pour ce temps là, Nostre Seigneur laissant jouir sa partie inferieure de la gloire et consolation de sa partie superieure.

            Plusieurs ames devotes demanderont peut estre comment est-ce que nous connoistrons que nous nous avançons à l'oraison, et par le moyen de l'oraison, à la perfection. C'est vrayement par le moyen de l'oraison que l'on parvient à la perfection, et saint Bernard, apres en avoir marqué d'autres, dit que celuy ci les surpasse tous. Les quatre considerations que je m'en vay deduire vous monstreront assez si vous faites de l'avancement, puisque ce sont des excellens degrés de perfection.

            La premiere consideration est celle cy: Jesus estant monté sur la montagne se mit à prier, et estant en priere il fut transfiguré, et sa face devint plus reluisante que le soleil et ses vestemens blancs comme la neige. Or, nous connoissons que nostre oraison est bonne et que nous nous avançons en icelle, si, lors que nous en sortons, nous avons, à l'imitation de Nostre Seigneur, la face reluisante comme le soleil et nos habits blancs comme la neige; je veux dire, si nostre face reluit de charité et nostre corps de chasteté. La charité est la pureté de l'ame, car elle ne peut supporter en nos cœurs aucune affection impure ou qui soit contraire à Celuy qu'elle ayme (la charité et l'amour n'est qu'une mesme chose); et la chasteté est la charité du corps, d'autant qu'elle rejette toutes sortes d'impuretés. Si, au sortir de l'oraison, vous avez un visage renfrogné et chagrin, l'on voit assez que vous n'avez pas fait l'oraison comme vous deviez.

            La seconde consideration est sur ce que les Apostres virent Moyse et Elie qui parloyent à Nostre Seigneur de l'exces qu'il devoit faire en Hierusalem. Voyez-vous, emmy la Transfiguration l'on parle de la Passion; car cet exces n'estoit autre que la Passion. Nostre divin Maistre faisoit ses exces bien d'autre façon que non pas nous autres; car nous, nous jettons de bas en haut. [28] Exces veut dire extase: il parloit donques de l'exces. Quel exces? Celuy ci, que Dieu descende de sa gloire supreme. Et pour quoy faire? Pour prendre nostre humanité et se rendre sujet aux hommes, voire mesme à toutes les miseres humaines, jusques là qu'estant immortel il s'est rendu sujet à la mort et à la mort de la croix. L'amour ne se repaist point comme nous pensons. Nostre Seigneur parle donques de sa Passion et de sa Mort parce que c'est le souverain acte de son amour; aussi les Bienheureux, en la gloire eternelle, ne parleront ni ne se resjouiront de rien tant que de cette mort. On doit par consequent emmy la consolation se resouvenir de la Passion. Non certes, il ne faut pas dire comme saint Pierre: Il est bon que nous soyons icy, mais: Il est bon que nous passions par icy pour aller à la montagne de Calvaire.

            Il faut monter sur la montagne de Thabor pour y estre consolé, direz-vous, car cela pousse et fait avancer les ames foibles qui n'ont pas le courage de faire le bien sans y sentir de la satisfaction. Ha certes, pardonnez moy, la vraye perfection ne s'acquiert point emmy la consolation. Hé, ne le voyez-vous pas en nostre mystere d'aujourd'huy? Ces trois Apostres ayans veu la gloire de Nostre Seigneur ne laisserent par apres de le quitter en sa Passion, et saint Pierre qui avoit parlé tousjours plus hardiment, commit neanmoins un tres grand peché reniant son Maistre. On descend de la montagne de Thabor pecheur, mais au contraire on descend de celle de Calvaire justifié; cela s'entend quand on s'y tient ferme au pied de la Croix comme Nostre Dame, qui est le parangon de tout ce qui est de beau et d'excellent au Ciel et en la terre. Saint Jean y demeura ferme aux pieds de son Maistre, et jamais plus on ne trouve qu'il commit des pechés. L'on est veritablement fort en crainte emmy la consolation, car on ne sçait si on ayme les consolations de Dieu, ou bien le Dieu des consolations; mais en l'affliction il n'y a rien à craindre, pourveu qu'on soit fidelle, d'autant qu'il n'y a rien de delectable. Voyla donques quant à la seconde consideration. [29]

            Je fais la troisiesme sur ce que l'on entendit la voix du Pere eternel qui dit: Celuy ci est mon Fils bien aymé, escoutez-le. Il faut donques obeir au Pere eternel en suivant Nostre Seigneur pour ouyr sa parole. Et voyci comme nous sommes enseignés que tous, de quelle condition qu'ils soyent, doivent prier et faire oraison, car c'est là où principalement ce divin Maistre nous parle. Je ne dis pas que nous devons faire autant d'oraison les uns que les autres, car il ne seroit pas à propos que ceux qui ont beaucoup d'affaires demeurassent aussi longuement en oraison que les Religieux. Je dis bien neanmoins que si vous voulez bien faire vostre devoir, il faut que vous priiez Dieu, et c'est en l'oraison que nous apprenons à bien faire ce que nous faisons. Quand Nostre Seigneur a voulu accomplir quelque grande chose il s'est mis en oraison, mais non pas en une simple oraison faite sans preparation, ains il se retiroit en la montagne et entrait en la solitude. Avant de commencer sa predication et la conversion des ames, il s'y retira quarante jours. Aujourd'huy il se veut transfigurer et faire voir un eschantillon de sa gloire à ses trois Apostres, il se met en oraison et en extase, et y estant, il fut veu la face plus reluisante que le soleil et ses vestemens plus blancs que neige; et c'est nostre premiere consideration. Apres, il est veu entre Moyse et Elie, parlant de l'exces qu'il devoit faire en Hierusalem; et celle cy est la seconde. Ensuite l'on entend la voix du Pere eternel qui dit: Celuy ci est mon Fils bien aymé, escoutez le; le troisiesme degré de l'oraison, voire mesme de la perfection, est donc d'obeir au Pere en escoutant son Fils.

            Mais il ne servirait de rien de l'escouter. si nous ne faisions ce qu'il nous dit, observant fidellement ses commandemens et ses volontés. Or, pour l'escouter volontiers il s'en trouverait plusieurs; beaucoup aussi qui le voudroyent suivre en la montagne de Thabor, mais fort peu en celle de Calvaire. L'une est neanmoins plus profitable que l'autre; comme de mesme il y a plus de profit à accomplir la volonté de Dieu, ou bien à l'aymer en quelque evenement qui nous contrarie, que non pas à [30] escouter parler Nostre Seigneur emmy la consolation que l'on reçoit aucunefois en l'oraison.

            Je passe à la quatriesme consideration. Les Apostres estans relevés (car ils tomberent sur leur face entendant la voix du Pere eternel), ne virent plus que Jesus seul. Cecy est le souverain degré de la perfection, de ne voir plus que Nostre Seigneur en quoy que nous fassions. Plusieurs s'empescheront bien de regarder les hommes et les choses de ce monde, mais il en est extremement peu qui ne se regardent point eux mesmes; ains les plus spirituels recherchent et choisissent entre les exercices de devotion ceux qui sont plus à leur goust et plus conformes à leurs inclinations. Il ne faut cependant voir que Dieu, ne chercher plus que luy, ni avoir aucune affection que pour luy, et nous serons bienheureux. Les ames qui sont parvenues à ce degré de perfection ont un soin tout particulier de regarder et se tenir aupres de Nostre Seigneur crucifié sur le Calvaire, parce qu'elles l'y trouvent plus seul qu'en nul autre lieu. Amen. [31]

 

V. Sermon pour le Dimanche des Rameaux

 

23 mars 1614

 

(INÉDIT)

 

            Digne d'admiration et plein de merveilles est le mystere d'aujourd'huy, à cause de sa grande simplicité exterieure. Nostre Seigneur veut entrer en Hierusalem en magnificence royale, monté sur une asnesse. C'estoit sa coustume de retenir toute sa gloire et sa splendeur au dedans, ne laissant paroistre en l'exterieur qu'abjection, bassesse et simplicité. Je suis donques porté, pour suivre nostre Sauveur, à parler maintenant fort simplement. Et pour ce faire, je considere premierement pourquoy il choisit cet animal pour faire sa parade et s'en servir en cet appareil royal, veu que l'asnesse est un animal immonde et grandement desplaisant à cause de sa tardiveté et paresse, vice que Nostre Seigneur a tellement en horreur, que s'addressant à un Evesque il luy mande: Mieux vaudroit pour toy que tu fusses froid ou chaud; mais parce que tu es tiede je te vomiray. Il y a une malediction particuliere pour ceux qui font l'œuvre de Dieu negligemment; mieux vaudroit sans doute estre du tout froid, parce qu'à la fin on viendroit à reconnoistre sa misere en sentant sa froideur, et se retourneroit-on avec ardeur du costé de la divine Majesté pour estre secouru. L'on ne peut dire combien Dieu hait la negligence. Ou il faut travailler diligemment et courageusement à son service, ou il le faut quitter du tout et suivre la piste du diable; ou il [32] faut regarder ardemment le Ciel pour y aspirer, ou bien se precipiter tout d'un coup aux enfers.

            Mais d'autant qu'il n'y a creature si malheureuse qui n'ait quelque chose de bon, l'asnesse a une grande simplicité: elle est sans artifice, sans destour et sans fiel; c'est pour cela que Nostre Seigneur l'a choisie, car il n'y a point de vertu que Dieu ayme tant et qui l'attire davantage dans une ame que la simplicité. Aussi voyons nous qu'il la recommande fort particulierement à ses Apostres quand il dit: Soyez prudens comme le serpent et simples comme la colombe. Disons quelque chose de cette vertu.

            Pour entendre que c'est que simplicité, nous devons premierement sçavoir qu'il y a trois vertus qui ont un tel cousinage et ressemblance qu'il semble n'y avoir point de difference entre elles: la verité, la pureté et la simplicité. La verité n'est autre chose sinon nous monstrer tels en l'exterieur que nous sommes en l'interieur; car le mensonge gist à dire ou à faire quelque chose contraire à nostre sentiment interieur. La pureté est une vertu qui ne peut souffrir aucune souilleure de peché en nos cœurs. Une ame pure n'a point ses intentions meslées, ains elle n'en a qu'une en tout ce qu'elle fait. Aller à l'eglise pour prier Dieu, et avoir encores intention d'y parler à quelqu'un avec qui l'on a affaire, c'est une intention impure, car elle est meslée. Un autre exemple: aller à l'oraison pour adorer Dieu, et y joindre l'intention d'obtenir des consolations, qui ne voit que cela est impur? La pureté donques n'a qu'une seule intention, ou au moins n'en conserve point d'impure et qui ne tende à la gloire de Dieu.

            Mais la simplicité surpasse ces deux vertus, d'autant qu'elle regarde droit à Dieu. L'Espoux, au Cantique des Cantiques, nous le fait bien voir quand il asseure que son Espouse luy a ravi le cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux; voulant dire: Ma mie, ma toute chere, ma colombe, tu m'as regardé de tes deux yeux, mais maintenant tu as fermé l'œil gauche avec lequel tu voyois les recompenses eternelles, parce que [33] tu en es toute asseurée en perseverant en mon amour; tu ne regardes donques plus que moy, ni ne penses plus qu'en moy, car tes cheveux, à sçavoir tes pensées, tu les as toutes reduites en une qui est pour moy, c'est pourquoy tu m'as ravi le cœur. Cecy est la parfaite simplicité, de n'avoir en tout ce que l'on fait qu'une seule et unique pretention de plaire à Dieu, et c'est ce que Nostre Seigneur voulut enseigner à ses Apostres quand il leur recommanda d'estre prudens comme le serpent et simples comme la colombe. Je sçay bien, vouloit-il dire, que conversant parmi les hommes il faut que vous ayez de la prudence pour assembler diverses sortes de pretentions, mais aussi je veux que vous soyez simples, en les reduisant toutes en une, qui est ma plus grande gloire.

            Le trouble et l'inquietude que l'on a, voire mesme pour ce qui est de l'avancement de nos ames en la perfection, est contraire à la parfaite simplicité, puisque cette vertu consiste en une certaine tranquillité de cœur et paix interieure de l'ame qui se tient comme Magdeleine aux pieds de Nostre Seigneur, tandis que Marthe s'empresse. C'est pourquoy il la reprend, car si elle eust eu simplement soin de le bien servir, elle n'eust pas assemblé tant de pretentions pour que tout fust en bon ordre, et n'eust pas esté reprise. L'ame simple veut bien travailler pour se rendre parfaite, puisque Dieu le veut, mais elle ne s'empresse point, ains en laisse l'evenement au divin bon playsir. Cela soit dit quant à la premiere consideration.

            Nostre Sauveur donques, voulant estre monté sur une asnesse pour entrer en Hierusalem, dit à deux de ses Apostres: Allez vous-en au village qui est proche, entrez en une telle maison, desliez l'asnesse et l'asnon, et me les amenez; et si l'on vous dit quelque chose, dites que le Seigneur en a besoin. Ces deux disciples partent tout incontinent. Voyez-vous, ce sont des bons Religieux, d'autant qu'ils obeissent tout promptement, sans replique. Les Religieux de ce temps cy eussent bien esté plus discrets, car ils eussent au moins respondu : [34] O Maistre, si nous faisons cela, qu'est ce qu'on dira? On le trouvera mauvais, cela nuira à vostre reputation. Mais ces bonnes gens ne disent mot, ains vont simplement; et ils rencontrerent aussi des bonnes gens et bien simples, car ayant deslié l'asnesse, ceux à qui elle estoit demanderent seulement: Que voulez vous faire? Et les Apostres respondant: Le Seigneur en a besoin, ils ne repliquerent pas un mot. O que cecy devroit faire grand honte à tant de personnes qui sont si curieuses qu'elles veulent sçavoir le pourquoy de tout ce que Dieu fait! Qu'il vous suffise que le Seigneur en a besoin.

            Desliez l'asnesse et l'asnon; et c'est ce que je considere secondement. Qu'est-ce que deslier l'asnesse et l'asnon? C'est deslier l'ame et l'amour qui est son asnon. Qu'est-ce que deslier l'ame? C'est la deslier et destacher du peché par le moyen d'une bonne confession; car chacun sçait que l'ame qui est en estat de peché est attachée et engagée dans les liens et filets du diable. Nul ne peut comprendre le bonheur d'une ame qui est desliée et conduite à Nostre Seigneur par le moyen de la grace; mais, o Dieu, combien plus grand est le bonheur de celle de qui l'on deslie encores l'amour! Et pourquoy deslier l'ame et l'amour? Parce que le Seigneur en a besoin: de l'ame pour la sauver, et de l'amour pour luy estre reservé. Dieu desire tellement cet amour qu'il le veut tout avoir, et l'amour affectif et l'amour effectif. C'est l'amour affectif qui nous cause tant de grans desirs de travailler pour la gloire de Dieu et de nous rendre parfaits; mais il veut principalement l'amour effectif, car il ne nous servira de gueres d'affectionner fort sa sainte volonté si nous n'aymons qu'elle soit accomplie en nous en l'affliction comme en la prosperité. Et que nul ne demande pourquoy Dieu veut tout l'amour, car on ne le sçauroit dire, sinon parce qu'il en a besoin pour faire des choses si excellentes et si grandes en l'ame qui le luy donne tout, que nul esprit humain ne les peut sçavoir ni comprendre.

            Mais, o Dieu, il faut que cet amour soit pur, qu'il nous fasse entreprendre la prattique de toutes les vertus [35] egalement, et non pas selon nostre choix; car bien souvent nous nous faschons dequoy nous avons fait quelque legere faute en la vertu que nous affectionnons, et ne nous mettons point en peine d'avoir fait un defaut beaucoup plus grand en une autre vertu qui sera peut estre plus excellente. Par exemple, aucun seroit fort fasché d'avoir laissé entrer dans sa bouche quelque morceau superflu, à cause du grand amour qu'il porte à la sobrieté, et cependant ne se feindra point d'en laisser sortir beaucoup de paroles contraires à la charité. Il y a une heresie en la charité comme il y en a une en la foy. L'heresie n'est autre chose sinon le choix que l'on fait d'accorder creance à quelques uns des articles de la foy, ne voulant pas croire les autres. Tout de mesme en est-il de la charité: choisir un des commandemens de Dieu sans les vouloir observer et honnorer tous, c'est estre heretique en la charité. Il faut honnorer et estimer toutes les vertus parce qu'elles nous rendent fort aggreables à Dieu, et non pas les prattiquer et nous y affectionner parce que nostre esprit y a quelque correspondance.

            Je passe à la troisiesme consideration. Nostre Seigneur s'acheminant en Hierusalem, ceux de la ville luy vindrent au devant, et coupoyent des rameaux et branches d'olive et de palme pour parer le chemin par où il passoit. Chacun sçait que la palme est donnée aux martyrs en signe de la victoire qu'ils ont remportée sur tous leurs ennemis; mais l'olive represente les confesseurs qui ont beaucoup fait pour la gloire de Dieu en temps de paix, car aussi l'olive est le hieroglifique de la paix. On le voit en ce que Dieu estant apaisé apres avoir si justement puni les hommes par le deluge, il envoya à Noé, qui estoit dans l'arche, une branche d'olivier par la colombe. Mais si bien la palme appartient et represente particulierement les martyrs, elle appartient aussi aux confesseurs, car la vie des justes est un continuel martyre. Ils sont en un continuel combat contre leurs ennemis, qui sont leurs propres passions et inclinations, desquelles en fin ils demeurent [36] maistres, les assujettissant toutes à la rayson, qui n'est pas une petite victoire, ains est plus grande que de conquerir et gagner plusieurs villes.

            Je fais la quatriesme consideration sur ce que ce peuple jettoit ses habits par les rues où passoit Nostre Seigneur, pour embellir le pavé. Que representent, je vous supplie, ces habits jettés sous les pieds du Sauveur? En latin, habit et habitude c'est la mesme chose; or ces bonnes gens nous apprennent que si nous voulons bien honnorer nostre divin Maistre entant que nous le pouvons, il faut que nous jettions devant luy et sousmettions à ses pieds toutes nos habitudes, tant bonnes que mauvaises. Qui, je vous prie, trouverons-nous qui jette ses vertus aux pieds de Nostre Seigneur, se sousmettant à ne les vouloir posseder que pour l'en honnorer, et ne les voulant avoir pour son contentement particulier ou bien pour en estre estimé?

            Voicy une histoire qui fait à mon propos. Un jour que les princes d'Israël estoyent tous reunis, Dieu parla à Elisée, luy commandant d'envoyer un fils des Prophetes en cette assemblée pour sacrer roy l'un de ces princes. Il appella donques l'un de ces enfans et luy bailla une fiole d'huile, luy enjoignant de la part de Dieu de s'y en aller, sans s'amuser à parler à personne, ains qu'il demandast simplement le prince qu'il luy nomma; et l'ayant trouvé, qu'il le tirast à part, luy vidast son huile sur la teste en luy disant: De la part de Dieu, je te sacre roy d'Israël; et puis, qu'il s'en retournast sans faire autre chose.

            Remarquez en passant, je vous supplie, la simplicité de l'obeissance de ce fils de Prophete; c'estoit un bon Religieux, car il fit tout ainsy qu'on luy avoit commandé. O les Religieux de ce temps icy eussent bien esté plus discrets, car ils eussent au moins salué la compagnie, d'autant qu'il ne faut pas estre incivil; ou bien ils eussent recommandé au roy tout plein d'affaires pieuses apres l'avoir sacré. Or, il ne faut jamais contrevenir à l'obeissance pour la prattique d'aucunes vertus, puisqu'il n'y en a point de plus necessaire aux Religieux. [37] Mays cecy n'est pas tout ce que je veux dire. Ce que je veux dire est qu'apres que ce fils de Prophete eut fait sa charge en la façon qu'on luy avoit commandée, il se retira, sans craindre qu'on le jugeast ni fol ni incivil, et sans faire aucune chose pour eviter l'abjection qui luy devoit venir en obeissant simplement, preferant ainsy la simplicité de l'obeissance à sa reputation.

            Cecy n'est pas encores tout ce que je pretens de remarquer en cette histoire; le voicy. Celuy qui avoit esté creé roy, s'en retourna à l'assemblée et dit aux autres princes: Cet enfant que vous avez veu qui m'a parlé, n'est point fol comme vous croyez; et leur raconta tout ce qui s'estoit passé entre eux deux. Lors tous commencerent à despouiller leurs robes et les mirent toutes l'une sur l'autre, de sorte qu'ils en firent un throsne sur lequel ils assirent le nouveau roy; apres quoy ils se prindrent tous à crier: Vive le roy! monstrant par cet acte qu'ils se sousmettoyent à luy le plus parfaitement qu'il leur estoit possible. Cet exemple confirme ce que j'ay ja dit, et de plus nous sommes enseignés que si nous voulons crier veritablement vive le Roy, il faut que nous nous despouillions de tout, voire mesme que nous aneantissions toutes nos passions, humeurs et inclinations, les sousmettant avec tout nostre estre aux pieds de la divine Majesté pour estre parfaitement sujets à sa sainte volonté; car l'on ne peut dire vive le Roy, pendant qu'il y a des rebelles en son royaume. Amen. [38]

 

VI. Sermon pour le Vendredi-Saint

 

28 mars 1614

 

            Nostre Seigneur a choisi la mort de la croix pour nous tesmoigner son amour, d'autant que l'amour qu'il avoit pour nous ne pouvoit se satisfaire en choisissant une mort plus douce. Plus on ayme, plus on desire de souffrir pour la chose aymée. Oh! il ne faut pas penser que Nostre Seigneur ait voulu mourir seulement pour nous racheter, car un seul de ses souspirs, à cause de la dignité et merite du Souspirant, suffisoit pour nous sauver et delivrer des mains de nos ennemis; mais cet amour infini ne pouvoit pas estre content s'il ne mouroit de l'amour mesme. Rien ne tesmoigne tant l'amour que de mettre sa vie pour la chose aymée, comme Nostre Seigneur mesme l'a dit. Chose admirable que Dieu nous ayt tant aymés que de laisser mourir son Fils pour nous, qui avions merité la mort! Nostre Maistre ne s'est pas contenté de mourir pour nous d'une mort commune, mais a choisi la plus pleine d'abjection et d'ignominie qui se pouvoit jamais penser. O Dieu, [39] que vos secrets jugemens sont admirables et incomprehensibles! Admirables et tres grans sont ceux que nous sçavons et comprenons, mais bien plus, sans nulle comparaison, sont grans et aymables ceux que nous ne sçavons pas. Le Fils de Dieu est reduit sur une croix; et qui l'y a mis? Certes, ç'a esté l'amour. Or, puisqu'il est certain qu'il est mort d'amour pour nous, le moins que nous devions faire pour luy c'est de vivre d'amour. A l'amour rien n'est impossible; il destruira tout ce qui est en nous qui est desaggreable à la divine Majesté.

            L'autre rayson pour laquelle Nostre Seigneur et nostre Maistre a choisi la mort de la croix est pour nous enseigner la prattique de l'humilité, estant bien convenable que nostre orgueil fust confondu par la vertu contraire. Adam se vouloit rendre semblable à Dieu, voulant vivre de sa vie, comme l'ennemy l'en avoit asseuré quand il prevariqua le commandement de la divine Majesté. Remarquez icy, je vous prie, l'infinie bonté du Sauveur qui voulut mourir de la mort des hommes, pour nous faire vivre, selon la pretention d'Adam, de la vie de Dieu. Mais pour voir l'humilité de Nostre Seigneur, escoutons ce qu'en escrit saint Paul: Quand il estoit le Fils de Dieu, il s'est vuidé de luy mesme; c'est à dire qu'il a pour un temps resserré toute sa gloire en la partie superieure de son ame, laissant sa partie inferieure exposée à la mercy de toutes les souffrances, abjections et repugnances qui luy devoyent arriver en sa Passion. O Dieu, que cecy est admirable, que le Verbe eternel s'aneantisse et se demette de sa propre gloire pour des creatures qui correspondent si peu à son amour! Il s'est rendu obeissant jusques à la mort, et jusques à la mort de la croix; il est bien raysonnable que nous luy soyons obeissans jusques à la mort, voire jusques à la mort de la croix, pour luy tesmoigner nostre amour. Il s'en trouve qui mesprisent la mort en l'embrassant de bon cœur, pourveu qu'elle soit accompagnée de gloire. Mais, o Dieu, il ne faut pas la choisir à nostre gré, ains l'accepter de bon cœur telle qu'elle nous arrivera selon le divin [40] bon playsir; je ne dis pas seulement la mort, mais toutes sortes de peines, d'afflictions, de contradictions et abjections. Encor ne sera-ce pas grand chose, puisque nostre misere est si grande que cela seul luy appartient.

            La troisiesme rayson pour laquelle nostre Maistre choisit la mort de la croix fut pour nous affermir en la constance, voyant qu'il a souffert si longuement et tant d'ignominies. Un souspir eslancé devant son Pere suffisoit pour nous sauver, comme j'ay desja dit; mais sa Bonté voyoit bien qu'il failloit qu'il nous donnast exemple de tout ce que nous devions faire. C'est pourquoy, voulant mourir, il ne choisit pas d'estre estouffé ni estranglé, qui est une mort bien plus courte que celle de la croix; nous monstrant par ce choix que nous ne nous devons point ennuyer de la longueur ni de la quantité de nos souffrances, voire durassent-elles jusques à la fin de nostre vie, puisqu'elles ne sçauroyent jamais approcher ni entrer en comparaison avec celles qu'il a endurées pour nous. Il faut aggrandir nos courages et imiter celuy de nostre Capitaine, ne nous rendre jamais, ains combattre vaillamment jusques à la mort, sans nous estonner de la quantité de nos ennemis. Nous aurions voirement rayson d'en demeurer surpris si nous nous appuyions en nos forces, mais il faut se confier en la vertu de Dieu qui est pour nous si nous combattons pour son amour, et dire à l'imitation de son Apostre: Je suis plus fort lors que je me sens plus foible. Et si bien nous commettons des imperfections en combattant, il ne s'en faut point estonner ni perdre courage, tant que nous avons la volonté de nous amender.

            Je demande maintenant pourquoy Nostre Seigneur voulut estre tout nud sur la croix. La premiere rayson fut pour ce que, par sa mort, il vouloit remettre l'homme en l'estat d'innocence, et les habits que nous portons sont la marque du peché. Ne sçavez-vous pas qu'Adam tout aussi tost qu'il eut prevariqué commença à avoir honte de luy mesme, et se fit au mieux qu'il peut des vestemens de feuilles de figuier? car devant le peché il n'y avoit point d'habits et Adam estoit tout nud. Le Sauveur [41] par sa nudité monstroit qu'il estoit la pureté mesme, et de plus, qu'il remettoit les hommes en estat d'innocence. Mais la principale rayson fut pour nous enseigner comment il faut, si nous voulons luy plaire, nous despouiller et reduire nostre cœur en la mesme nudité qu'estoit son sacré corps, le despouillant de toutes sortes d'affections et pretentions, à fin qu'il n'ayme ni desire autre que luy. C'est le second fruit de la meditation de la Passion que ce despouillement, car le premier c'est l'amour. Un jour le grand abbé Serapion fut trouvé tout nud emmi une rue par quelques uns de ses amis; ceux-cy, meus de compassion, luy dirent: Qui vous a mis en tel estat et qui vous a osté vos habits, mon cher ami? Oh, dit-il, «c'est ce livre qui m'a ainsy despouillé,» parlant du livre des Evangiles qu'il tenoit. Et moy je vous asseure que rien n'est si propre pour nous conduire à une entiere resolution de nous despouiller, que la consideration de l'incomparable despouillement et nudité du Sauveur crucifié.

            Je considere que les Juifs, ayant crucifié Nostre Seigneur tout nud, luy laisserent la couronne d'espines sur la teste, et je crois, quoy que leur intention ne fust pas telle, que c'estoit pour tesmoigner que si bien il paroissoit tant mesprisé et deshonnoré, il ne laissoit pas d'estre vrayement Roy. Mais nostre Maistre voulut qu'on luy laissast cette couronne pour nous monstrer qu'il faut que nous ayons nos testes couronnées d'espines par une entiere mortification de nostre propre jugement, opinions, passions, humeurs et propre volonté; car c'est en la teste que l'ame fait ses principales fonctions. La Sainte Escriture raconte que pendant que ce malheureux garçon Absalon s'enfuyoit pour se sauver de devant ses ennemis (car il avoit perdu la bataille), ses cheveux estans grans s'entortillerent autour d'un arbre où il fut retenu. Les anciens Peres considerant cecy, disent qu'il ne faut pas, à cause de la meschanceté d'Absalon, faire une comparaison ni penser qu'il soit une figure de Nostre Seigneur; mais qu'il represente plustost les hommes pecheurs, qui doivent estre attachés à l'arbre [42] de la Croix par toutes leurs pensées, qui sont signifiées par leurs cheveux.

            Que me reste-t-il plus à adjouster, sinon à vous convier d'escouter ce que saint Paul nous recommande aujourd'huy, qui est que nous taschions de ressentir en nous ce que nostre Maistre a ressenti en ce jour pour nous? Qu'est-ce que ce grand Saint veut dire? Veut-il que nous ressentions un amour purement affectif pour Nostre Seigneur sur la croix? veut-il que nous pleurions de compassion? O non, ce n'est pas ce que le Sauveur demande de nous que l'amour affectif qui nous fait jetter des larmes ou nous cause tant de desirs sans effects; l'enfer est plein de ces desirs. Vaines sont ces tendretés, que nous voudrions pourtant avoir comme si nostre bien dependoit d'elles; il ne les faut ni desirer ni rechercher. Cela appartient aux esprits foibles de dependre de ces sentimens qui ne servent pour l'ordinaire que d'amusement. C'est l'amour effectif que Nostre Seigneur demande, et c'est celuy-là, avec l'amour affectif, qu'il nous a monstré sur la croix, joignant fort bien l'un de ces amours à l'autre.

            Mais voulez-vous sçavoir ce qu'il a ressenti et ce que saint Paul veut que nous ressentions avec luy? C'est cet aneantissement. Il s'est vuidé de luy mesme; il faut que nous le fassions aussi, nous aneantissant jusques à nostre rien, et nous vuidant tant qu'il nous sera possible de toutes nos passions, inclinations, aversions, repugnances au bien. De plus, il faut que nous gardions ce ressentiment le reste de nostre vie, sans vouloir jamais estre consolés de la mort de nostre divin Sauveur, ains que nos esprits gardent ce continuel regret, et soyent morts par la continuelle mortification de leurs superfluités, à l'imitation du grand saint Ignace qui disoit que l'on ne pensast pas qu'il vescust, puisqu'il avoit crucifié son amour, ou que son amour estoit crucifié. Il vouloit signifier qu'il avoit tellement mortifié son amour propre qu'il n'en avoit plus, ou qu'il l'avoit tout logé en Nostre Seigneur crucifié. Il avoit bien rayson, ce grand Saint, d'asseurer qu'il ne vivoit plus, car oster l'amour de nos ames c'est leur oster la vie. [43]

            Ne trouvez donques pas estrange si je dis qu'il faut que nos esprits soyent en continuel regret de la mort de nostre Maistre, puisque c'est la mort de nostre amour. Et comment ce divin Sauveur ne seroit-il l'amour de nos ames, veu qu'il est leur Espoux, et tout particuliement celuy des Religieuses? car les anciens Peres disent tout clair et hardiment qu'elles ont esté espousées par le Fils de Dieu, et fondent sur cette alliance les relations speciales que Dieu le Pere et Nostre Dame contractent avec elles. Le voile noir qu'elles portent les doit faire resouvenir qu'elles sont espouses d'un homme trespassé. Les mariages du monde se rompent et se desfont par la mort; mais celuy cy est bien au contraire, car il se fait en la mort et par la mort de nostre Sauveur et unique Maistre. Allez donques, et aymez tellement Celuy qui est mort pour nous unir à luy et pour nous tesmoigner son amour, que rien ne puisse vivre en vous que luy, à fin que vous puissiez dire avec saint Paul: Je vis, mais non pas moy, ains Jesus Christ vit en moy. En fin, l'amour a fait mourir nostre Maistre, il ne reste plus sinon que nous vivions d'amour pour luy; mais non pas d'un amour tel quel, ains d'un amour semblable au sien (je ne dis pas esgal, car il ne se peut), d'un amour fort et courageux qui croisse emmi les contradictions, sans se lasser jamais de combattre pour ce divin Amant.

            Soyons bien ayses de nous rendre semblables à luy en son abjection en cette vie, couronnant nos testes de la couronne d'espines, à l'imitation de ce grand roy de Hierusalem, Godefroy de Bouillon. Apres qu'il eut conquis la Terre Sainte pour la foy de Nostre Seigneur (car pour lors les infidelles la possedoyent), on voulut mettre une couronne d'or sur son chef; mais luy, commençant à s'escrier, la refusa disant: A Dieu ne plaise que je sois couronné d'une couronne d'or, où mon Sauveur et mon Maistre a esté couronné d'espines! Ha Dieu, il n'en sera pas ainsy; apportez-m'en une d'espines, telle que celle de mon Maistre, et j'en orneray mon chef. O que ce roy estoit grand en pieté! il le [44] monstra bien par cette action. Si nous choisissons en cette vie la couronne d'espines, indubitablement nous aurons celle d'or apres nostre mort, en l'eternité des Bienheureux, où nous jouirons pleinement de l'amour de ce cher Sauveur, qui ne desire rien tant que de nous voir brusler de ce feu sacré duquel il a dit qu'il l'a apporté en terre et qu'il ne l'a fait sinon à fin qu'il brusle. Amen. [45]

 

VII. Sermon pour le troisième Dimanche de Carême

 

22 mars 1615

 

            Saint Bernard, duquel la memoire est douce à ceux qui ont à parler de l'oraison, escrivant à un Evesque luy mandoit que tout ce qui luy estoit necessaire estoit de bien dire (s'entend d'enseigner, de parler), puis de bien faire en donnant bon exemple, en fin de vacquer à l'oraison. Et nous, addressant cecy à tous les Chrestiens, nous arresterons au troisiesme point qui est l'oraison.

            Remarquons d'abord en passant que, si bien nous condamnons certains heretiques de nostre temps qui tiennent que l'oraison est inutile, nous ne pretendons pas neanmoins, avec d'autres heretiques, qu'elle est seule suffisante pour nostre justification. Nous disons seulement qu'elle est tellement utile et necessaire que sans icelle nous ne sçaurions parvenir à aucun bien, d'autant qu'au moyen de l'oraison nous sommes enseignés à bien faire toutes nos actions.

            J'ay donques approuvé le desir qui m'esmeut à parler [46] de l'oraison, bien que ce ne soit pas mon dessein d'expliquer chaque espece d'icelle, parce que l'on en sçait plus par experience qu'il ne s'en peut dire. Aussi importe-t-il peu d'en sçavoir les noms, et je voudrois que jamais l'on ne demandast ni le nom ni quelle oraison l'on a; car s'il est vray, comme le dit saint Anthoine, que l'oraison en laquelle on s'apperçoit que l'on prie est imparfaite, aussi celle que l'on fait sans sçavoir comment on la fait et sans refleschir sur ce que l'on demande, monstre assez que l'ame est fort occupée en Dieu, et par consequent cette oraison est fort bonne. Nous traitterons donques ces quatre Dimanches suivans de la cause finale de l'oraison, de la cause efficiente, de celle qui ne se peut pas proprement appeller materielle, ains de son objet, et de la cause effective ou de l'oraison en elle mesme. Pour maintenant je ne parleray que de la cause finale; mais avant que d'entrer dans le sujet de l'oraison, il faut que je dise trois ou quatre petites choses qu'il est bon de sçavoir.

            Quatre actions appartiennent à nostre entendement: la simple pensée, l'estude, la meditation et la contemplation. La simple pensée est lors que nous allons courant sur une grande diversité de choses, sans aucune fin, comme font les mouches qui se vont posant sur les fleurs sans en pretendre tirer aucun suc, ains s'y posent seulement parce qu'elles s'y rencontrent. Ainsy nostre entendement passant d'une pensée à une autre, bien que ces pensées soyent de Dieu, si elles n'ont une fin, loin d'estre bonnes elles sont inutiles et nuisibles et apportent un grand empeschement à l'oraison.

            Une autre action de nostre entendement est l'estude, et celle cy se fait lors que nous considerons les choses seulement pour les sçavoir, pour les bien entendre et pour en pouvoir bien parler, sans avoir autre fin que de remplir nostre memoire; et en cela nous ressemblons aux hannetons qui se vont posant sur les roses, non pour autre fin que pour se saouler et se remplir le ventre. Or, de ces deux actes de nostre entendement nous n'en dirons pas davantage, parce qu'ils ne font pas à nostre propos. [47]

            Venons à la meditation. Pour sçavoir que c'est que meditation il faut entendre les paroles du roy Ezechias lors que la sentence de mort luy fut prononcée, laquelle fut despuis revoquée par sa penitence: Je crieray, dit-il, comme le poussin de l'arondelle, et mediteray comme la colombe au plus fort de ma douleur. Il vouloit dire: Lors que le petit de l'arondelle est tout seul et que sa mere est allée querir l'Herbe chelidoine pour luy faire recouvrer la veuë, il crie, il piole, d'autant qu'il ne sent plus sa mere proche de luy et qu'il ne voit goutte. Ainsy moy, ayant perdu ma mere qui est la grace, et ne voyant venir personne à mon secours, je crieray. Mais il adjouste: Et mediteray comme la colombe. Il faut sçavoir que tous les oyseaux ont accoustumé d'ouvrir le bec lors qu'ils chantent ou gazouillent, hormis la colombe, laquelle fait son petit chant ou gemissement retenant sa respiration au dedans d'elle, et par le groulement et retour qu'elle fait de son haleine sans la laisser sortir, en reussit son chant. De mesme, la meditation se fait lors que nous arrestons nostre entendement sur un mystere duquel nous pretendons tirer des bonnes affections, car si nous n'avions cette intention ce ne seroit plus meditation, ains estude. La meditation se fait donques pour esmouvoir les affections, et particulierement celle de l'amour; aussi la meditation est elle mere de l'amour de Dieu, et la contemplation, fille de l'amour de Dieu.

            Mais entre la meditation et la contemplation il y a une petition qui se fait, lors que apres avoir medité la bonté de Nostre Seigneur, son amour infini, sa toute puissance, nous entrons en confiance de luy demander et le prier de nous donner ce que nous desirons. Or, il y a trois sortes de demandes, lesquelles se font differemment: la premiere se fait par justice, la seconde se fait par authorité et la troisiesme se fait par grace. La demande qui se fait par justice ne se peut pas appeller priere, bien que nous usions de ce mot, parce que nous demandons une chose qui nous est deüe. Celle qui se fait par authorité ne se doit non plus appeller priere; aussi voit-on que si une personne qui a beaucoup d'authorité [48] dessus nous, comme sont peres, seigneurs ou maistres, use de ce mot de priere, nous luy disons incontinent: Vous pouvez commander, ou: Vos prieres me servent de commandement. Mais la vraye priere est celle qui se fait par grace, lors que nous demandons une chose qui ne nous est point deüe, et que nous la demandons à quelqu'un de fort sureminent par dessus nous, comme est Dieu.

            La quatriesme action de nostre entendement est la contemplation, laquelle n'est autre chose que se complaire au bien de Celuy que nous avons conneu en la meditation et que nous avons aymé par le moyen de cette connoissance. Cette complaisance fera nostre felicité là haut au Ciel.

            Il nous faut donques parler de la cause finale de l'oraison. Nous devons sçavoir premierement que toutes choses sont creées pour l'oraison, et que lors que Dieu crea l'Ange et l'homme il le fit à fin qu'ils le louassent eternellement là haut au Ciel, bien que ce soit la derniere chose que nous ferons, si derniere se peut appeller ce qui est eternel. Ce que pour mieux entendre, nous dirons que quand nous voulons faire quelque chose, nous regardons tousjours à la fin premier qu'à l'œuvre. Par exemple, si nous faisons bastir une eglise et que l'on nous demande pourquoy nous la faisons faire, nous respondrons que c'est pour nous y retirer, et là dedans chanter les louanges de Dieu; neanmoins ce sera la derniere chose que nous ferons. Une autre similitude: si vous entrez en la chambre d'un prince, vous y verrez une voliere de divers petits oyseaux qui sont dans une cage bien colorée et bien accommodée; et si vous voulez sçavoir la fin pour laquelle on les y a mis, c'est pour donner du playsir à leur maistre. Si vous allez regarder en un autre lieu, vous y verrez des esperviers, faucons et tels oyseaux de proye qui sont chaperonnés, et ceux là sont pour prendre la perdrix et autres oyseaux pour nourrir delicatement le prince. Mais Dieu qui n'est point carnassier, ne tient pas de ces oyseaux de proye, ains seulement des petits oyselets qui sont enfermés dans la voliere pour luy donner du playsir. Par ces petits oyselets [49] on represente les Religieux et Religieuses qui se sont volontairement renfermés ès monasteres pour chanter les louanges de leur Dieu; aussi leur principal exercice doit estre l'oraison et d'obeir à cette parole que Nostre Seigneur dit en l'Evangile: Priez sans cesser.

            Les anciens Chrestiens qui estoyent eslevés par saint Marc l'Evangeliste estoyent si assidus à l'oraison, que pour cela plusieurs des anciens Peres les surnommerent les supplians, et d'autres les appellerent medecins, parce que par le moyen de l'oraison, ils trouvoyent remede à tous leurs maux. On les nomma encores moines, parce qu'ils estoyent fort unis; aussi le nom de moine signifie-t-il unique. Les philosophes payens disoyent que l'homme est un arbre renversé, d'où nous pouvons conclure combien l'oraison est necessaire à l'homme, puisque l'arbre n'ayant suffisamment de terre pour couvrir ses racines, ne peut subsister; aussi l'homme qui n'a une particuliere attention aux choses celestes, ne sçauroit non plus subsister. Or l'oraison, suivant la pluspart des Peres, n'est autre chose qu'une «eslevation d'esprit aux choses celestes;» d'autres disent que c'est une demande; mais les deux opinions ne se contrarient point, car en eslevant nostre esprit à Dieu, nous luy pouvons demander ce qui nous semble estre necessaire.

            La principale demande que nous devons faire à Dieu c'est l'union de nos volontés à la sienne, et la cause finale de l'oraison consiste à ne vouloir que Dieu. Aussi toute la perfection y est-elle enclose, comme dit le Pere Gilles, compaignon de saint François, lors qu'un certain personnage luy demanda comme il pourrait faire pour estre bien tost parfait: «Donne,» respondit il, «l'une à l'un;» c'est à dire: Tu n'as qu'une ame et il n'est qu'un Dieu; donne luy ton ame et il se donnera à toy. La cause finale de l'oraison ne doit donques pas estre de vouloir ces tendretés et consolations que Nostre Seigneur donne aucunefois, puisque l'union ne consiste pas en cela, ains au vouloir de Dieu. [50]

 

VIII. Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême

 

29 mars 1615

 

            Nous avons maintenant à parler de la cause efficiente de l'oraison; il nous faut donques sçavoir qui peut et qui doit prier. La question seroit bien tost resolue si nous disions que tous les hommes peuvent prier et que tous le doivent faire, mais à fin de mieux satisfaire les esprits nous traitterons cette matiere plus au long.

            Premierement, il faut que nous sçachions que Dieu ne peut point prier, puisque la priere est une demande qui se fait par grace et qu'elle exige de nous une connoissance que nous avons besoin de quelque chose, car l'on n'a pas accoustumé de demander ce qu'on possede desja. Or, Dieu ne peut rien demander par grace, ains tout par authorité; de plus, il ne peut avoir besoin de rien, d'autant qu'il possede toutes choses: c'est donques tout asseuré que Dieu ne peut ni ne doit prier. Et cela soit dit quant à Dieu.

            Plusieurs des anciens Peres, et mesme saint Gregoire Nazianzene, enseignent que Nostre Seigneur Jesus Christ ne peut non plus prier (entant que Dieu il est tout evident, puisqu'il est un mesme Dieu avec son Pere; nous en avons desja parlé). Ils fondent leur opinion sur ce que ce divin Sauveur dit à ses Disciples: Je m'en vay à mon Pere, mais je ne dis pas que je prieray; et ils adjoustent: S'il ne dit pas qu'il va prier, pourquoy le dirons-nous, nous autres? L'autre partie des Peres tiennent que Nostre Seigneur prie, parce que son bien-aymé a escrit, en parlant de son Maistre, que nous avons un Advocat aupres du Pere. [51] Neanmoins les uns et les autres ne se contrarient pas, bien qu'il le semble, en la diversité de leurs opinions ; car il est certain que Nostre Seigneur Jesus Christ ne doit point prier, mais peut, par justice, demander à son Pere ce qu'il veut. Aussi voit-on que les advocats n'ont pas accoustumé de demander par grace, ains selon la justice, les droits desquels ils traittent. Le Sauveur ne demande pas sans bonnes enseignes, car il monstre ses playes à son Pere quand il veut en obtenir quelque chose. Pourtant, c'est une verité toute asseurée que si bien Nostre Seigneur demande ce qu'il veut par justice, il ne laisse pas, entant qu'homme, de s'humilier devant son Pere, luy parlant avec une si grande reverence et faisant de plus profonds actes d'humilité que jamais creature n'a sceu ni n'a peu faire; si que sa demande se peut appeller priere.

            Nous trouvons en quelques endroits de l'Escriture que le Saint Esprit a prié et qu'il a fait oraison. Cela ne se doit pas entendre qu'il ait prié, car il ne le peut, estant esgal au Pere et au Fils; mais cela veut dire qu'il a inspiré l'homme à faire une telle priere.

            Les Anges prient, et cela nous est monstré en plusieurs endroits de la Sainte Escriture. Mais pour les hommes qui sont au Ciel nous n'en avons pas tant de tesmoignages, parce que devant que Nostre Seigneur fust mort, ressuscité et monté au Ciel il n'y avoit point d'hommes en Paradis; ils estoyent tous au sein d'Abraham. C'est pourtant une chose toute claire que les Saints et les hommes qui sont en Paradis prient, puisque les Anges avec lesquels ils sont prient.

            Voyons maintenant si tous les hommes peuvent prier. Je dis qu'ouy, et que pas un ne se peut excuser de le faire, non pas mesme les heretiques. Aussi y eut-il une fois un payen qui fit une oraison si excellente qu'elle merita d'estre presentée devant le throsne de la divine Majesté; et Dieu luy octroya la grace de luy bailler le moyen d'estre instruit en la foy, et despuis fut un grand Saint emmy les Chrestiens. Il est vray que les grans pecheurs ont beaucoup de difficulté à faire [52] l'oraison. Ils ressemblent aux petits oyseaux lesquels dès qu'ils ont pris leurs panaches peuvent voler d'eux mesmes par le moyen de leurs aisles; mais s'ils se viennent poser sur le glu qu'on leur a preparé pour les prendre, qui ne voit que cette humeur visqueuse leur serrera les aisles et qu'apres ils ne pourront pas voler? Ainsy en arrive-t-il aux pecheurs, lesquels se meslent et se posent dessus l'humeur visqueuse des vices, si qu'ils se laissent tellement serrer au peché qu'ils ne peuvent se guinder au Ciel par l'oraison. Neanmoins, entant qu'ils sont capables de la grace, ils peuvent faire oraison. Il n'y a que le diable qui ne la puisse faire, parce qu'il n'y a que luy seul qui soit incapable d'amour.

            Il nous reste maintenant à declarer quelles sont les conditions qu'il faut avoir pour bien faire l'oraison. Je sçay bien que les anciens qui traittent cette matiere en rapportent beaucoup: les uns en comptent quinze, les autres, huit. Mais puisque ce nombre est si grand, je me restreins et n'en diray que trois. La premiere est qu'il faut estre petit en humilité; la seconde, grand en esperance, et la troisiesme, qu'il faut estre enté sur Jesus Christ crucifié.

            Parlons d'abord de la premiere qui n'est autre que cette mendicité spirituelle de laquelle Nostre Seigneur dit: Bienheureux sont les mendians d'esprit, car à eux appartient le Royaume des cieux. Et si bien aucuns des docteurs interpretent ainsy cette parole: Bienheureux les pauvres d'esprit, ces deux interpretations ne sont pas contraires, parce que tous les pauvres sont mendians s'ils ne sont glorieux, et tous les mendians sont pauvres s'ils ne sont avaritieux. Il faut donques, pour bien faire oraison, que nous reconnoissions que nous sommes pauvres et que nous nous humiliions grandement; car ne voyez-vous pas qu'un tireur d'arbalete quand il veut descocher un grand trait, plus il veut tirer haut et plus il tire la corde de son arc en bas? Ainsy faut-il que nous fassions quand nous voulons que nostre priere aille jusqu'au Ciel; il faut que nous nous approfondissions par la connoissance de nostre rien. [53] David nous advertit de le faire par ces paroles: Quand tu voudras faire oraison, dit-il, approfondis-toy tellement en l'abisme de ton neant, que tu puisses par apres sans difficulté descocher ta priere comme une sagette jusque dans les Cieux.

            Ne voyez-vous pas que les grans voulant faire monter une fontaine au plus haut de leurs chasteaux, vont prendre la source de cette eau en quelque lieu fort eslevé, puis la conduisent par des tuyaux, la faisant descendré autant qu'ils veulent qu'elle monte? car autrement l'eau ne monteroit jamais. Et si vous leur demandez comme ils l'ont fait monter, ils vous respondront qu'elle monte par cette descente. Tout de mesme en est-il de l'oraison; car si on demande comme est-ce qu'elle peut monter au Ciel, on vous respondra qu'elle y monte par la descente de l'humilité. L'Espouse au Cantique des Cantiques fait esmerveiller les Anges et leur fait dire: Qui est celle cy qui vient du desert, et qui monte comme une verge de fumée odoriferante, composée de myrrhe et d'encens et de toutes les bonnes odeurs du parfumeur, et qui est appuyée sur son Bien-Aymé? L'humilité en son commencement est un desert, bien qu'à la fin elle soit fort fructueuse, et l'ame qui est humble pense estre un desert où n'habitent ni oyseaux, ni mesmes les bestes sauvages, et où il n'y a aucun arbre fruitier.

            Passons maintenant à l'esperance, qui est la seconde condition necessaire pour bien faire l'oraison. L'Espouse venant du desert, monte comme un rejeton ou verge de fumée odoriferante, composée de la myrrhe. Cecy represente l'esperance, car si bien la myrrhe jette une odeur suave, elle est pourtant amere à gouster; aussi l'esperance est-elle suave entant qu'elle nous promet de jouir un jour de ce que nous desirons, mais elle est amere parce que nous ne sommes pas en la jouissance de ce que nous aymons. L'encens est bien plus proprement le symbole de l'esperance, parce qu'estant mis dessus le feu il jette tousjours sa fumée en haut; aussi faut il que l'esperance soit posée dessus la charité, [54] autrement ce ne seroit plus esperance, ains presomption. L'esperance se guinde comme une sagette jusques à la porte du Ciel, mais elle n'y peut pas entrer parce qu'elle est une vertu toute de la terre; si nous voulons que nostre oraison penetre le Ciel il faut aiguiser la fleche avec la meule de l'amour.

            Venons à la troisiesme condition. Les Anges disent que l'Espouse est appuyée sur son Bien-Aymé; aussi avons-nous veu que pour derniere condition, il faut estre enté sur Jesus Christ crucifié. L'Espoux ayant une fois loué son Espouse disant qu'elle estoit comme un lis entre les espines, elle par contreschange respond: Mon Bien-Aymé est comme un pommier entre les halliers; cet arbre est tout chargé de feuilles, de fleurs et de fruits, je me reposeray à son ombre et recevray les fruits qui tomberont sur mon giron et les mangeray, et les ayant maschés je les gousteray en mon gosier, où je les trouveray doux et suaves. Mais cet arbre où est-il planté? en quel verger le trouverons-nous? Sans cloute il est planté sur le mont de Calvaire, et il se faut tenir à son ombre. Mais quelles sont ses feuilles? Ce n'est autre chose que l'esperance que nous avons de nostre salut par le moyen de la Mort du Sauveur. Et ses fleurs? Ce sont les prieres qu'il faisoit pour nous à son Pere; les fruits sont les merites de sa Mort et Passion.

            Demeurons donques au pied de cette Croix, et n'en partons point que nous ne soyons tout detrempés du sang qui en descoule. Sainte Catherine de Sienne eut une fois un exces en meditant la Mort et Passion de Nostre Seigneur: il luy fut advis qu'elle estoit dedans un bain fait de son precieux sang; et quand elle fut revenue à elle, elle vit sa robe toute rouge de ce sang, mais les autres ne la voyoient pas. Aussi ne faut-il point aller à l'oraison que nous n'en soyons arrosés, au moins s'en faut-il arroser dès le matin en sa premiere priere. Saint Paul escrivant à ses chers enfans leur mandoit qu'ils se revestissent de Nostre Seigneur, c'est à dire de son sang. Mais qu'est-ce estre revestu de ce sang? Ne sçavez-vous pas que l'on dit: Voyla un homme qui [55] est revestu d'escarlatte; et l'escarlatte est un poisson. Cet habit est fait de laine, mais il est teint au sang du poisson. Et ainsy, encores que nous soyons revestus de laine, s'entend que nous fassions de bonnes oeuvres, entant qu'elles sont de nous elles n'ont aucun prix ni valeur si elles ne sont teintes dans le sang de nostre Maistre, le merite duquel les rend aggreables à la divine Majesté.

            Lors que Jacob voulut avoir la benediction de son pere Isaac, sa mere luy fit apprester un cabri en la sauce de la venaison, parce qu'Isaac l'aymoit; mais de plus elle luy fit mettre des gans de poils, parce qu'Esaü, le fils aisné à qui appartenoit la benediction, estoit tout velu. Elle luy fit encores mettre la robe parfumée qui estoit destinée pour l'aisné de la mayson, et le mena ainsy à son mary qui estoit aveugle. Jacob demandant la benediction, Isaac se print à luy toucher les mains, puis s'escria tout haut: Ha, que je suis en grand peine! la voix que j'entens est de mon fils Jacob, mais les mains que je touche sont d'Esaü. Et ayant senti la robe parfumée il dit: La bonne odeur que j'ay senti a causé tant de suavité à mon odorat, que je donne la benediction à mon fils. Ainsy, nous autres, ayant appresté cet Aigneau sans macule et l'ayant presenté au Pere eternel pour rassasier son goust, lors que nous luy demanderons sa benediction, il dira, si nous sommes revestus du sang de Jesus Christ: La voix que j'entens est de Jacob, mais les mains, qui sont nos mauvaises œuvres, sont d'Esaü; neanmoins, à cause de la suavité que j'ay à sentir l'odeur de sa robe, je luy donne ma benediction. Ainsy soit-il. [56]

 

IX. Sermon pour le Dimanche de la Passion

 

5 avril 1615

 

            Nous avons monstré que la fin de l'oraison est nostre union avec Dieu et que tous les hommes qui sont en la voye de salut peuvent et doivent prier; mais il nous demeura un scrupule en nostre derniere exhortation, à sçavoir mon, si les pecheurs peuvent estre exaucés, car ne voyez-vous pas que l'aveugle-né duquel il est parlé en l'Evangile, et que Nostre Seigneur illumina, dit à ceux qui l'interrogeoyent que Dieu n'exauçoit point les pecheurs? Mais laissons-le dire, car il parloit encores comme aveugle.

            Il nous faut donques sçavoir qu'il y a trois sortes de pecheurs: les pecheurs impenitens, les pecheurs penitens et les pecheurs justifiés. Or, c'est une chose asseurée que les pecheurs impenitens ne sont point exaucés, d'autant qu'ils veulent croupir en leurs pechés; aussi leurs oraisons sont-elles en abomination devant Dieu. Luy mesme le fait entendre à ceux qui luy disoyent: Nous avons jeusnè et affligé nos ames, et vous n'avez point regardé. Et Dieu respondant leur dit: Vos jeusnes, vos afflictions et vos festes me sont en abomination, d'autant qu'emmi tout cela vous avez vos mains ensanglantées. La priere de tels pecheurs ne sçauroit estre bonne, parce que nul ne peut dire Jesus sinon en la vertu du Saint Esprit, et nul ne peut appeller Dieu Pere, qu'il ne soit adopté pour son fils. Le pecheur qui veut perseverer en son peché ne sçauroit prononcer le nom souverain de Nostre Seigneur, puisqu'il n'a pas le Saint Esprit avec luy, car il n'habite [57] point au cœur souillé de peché. Ne sçavez-vous pas aussi que nul ne peut avoir acces vers le Pere que par la vertu du nom de son Fils, comme luy mesme a dit que tout ce que l'on demanderoit à son Pere en son nom on l'obtiendroit Les prieres du pecheur impenitent ne sont donc point aggreables à Dieu.

            Venons au pecheur penitent. Sans doute on luy fait tort de l'appeller pecheur, car il ne l'est plus, puisqu'il deteste desja son peché; et si bien le Saint Esprit n'est pas encores en son cœur par residence, il y est neanmoins par assistance. Qui est-ce à vostre advis qui luy donne ce repentir d'avoir offensé Dieu, sinon le Saint Esprit, puisque nous ne sçaurions avoir une bonne pensée pour nostre salut s'il ne nous la donne? Mais ce pauvre homme n'a-t-il rien fait de son costé? Si a, certes; escoutez les paroles de David: Seigneur, dit-il, vous m'avez regardé lors que j'estois en la fondriere de mon peché, vous m'avez ouvert le cœur et je ne l'ay pas refermé, vous m'avez tiré et je me suis laissé aller, vous m'avez poussé et je n'ay pas reculé. Nous avons des preuves en quantité que les prieres des pecheurs penitens sont aggreables à la divine Majesté, mais je me contenteray de vous apporter l'exemple du publicain, lequel monta au Temple pecheur et en sortit justifié par le merite de l'humble priere qu'il fit.

            Passons maintenant à la matiere de l'oraison. Je ne diray rien de son objet, car j'en parleray Dimanche. La matiere de l'oraison est de demander à Dieu tout ce qui est bien; mais il faut que nous sçachions qu'il y a deux sortes de biens, les biens spirituels et les biens corporels ou temporels. L'Espouse, au Cantique des Cantiques, ayant louangé son Bien-Aymé disant qu'il avoit les levres comme un lis qui distille la myrrhe, son Espoux luy respond en contreschange qu'elle a le miel et le lait dessous la langue.

            Je sçay bien qu'on interprete ces paroles en cette façon, sçavoir est, que les predicateurs preschant au peuple ont le miel dessous la langue, et parlant à Dieu par la priere qu'ils font pour le peuple, ils ont le lait [58] dessous la langue. D'apres une seconde interpretation, les predicateurs ont encores le lait dessous la langue lors qu'ils preschent les vertus de Nostre Seigneur entant qu'homme: sa douceur, sa mansuetude, sa misericorde; et ils ont le miel dessous la langue parlant de sa divinité. Plusieurs se trompent en ce qu'ils pensent que le miel soit fait seulement du suc des fleurs. Le miel est une liqueur qui descend du ciel parmi la rosée, et tombant dessus les fleurs elle prend le goust d'icelles, comme font toutes les liqueurs que l'on met dans des vaisseaux qui ont quelque sorte de goust. Le miel represente donques les perfections divines lesquelles sont toutes celestes.

            Mais appliquons ces paroles de l'Espouse à nostre oraison. Nous avons dit qu'il y a deux sortes de biens que nous pouvons demander en icelle, les biens spirituels et les biens corporels. Entre les biens spirituels il y en a de deux sortes: les uns nous sont necessaires pour nostre salut, et ceux cy nous les devons demander à Dieu simplement et sans condition, car il nous les veut donner; les autres biens, quoy que spirituels, nous les devons demander sous les mesmes conditions que les biens corporels, sçavoir, si c'est la volonté de Dieu et si c'est pour sa plus grande gloire; et sous ces conditions nous pouvons tout demander. Or, ces biens spirituels necessaires pour nostre salut, signifiés par le miel que l'Espouse a dessous la langue, sont la foy, l'esperance, la charité et les autres vertus qui nous conduisent à celles là. Les autres biens spirituels sont les extases, les ravissemens, les douceurs et consolations, toutes lesquelles choses nous ne devons point requerir de Dieu que sous condition, parce qu'elles ne sont aucunement necessaires pour nostre salut.

            Il y en a qui pensent que s'ils estoyent doués de sapience ils seroyent bien plus capables pour aymer Dieu, et cela n'est pas. Vous vous resouviendrez bien qu'une fois le frere Gilles s'en alla trouver saint Bonaventure et luy dit: O que vous estes heureux, mon Pere, d'estre si sçavant, car vous pouvez bien plus aymer [59] Dieu que nous autres qui sommes ignorans. Lors, saint Bonaventure luy respondit que la science ne luy aydoit point à aymer Dieu, et qu'une simple femme le pouvoit autant aymer que les plus doctes hommes du monde.

            Mais qui ne voit la tromperie de ceux qui sont tous-jours apres leur pere spirituel pour se plaindre dequoy ils n'ont point de ces tendretés et consolations en leurs oraisons? Ne voyez-vous pas que si vous en aviez vous ne pourriez eschapper à la vaine gloire, et ne sçauriez empescher que vostre amour propre ne s'y compleust, en sorte que vous vous amuseriez plus aux dons qu'au Donateur? C'est donques une grande misericorde que Dieu vous fait de ne vous en point donner; et ne faut pas perdre courage pour cela, puisque la perfection ne consiste pas à avoir de ces gousts et tendretés, ains à avoir nostre volonté unie à celle de Dieu. C'est ce que nous pouvons et devons demander à la divine Majesté sans condition.

            Tobie estant desja vieux et voulant mettre ordre à ses affaires, commanda à son fils de s'en aller en Rages pour retirer quelque somme qui luy estoit deuë; et pour ce faire, il luy bailla une police au moyen de laquelle on ne luy pouvoit refuser son argent. Ainsy faut-il que nous fassions quand nous voudrons demander au Pere eternel son Paradis, l'aggrandissement de nostre foy, son amour, toutes lesquelles choses il nous veut donner, pourveu que nous portions la police de la part de son Fils, c'est à dire que nous luy demandions tousjours au nom et par les merites de Nostre Seigneur.

            Ce bon Maistre nous a bien monstré l'ordre qu'il failloit tenir en nos demandes, nous ordonnant de dire au Pater; Sanctificetur nomen tuum, adveniat Regnum tuum, fiat voluntas tua. Nous devons donc demander premierement que son nom soit sanctifié, c'est à dire qu'il soit reconneu et adoré par tous les hommes; en suite de quoy nous demandons ce qui nous est le plus necessaire, à sçavoir que son Royaume nous advienne, que nous puissions estre des habitans du Ciel; et puis, que sa volonté soit faite. Et apres ces [60] trois demandes nous adjoustons: Donnez-nous aujourd'huy nostre pain quotidien. Jesus Christ nous fait dire: Donnez-nous nostre pain quotidien, parce que dessous ce nom de pain tous les biens temporels sont compris. Nous devons estre grandement sobres à demander ces biens icy, et devrions beaucoup craindre en les demandant, parce que nous ne sçavons si Nostre Seigneur ne nous les donnera point en son courroux. C'est pourquoy ceux qui prient avec perfection demandent fort peu de ces biens, ains demeurent devant Dieu comme des enfans devant leur pere, remettant en luy toute leur confiance; ou bien comme un valet qui sert bien son maistre, car il ne va pas requerant tous les jours sa nourriture, mais ses services demandent assez pour luy. Cela soit dit quant à la matiere de l'oraison.

            Les anciens Peres remarquent qu'il y a trois sortes d'oraisons, à sçavoir, l'oraison vitale, l'oraison mentale et l'oraison vocale. Nous ne parlerons pas maintenant de la mentale, ains seulement de la vitale et vocale. Toutes les actions de ceux qui vivent en la crainte de Dieu sont des continuelles prieres, et cela se nomme oraison vitale. Il est dit que saint Jean estant au desert ne se nourrissoit que de locustes, ou sauterelles et cigales, qu'il ne mangeoit point de raisin, ni ne beuvoit cervoise ou chose qui peust enivrer. Je ne m'arresteray pas sur tout cela, ains seulement sur ce qu'il ne mangeoit que des locustes ou cigales.

            L'on ne sçait si les cigales sont celestes ou terrestres, car elles se jettent continuellement du costé du ciel, mais aussi elles retombent parfois sur terre; elles se nourrissent de la rosée qui tombe du ciel et vont tous-jours chantant, et ce que l'on entend n'est autre chose qu'un retentissement ou gazouillement qui se fait dans leurs intestins. A bon droit donc le bienheureux saint Jean se nourrissoit de cigales, puisqu'il estoit luy mesme une cigale mystique. L'on ne sçavoit s'il estoit celeste ou terrestre, car si bien il touchoit aucunefois la terre pour prendre ses necessités, il se relevoit soudain et se jettoit du costé du Ciel, se nourrissant plus des viandes [61] celestes que non pas des terrestres. Ne voyez-vous pas sa grande abstinence? Il ne mangeoit que des locustes et ne beuvoit que de l'eau, encores bien sobrement. Il chantoit aussi presque continuellement les louanges de Dieu, car luy mesme estoit une voix; bref, sa vie estoit une continuelle priere. De mesme peut-on dire que ceux qui donnent l'aumosne, qui visitent les malades et s'exercent à toutes telles bonnes œuvres font oraison, et ces mesmes bonnes actions demandent à Dieu recompense.

            Venons maintenant à l'oraison vocale. Ce n'est pas faire oraison que de marmotter quelque chose entre ses levres si l'attention du cœur n'y est jointe; car pour parler il faut avoir premierement conceu en son interieur ce qu'on veut dire. Il y a la parole interieure et la parole vocale, laquelle fait entendre ce que l'interieure a premierement prononcé. La priere n'est autre chose que parler à Dieu; or il est certain que parler à Dieu sans estre attentif à luy et à ce qu'on luy dit, est une chose qui luy est fort desaggreable. Un saint personnage raconte que l'on avoit appris à un perroquet ou papegay à reciter l'Ave Maria; cet oyseau ayant une fois pris le vol, un espervier vint fondre sur luy; mais le perroquet se prenant à repeter l'Ave Maria, l'espervier le laissa aller. Ce n'est pas que Nostre Seigneur exauçast la priere du perroquet; non, car c'est un oyseau immonde, aussi n'estoit-il pas bon pour les sacrifices; neanmoins il permit cela pour monstrer combien cette oraison luy est aggreable. Les prieres de ceux qui les font comme ce papegay sont en abomination à Dieu qui regarde plus au cœur de celuy qui prie que non pas aux paroles qu'il dit.

            Il faut que nous sçachions que les oraisons vocales sont de trois sortes: les unes sont commandées, les autres recommandées, les autres libres et de bonne volonté. Celles qui sont commandées sont le Pater et la Creance que nous devons reciter tous les jours, car Nostre Seigneur nous le fait bien entendre quand il dit: Donnez-nous aujourd'huy nostre pain quotidien; cela nous monstre qu'il le faut demander tous [62] les jours. Et si vous me dites que vous n'avez point prié d'aujourd'huy, je vous respondray que vous ressemblez aux bestes. Les autres prieres commandées sont les Offices, pour nous autres qui sommes d'Eglise, et si nous en laissons quelque notable partie nous pechons. Celles qui sont seulement recommandées sont les Pater ou Rosaires qui sont ordonnés pour gagner les indulgences; laissant de les dire nous ne pechons pas, mais nostre bonne Mere l'Eglise, pour monstrer qu'elle desire que nous les disions, donne des indulgences à ceux qui les recitent. Les prieres de bonne volonté sont toutes celles que l'on fait outre celles dont nous venons de parler.

            Bien que les prieres que l'on fait volontairement soyent fort bonnes, les recommandées sont de beaucoup meilleures, parce que la sainte vertu de la souplesse y intervient. C'est comme si nous disions: Vous desirez, ma bonne mere l'Eglise, que je fasse cela; et encores que vous ne me le commandiez pas, je suis bien ayse de le faire pour vous contenter. Il y a desja un peu d'obeissance. Mais les prieres qui sont de commandement ont un prix tout autre, à cause de l'obeissance qui y est attachée, et c'est sans doute qu'il y a aussi plus de charité.

            Or, entre ces prieres, les unes sont communes et les autres particulieres. Les communes sont les Messes, les Offices et celles que nous faisons en temps de calamités. O Dieu, que nous devrions venir avec beaucoup de reverence à ces Offices, mais tout autrement preparés que non pas pour les prieres particulieres, parce qu'en celles cy nous ne traittons avec Dieu que de nos affaires, ou si nous prions pour l'Eglise nous le faisons par charité; mais aux prieres communes nous prions pour tous en general. Saint Augustin raconte qu'estant encor payen il entra dans une eglise où saint Ambroise faisoit chanter l'Office alternativement, comme despuis on a fait; il fut tellement ravi et hors de soy qu'il pensoit estre en Paradis. Plusieurs asseurent qu'ils ont veu souventefois venir les Anges troupes à troupes pour assister aux Offices divins. Avec quelle attention n'y [63] devrions-nous donc pas assister, puisque les Anges sont presens et repetent là haut en l'Eglise triomphante ce que nous disons ça bas!

            Mais peut estre dirons nous que si nous avions veu une fois les Anges à nos Offices nous y apporterions plus d'attention et de reverence. Ah non, pardonnez moy, certes il n'en seroit rien; car si nous avions esté ravis avec saint Paul jusqu'au troisiesme ciel, voire si nous avions demeuré trente ans en Paradis, si la foy ne nous establit, tout cela n'y feroit rien. C'est une chose que j'ay souventefois pesée, que saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, apres avoir veu Nostre Seigneur en sa Transfiguration, ne laisserent pas de le quitter en sa Mort et Passion.

            Nous ne devrions jamais venir aux Offices, principalement nous autres qui les disons en chant, sans faire des actes de contrition, et sans demander l'assistance du Saint Esprit, premier que de les commencer. O que nous sommes heureux de commencer à faire ça bas ce que nous ferons eternellement au Ciel, où nous conduisent le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [64]

 

X. Sermon pour le Dimanche des Rameaux

 

12 avril 1615

 

            Il me reste à declarer la division qu'il y a en l'oraison, soit mentale soit vocale. Nous allons à Dieu en deux façons pour le prier, lesquelles nous sont toutes deux recommandées de Nostre Seigneur et commandées de nostre sainte Mere l'Eglise: à sçavoir, nous prions aucunefois immediatement Dieu, et d'autres fois mediatement, comme quand nous disons les antiennes de Nostre Dame, le Salve Regina et autres. Quand nous prions immediatement nous exerçons la confiance filiale qui est fondée sur la foy, l'esperance et la charité; quand nous prions mediatement et par l'entremise de quelqu'autre, nous pratiquons la sainte humilité qui provient de la connoissance de nous mesme. Quand nous allons immediatement à Dieu nous protestons de sa bonté et de sa misericorde en laquelle nous mettons toute nostre confiance; mais quand nous prions mediatement et que nous implorons l'assistance de Nostre Dame, des Saints et Esprits bienheureux, c'est à fin d'estre mieux receus de la divine Majesté, et alors nous protestons de sa grandeur et toute puissance, et de la reverence que nous luy devons.

            J'ay desir d'adjouster encores un mot au discours que je fis l'autre jour de la reverence exterieure que nous devons avoir en faisant oraison. Nostre Mere l'Eglise marque toutes les postures qu'elle veut que nous tenions en recitant l'Office: ores elle nous veut debout, ores assis et puis à genoux, ores descouverts et ores couverts; [65] mais toutes ces façons et postures ne sont autres choses que prieres. Toutes les ceremonies de l'Eglise sont pleines de tres grans mysteres, et les ames devotes, humbles et simples ont une fort grande consolation à les voir. Que pensez-vous, je vous prie, que signifient les rameaux que nous portions aujourd'huy en nos mains? Non autre, sinon que nous demandons à Dieu qu'il nous rende victorieux par le merite de la victoire que Nostre Seigneur remporta sur l'arbre de la Croix.

            Quand nous sommes aux Offices il faut que nous observions de nous tenir en la posture qui nous est marquée dans nos messels; mais en nos oraisons particulieres, quelle reverence y devons-nous garder? Nous sommes devant Dieu comme aux communes, bien qu'aux communes nous devons avoir un soin particulier à cause de l'edification du prochain; la reverence exterieure ayde beaucoup à l'interieure. Nous avons plusieurs exemples qui tesmoignent comme nous devons nous tenir en une grande reverence exterieure faisant l'oraison, bien qu'elle soit particuliere. Escoutez saint Paul: Je ploye mes genoux, dit-il, vers le Pere de Nostre Seigneur Jesus Christ pour vous autres. Et ne voyez-vous pas que le Sauveur mesme priant son Pere se prosterne en terre?

            Encores cet exemple. Je pense que vous sçavez que le grand saint Paul hermite demeura plusieurs dizaines d'années dans le desert, et saint Anthoine l'estant allé voir, le trouva en oraison; apres il luy parla, puis se retira. Mais l'estant venu visiter pour la seconde fois, il le trouva en la mesme posture que la premiere, la teste levée et les yeux bandés contre le ciel, les mains jointes, et planté sur ses deux genoux. Saint Anthoine l'ayant desja long temps attendu, commença à s'estonner parce qu'il ne l'entendoit point souspirer comme il avoit accoustumé de faire, il leve les yeux, et le regardant à la face, il trouva qu'il estoit mort, et sembloit que son corps qui avoit tant prié estant en vie, priast encores apres sa mort. Bref, il faut que tout l'homme prie. David dit que toute sa face prioit, que ses yeux estoyent tellement [66] attentifs à regarder Dieu qu'il avoit la veue toute attenuée, et sa bouche baillante comme un oyselet qui attend que sa mere le vienne rassasier. Mais en tout cas, la posture qui nous apporte le plus d'attention est la meilleure. Ouy mesme la posture d'estre gisant est bonne, et semble que d'elle mesme elle prie; car ne voyez-vous pas le saint homme Job couché sur son fumier, faire une priere si excellente qu'elle merite que Dieu l'escoute? Or, cela soit dit ainsy.

            Parlons maintenant de l'oraison mentale; et si vous le trouvez bon, je vous monstreray, par la comparaison du Temple de Salomon, comme en l'ame il y a quatre estages. En ce Temple il y avoit premierement un porche, qui estoit destiné pour les Gentils, à fin que personne ne peust s'excuser d'adorer. C'est en quoy ce Temple estoit plus aggreable à la divine Majesté, d'autant qu'il n'y avoit nulle sorte de nation qui ne peust venir luy rendre ses hommages en ce lieu. Le second estage estoit destiné pour les Juifs, tant hommes que femmes, bien que par apres on fit une separation pour eviter les scandales qui pouvoyent arriver estant ainsy meslés. Ensuite, allant tousjours en remontant, il y avoit une autre place pour les prestres, et puis en fin finale l'estage destiné pour les Cherubins et le Maistre d'iceux, où reposoit l'Arche de l'alliance et où Dieu manifestoit ses volontés, et celuy cy s'appelloit le Sancta Sanctorum.

            En nos ames il y a le premier estage, lequel est une certaine connoissance que nous avons par le moyen des sens, comme par nos yeux nous connoissons que tel objet est vert, rouge ou jaune. Mais apres, il y a un degré ou estage qui est desja un peu plus haut, à sçavoir, une connoissance que nous avons par le moyen de la consideration; par exemple, un homme qui aura esté maltraitté en un lieu cherchera, par le moyen de la consideration, comme il pourra faire pour n'y pas retourner. Le troisiesme estage est la connoissance que nous avons par la foy. Le quatriesme et le Sancta Sanctorum, c'est la fine pointe de nostre ame, que nous appelions esprit; [67] et pourveu que cette fine pointe regarde tousjours à Dieu, nous ne nous devons point troubler.

            Les navires qui sont sur la mer ont toutes une aiguille marine laquelle estant touchée de l'aimant regarde tous-jours l'estoille polaire, et encores que la barque s'en aille du costé du midy, l'aiguille marine ne laisse pourtant pas de regarder tousjours à son nord. Ainsy il semble aucunefois quel'ame s'en aille toute du costé du midy, tant elle est agitée de distractions; que neanmoins la fine pointe de l'esprit regarde tousjours à son Dieu, qui est son nord. Les personnes les plus avancées ont aucunefois de si grandes tentations, mesme de la foy, qu'il leur semble que toute l'ame consent, tellement elle est troublée; elles n'ont que cette fine pointe qui resiste, et c'est cette partie de nous-mesme qui fait l'oraison mentale, car bien que toutes ses autres facultés et puissances soyent remplies de distractions, l'esprit, sa fine pointe, fait l'oraison.

            Or, en l'oraison mentale il y a quatre parties, dont la premiere est la meditation, la seconde la contemplation, la troisiesme les eslancemens et la quatriesme une simple presence de Dieu. La premiere se fait par voye de meditation, en cette sorte: nous prenons un mystere, par exemple Nostre Seigneur crucifié, et puis nous l'estant ainsy representé, nous considerons ses vertus: l'amour qu'il a porté à son Pere, lequel luy a fait souffrir la mort, et la mort de la croix, plustost que de luy desplaire, ou pour mieux dire, à fin de luy complaire; la grande douceur, humilité et patience avec laquelle il souffrit tant d'injures; en fin sa grande charité à l'endroit de ceux qui le mirent à mort, priant pour eux emmy ses plus grandes douleurs. Ayant ainsy consideré toutes ces choses, nous venons à avoir nostre affection esmeüe d'un ardent desir de l'imiter en ses vertus; puis, nous passons à prier le Pere eternel qu'il nous rende conformes à son Fils.

            La meditation se fait comme les abeilles font et cueillent leur miel: elles vont cueillant le miel qui descend du ciel sur les fleurs et tirent un peu du suc des [68] mesmes fleurs, puis le portent clans leurs ruches. Ainsy nous allons picorant les vertus de Nostre Seigneur l'une apres l'autre, pour en tirer l'affection d'imitation; [ensuite nous les considerons toutes ensemble d'un seul regard par la contemplation.] Dieu à la creation medita; car ne voyez-vous pas qu'apres qu'il eut creé le ciel il dit qu'il estoit bon? et tout de mesme fit-il apres qu'il eut creé la terre, les animaux, puis en fin l'homme. Il trouva tout bon le regardant piece à piece, mais voyant tout ce qu'il avoit fait ensemble, il dit que tout estoit tres bon.

            L'Espouse, au Cantique des Cantiques, apres avoir loué son Bien-Aymé pour la beauté de ses yeux, de ses levres, bref de tous ses membres l'un apres l'autre, elle conclut en cette sorte: O que mon Bien-Aymé est beau, o que je l'ayme, il est mon tres cher! C'est icy la contemplation, car à force de considerer mystere apres mystere combien Dieu est bon, nous venons à faire comme les cordons de nos bateaux. Quand l'on rame fortement, ces cordons se chauffent tellement que si l'on ne les mouille le feu s'y prendroit; mais nostre ame s'eschauffant à aymer Celuy qu'elle a reconneu tant aymable, continue à le regarder parce qu'elle se complaist tousjours davantage à le voir tant beau et tant bon.

            L'Espoux, au Cantique des Cantiques, dit: Venez, mes bien-aymés, car j'ay cueilli ma myrrhe, j'ay mangé mon pain et mon bornai avec son miel, j'ay beu mon vin avec mon lait. Venez, mes bien-aymés, et mangez, enivrez-vous, mes tres chers. Ces paroles nous représentent les mysteres qui se vont celebrer ces semaines suivantes. J'ay cueilli ma myrrhe, j'ay mangé mon pain; ce fut en la Mort et Passion du Sauveur. J'ay mangé mon miel avec mon bornal; ce fut lors qu'il reunit son ame avec son corps. En fin l'Espoux adjouste: mon vin avec mon lait. Le vin represente la joye de sa Resurrection, et le lait, la douceur de sa conversation. Il les a beus ensemble, car il demeura sur la terre l'espace de quarante jours apres sa Resurrection, visitant ses disciples, leur faisant toucher ses [69] playes et mangeant avec eux. Or, quand il dit: Mangez, mes bien-aymés, il veut dire meditez; car ne sçavez-vous pas que pour rendre la viande capable d'estre avalée il la faut premierement mascher et amenuiser, et la jetter tantost d'un costé de la bouche et tantost de l'autre? Ainsy faut il que nous fassions des mysteres de Nostre Seigneur: il faut que nous les maschions et roulions plusieurs fois dans nostre entendement, premier que d'eschauffer nostre volonté et passer à la contemplation. L'Espoux conclut par apres: Enivrez-vous, mes tres chers; et qu'est-ce qu'il veut dire? Vous sçavez bien que l'on n'a pas accoustumé de mascher le vin, ains on ne fait que l'avaler; ce qui nous represente la contemplation en laquelle on ne masche plus, ains on ne fait qu'avaler. Vous avez assez medité que je suis bon, semble dire l'Espoux divin à sa bien-aymée, regardez-moy, et vous delectez à voir que je le suis.

            Saint François passa une nuit à repeter: Vous estes «mon tout.» Il prononçoit ces parolles estant en contemplation, comme voulant dire: Je vous ay consideré piece à piece, o mon Seigneur, et j'ay trouvé que vous estiez tres aymable; maintenant je vous regarde et vois que vous estes «mon tout.» Saint Bruno se contentoit de dire: O bonté! Et saint Augustin: «O beauté ancienne et nouvelle!» Vous estes ancienne parce que vous estes eternelle, mais vous estes nouvelle parce que vous apportez une nouvelle suavité à mon cœur. C'estoyent des parolles de contemplation.

            Venons à la troisiesme partie de l'oraison mentale qui se fait par voye d'eslancemens. De celle cy personne ne s'en peut excuser, parce qu'elle se peut faire en allant et venant, en ses affaires. Vous me dites que vous n'avez pas le temps de faire deux ou trois heures d'oraison; qui vous en parle? Recommandez-vous à Dieu dès le matin, protestez que vous ne le voulez point offenser, et puis vous en allez à vos affaires, resolue de faire neanmoins plusieurs eslevations de vostre esprit en Dieu, voire emmi les compagnies. Qui vous empesche de luy parler au fond de vostre cœur, puisqu'il n'importe que [70] vous luy parliez mentalement ou vocalement? Dites des paroles courtes mais ferventes. Celle que repetoit saint François est excellente, bien que ce fust une parole de contemplation, parce qu'elle continuoit comme un fleuve qui va tousjours coulant. Il est vray que de dire à Dieu: Vous estes «mon tout,» et vouloir quelque autre chose que luy, ce ne seroit pas bien, parce qu'il faut que les paroles soyent conformes aux sentimens du cœur. Mais dire à Dieu: Je vous ayme, encores que nous n'ayons pas un grand sentiment d'amour, nous ne devons pas laisser de le dire, parce que nous voulons et avons un grand desir de l'aymer.

            Un bon moyen pour nous accoustumer à faire ces eslancemens est de prendre le Pater de suite, choisissant une sentence pour chacun jour. Par exemple, vous avez pris aujourd'huy: Pater noster qui es in caelis; vous direz donques la premiere fois: Mon Pere, qui estes au Ciel; et un quart d'heure apres vous direz: Si vous estes mon Pere, quand seray-je parfaitement vostre fille? Ainsy vous irez continuant de quart d'heure à autre vostre oraison. Les saints Peres qui vivoyent au desert, ces anciens et vrays Religieux, estoyent si soigneux de faire ces oraisons et eslancemens, que saint Hierosme raconte que quand on alloit les visiter on entendoit l'un qui disoit: Vous estes, o mon Dieu, tout ce que je desire; l'autre: Quand seray-je tout vostre, o mon Dieu? et l'autre repetoit: Deus in adjutorium meum intende. En fin on entendoit une harmonie fort aggreable de la diversité de leurs voix. Mais vous me direz: Si l'on prononce ces parolles vocalement, pourquoy l'appellez-vous oraison mentale? Parce qu'elle se fait aussi mentalement et qu'elle part premierement du cœur.

            L'Espoux dit au Cantique des Cantiques que sa bien-aymée luy a ravi le cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux qui pend dessus son col. Ces parolles sont un carquoy qui est plein de tres aggreables et tres douces interpretations; en voicy une bien aymable. Quand un mari et une femme ont des affaires en leur mesnage qui les contraignent de se separer, s'il arrive [71] par hasard qu'ils se rencontrent, ils se regardent un peu en passant, mais ce n'est que d'un œil, parce que, se rencontrant de costé, l'on ne peut pas bonnement le faire des deux. Ainsy cet Espoux veut-il dire: Quoy que ma bien-aymée soit fort occupée, si ne laisse-t-elle pas de me regarder d'un œil, me protestant par ce regard qu'elle est toute mienne. Elle m'a ravi le cœur par un de ses cheveux qui pend sur son col, c'est à dire par une pensée qui descend du costé de son cœur.

            Nous ne parlerons pas pour maintenant de la quatriesme partie de l'oraison mentale. O que nous serons heureux si nous parvenons jamais au Ciel; car nous y mediterons, regardant et considerant toutes les œuvres de Dieu par le menu, et nous les trouverons toutes bonnes; nous contemplerons, les voyant toutes ensemble tres bonnes, et nous nous eslancerons eternellement en luy. C'est là où je vous desire. Ainsy soit-il. [72]

 

XI. Sermon pour la fête de saint Jean Porte-Latine

 

6 mai 1616 ou 1617

 

            La sainte Eglise celebre aujourd'huy l'une des festes du glorieux saint Jean l'Evangeliste. Je remarque que l'Evangile raconte les imperfections et pechés de ce bienheureux Saint, et l'une de ses plus grandes tares, qui est, comme l'on tient, son ambition et presomption, au lieu de raconter ses perfections, vertus et excellences; au lieu de le louer et exalter, il semble qu'il le blasme et vitupere. J'admire ceux qui ont escrit ces choses. Les personnes du monde lors qu'elles veulent louer quelqu'un qu'elles ayment, racontent tousjours ses vertus, perfections et excellences, tous les tiltres et qualités qui le rendent honnorable, et cachent, couvrent et ensevelissent ses péchés et imperfections, mettant en oubli ce qui le peut rendre abject et vil. Mais nostre Mere l'Eglise, Espouse de Jesus Christ, fait tout au contraire; car bien qu'elle ayme uniquement ses enfans, neanmoins lors qu'elle les veut louer et exalter, elle raconte exactement les pechés qu'ils ont commis avant leur conversion, à fin de magnifier la majesté de Celuy qui les a sanctifiés pour sa plus grande gloire et honneur, [73] faisant reluire sa misericorde infinie avec laquelle il les a relevés de leurs miseres et pechés, les comblant de tant de graces et de son saint amour.

            Certes, cette bonne Mere ne veut pas que nous nous estonnions et mettions en peine de ce que nous avons esté, des grans pechés que nous avons commis autrefois, ni de nos miseres presentes; o non, pourveu que nous ayons maintenant une resolution ferme et inviolable d'estre tout à Dieu et d'embrasser à bon escient la perfection et tous les moyens qui nous peuvent faire avancer en l'amour sacré, faisant que cette resolution soit efficace et produise des œuvres. Non certes, nos miseres et nos foiblesses, pour grandes qu'elles soyent et ayent esté, ne nous doivent pas descourager, mais nous doivent faire abaisser et nous jetter entre les bras de la misericorde divine, laquelle sera d'autant plus glorifiée en nous que nos miseres seront plus grandes, si nous venons à nous en relever; ce que nous devons esperer de faire moyennant sa sainte grace.

            Le grand saint Chrysostome parlant de saint Paul le loue le plus pertinemment qu'il se peut, et avec tant d'honneur et d'estime que c'est chose admirable de voir comme il raconte ses vertus, perfections, excellences, les prerogatives et graces desquelles Dieu l'a orné et enrichi. Mais apres tout cecy, ce mesme Saint, pour faire voir que ces dons ne venoyent pas de luy, mais de la bonté infinie de la divine Majesté qui l'avoit fait ce qu'il estoit, il parle de ses defauts et raconte exactement ses pechés et imperfections, disant: Voyez-vous ce petit bossu et contrefait (car il estoit petit de stature comme de mauvaise mine), comme Dieu en a fait un vaisseau d'election; ce grand pecheur et grand persecuteur des Chrestiens, comme il l'a rendu de loup aigneau; ce chagrin, cet opiniastre, cet orgueilleux et ambitieux, comme il l'a comblé et rempli de tant de graces et benedictions, le rendant si humble et charitable qu'il dit de soy qu'il est le moindre et le plus petit des Apostres et le plus grand des pecheurs, et qu'il se fait tout à tous pour les gagner tous. Et il dit encores, [74] ce glorieux Saint: Qui est malade avec lequel je ne sois malade? qui est triste avec lequel je ne sois triste? qui est joyeux avec lequel je ne me resjouisse? qui est scandalisé avec lequel je ne sois bruslé? Certes, les anciens qui escrivoyent les vies des Saints estoyent tres exacts à rechercher leurs defauts et pechés, les racontant et declarant à fin d'exalter et magnifier Nostre Seigneur qui estoit glorifié en eux, les ayant relevés de leurs miseres, convertis et faits des grans Saints.

            Revenons maintenant à nostre glorieux et tout aymable saint Jean. Il avoit certes fort peu de tares et imperfections, estant si pur et si chaste. Il estoit encores jeune lors qu'il fut preoccupé, avec son frere saint Jacques, de cette sotte affection d'ambition de vouloir estre l'un à la dextre et l'autre à la senestre de Nostre Seigneur. Il est à croire qu'ils concerterent eux deux comme ils feroyent pour parvenir en cette dignité; ils ne vouloyent pas la demander, o non, car les ambitieux, de peur d'estre estimés tels, n'ont garde de demander eux mesmes l'honneur. Ils trouvent donques un expedient entre eux, disant: Nostre mere est une bonne femme qui nous affectionne grandement, elle fera bien cela pour nous; et nostre Maistre nous ayme bien, il nous accordera sans doute cette faveur. Il est vray qu'il les aymoit grandement, specialement saint Jean, son bien-aymé Disciple, qui estoit le cœur le plus aymable que l'on peust s'imaginer. Ils vont donques prier leur mere de faire cette requeste; elle, qui estoit toute desireuse du bonheur de ses enfans, s'en va trouver Nostre Seigneur pour ce sujet, comme dit un des Evangelistes, et, rusee comme un petit renardeau, elle va autour de ses pieds avec tant de genuflexions et d'humiliations, elle se prosterne devant luy pour gagner ses bonnes graces à fin qu'il luy donnast ce qu'elle souhaittoit de luy.

            Ce divin Sauveur la voyant luy dit: Que demandez-vous? Et elle respondit: Une petite chose ay-je à vous demander, Seigneur. Voyez-vous cette bonne femme, comme elle fait mille tours et retours, n'allant point simplement. Or, c'est l'amour propre qui faisoit cela; [75] elle n'avoit garde de luy dire: Je veux une telle chose, octroyez-moy cette grace; o non, car l'amour propre est plus sage et discret que cela, il fait faire des preambules et harangues bien composées, avec une humilité feinte et fausse, à fin que l'on pense que nous sommes bien braves et prudens. C'est une mauvaise beste qui nous porte beaucoup de dommage, nous empeschant d'aller simplement et rondement en toutes nos actions, nous faisant chercher nostre propre interest et satisfaction en toutes choses. Il s'en trouve fort peu, voire mesme entre les plus spirituels, qui regardent purement Dieu sans rechercher leur propre contentement, ne desirant que le contenter et non se contenter soy mesme.

            Il luy dit donques: Que voulez vous? car le Sauveur ne se plaisoit point à tant de discours, luy qui ayme uniquement la simplicité. Elle repartit: Seigneur, je demande que mes enfans soy eut assis, l'un à ta dextre, l'autre à ta senestre en ton royaume. Et ses enfans qui estoyent avec elle adjousterent: Nous voulons, Seigneur, que tout ce que nous vous demanderons vous nous le donniez. Voyez-vous que nostre misere est grande! Nous voulons que Dieu fasse nostre volonté, et nous ne voulons pas faire la sienne sinon lors qu'elle se trouve conforme à la nostre. La pluspart de nous autres, si nous nous examinons bien, nous trouverons que nos demandes sont grandement impures et imparfaites: si nous sommes à l'oraison, nous voulons que Dieu nous parle, qu'il nous vienne visiter, consoler et recreer, nous luy disons qu'il fasse cecy, qu'il nous donne cela; et s'il ne le fait pas, quoy que pour nostre plus grand bien, nous nous en inquietons, troublons et affligeons.

            Nostre ame a deux enfans, l'un desquels est le propre jugement et l'autre la propre volonté, et veulent tous deux estre assis, le jugement à la dextre et la volonté à la senestre. Ouy, car nostre jugement veut gaigner par dessus tous les autres et ne se veut point sousmettre, ni nostre propre volonté non plus. Il s'en trouve plusieurs qui obeissent, mais extremement peu qui sousmettent leur jugement et quittent entierement leur volonté. Il [76] s'en trouve beaucoup qui s'humilient, qui se mortifient, portent la haire, font des penitences et austerités, qui prient et font oraison, mais fort rares sont ceux qui sousmettent entierement leur propre jugement et leur propre volonté.

            Rien ne nous porte tant de prejudice en la vie spirituelle, et nous empesche autant d'avancer en la voye de Dieu; car si sa sainte volonté regnoit en nous, nous ne commettrions jamais aucun peché, nous n'aurions garde de vivre selon nos inclinations et humeurs; non certes, car elle est la regle de toute bonté. En fin, cette propre volonté est celle, comme dit saint Bernard, qui bruslera en enfer. Si elle est au Ciel on l'en met dehors, car les Anges en furent chassés parce qu'ils avoyent une propre volonté et vouloyent estre semblables à Dieu; pour cela ils tresbucherent aux enfers. Si elle est au monde, elle ruine et gaste tout. Lors que nous trouvons quelque chose en nous qui n'est pas conforme à la volonté de nostre cher Sauveur, nous nous devons prosterner devant luy, et luy dire que nous detestons et desavouons cela et tout ce qui est en nous qui luy peut desplaire et qui est contraire à son amour, luy promettant de ne vouloir rien que ce qui sera conforme à son bon playsir et vouloir divin.

            Nostre Seigneur respondit donc à cette femme et à ses enfans: Vous ne sçavez ce que vous demandez. Ils ne sçavoyent ce qu'ils demandoyent, de vray, puisqu'au Ciel il n'y a point de gauche, car c'est là où sont les damnés qui sont privés de la presence de Dieu; il n'y a que la dextre où sont les Bienheureux qui jouissent et jouiront eternellement de l'Essence divine qui les comblera de toute sorte de contentement et felicité. Nous ne sçavons ce que nous demandons lors que nous disons à Nostre Seigneur qu'il fasse nostre volonté et qu'il nous donne ce que nous desirons. O non certes, car ne sçavez-vous pas, mes cheres ames, que tout nostre bien et bonheur depend d'estre entierement abandonné à la Providence divine, ne cherchant que son bon playsir, estant parfaitement sousmis à sa tres sainte volonté, [77] nous resjouissant de la voir accomplir en nous et en toutes creatures, quoy que ce soit avec des afflictions et des souffrances? Nous avons quelquefois affection et inclination à prattiquer les vertus qui sont selon nostre volonté. Par exemple, une personne qui sera malade, si nous luy disons: Mon enfant, ne sçavez-vous pas bien que les peines et souffrances prises avec patience et sousmission au vouloir divin sont uniquement aggreables à sa Majesté? Ouy, vous respondra-t-elle, mais je voudrois estre au chœur pour prier Dieu comme les autres, je voudrois faire des penitences et mortifications et les actions de vertu comme eux, avec ferveur et sentiment. Voyez-vous, elle voudroit servir Dieu en l'action, et Dieu veut qu'elle le serve en patissant et souffrant pour son amour.

            Le divin Sauveur dit à ses Apostres sur ce sujet de l'ambition de ces deux Saints: Ne pensez pas que pour avoir des preeminences et dignités en mon Royaume vous ayez pour cela plus de gloire et d'amour. Vous autres que j'ay choisis et esleus pour estre assis sur des throsnes pour juger avec moy au jour du jugement, vous n'en serez pas plus haut et n'aurez pas plus de gloire pour cela. O non, car ma Mere qui n'a pas esté esleüe à telle dignité, ne lairra pourtant d'avoir infiniment plus de gloire et d'amour au Ciel que vous et d'autres aussi.

            Il y a un amour affectif et l'autre effectif, comme il y a deux manieres de souffrir le martyre: l'un est affectif et l'autre effectif. Saint Jean fut martyr de la premiere maniere, Dieu ne permettant pas qu'il fust martyr effectif, ains seulement de volonté et affection; car l'huile bouillant qu'on avoit preparé pour le mettre, et dedans lequel on le mit, ne luy fit aucun mal, ains luy fut aussi doux et suave que si c'eust esté un bain des plus aggreables. Saint Jacques fut martyr effectif, car Dieu luy fit la grace de mourir pour son amour, quoy que saint Jean ne laissa pas d'avoir la recompense et couronne du martyre.

            Nostre divin Maistre dit donques à ces deux Saints: Pouvez-vous boire avec moy le calice qui m'est [78] preparé? car je suis descendu du Ciel pour faire la volonté de mon Pere qui m'a envoyé et pour parachever son ouvrage. Ils respondirent: Nous le pouvons. Et il adjousta: Sçavez-vous que c'est que boire mon calice? Ne pensez pas que ce soit avoir des dignités, des faveurs et consolations, o non certes; mais boire mon calice c'est participer à ma Passion, endurer des peines et souffrances, des clous, des espines, boire le fiel et le vinaigre.

            O que ces faveurs sont grandes! Que nous devons estimer à grand bonheur de porter la croix et estre crucifiés avec nostre doux Sauveur! Les Martyrs beuvoyent tout d'un coup ce calice, les uns en une heure, les autres en deux et trois jours, d'autres en un moys. Nous pouvons estre martyrs et le boire, non en deux et trois jours mais toute nostre vie, nous mortifiant continuellement, comme font et doivent faire les Religieux et Religieuses que Dieu a appellés en la Religion pour porter sa croix et estre crucifiés avec luy. N'est-ce pas un grand martyre de ne faire jamais sa propre volonté, sousmettre son jugement, escorcher son cœur, le vuider de toutes ses affections impures et de tout ce qui n'est point Dieu, ne point vivre selon ses inclinations et humeurs ains selon la volonté divine et la rayson? C'est un martyre qui est fort long et ennuyeux et qui doit durer toute nostre vie, mais nous obtiendrons à la fin d'icelle une grande couronne pour nostre recompense si nous sommes fidelles à cela.

            Lors que quelque grande princesse ou seigneur meurt d'une mort inopinée, on ouvre son corps pour voir de quelle maladie il est mort, et quand on a trouvé la cause de son trespas l'on est content et ne passe-t-on pas plus outre. Nostre Seigneur estant sur l'arbre de la croix, il dit avant que de rendre l'esprit ces paroles, mais d'une voix haute, esclattante et ferme: Mon Pere, je recommande mon esprit entre vos mains, et rendit son esprit tout incontinent en les prononçant; l'on ne pouvoit croire qu'il fust mort, l'ayant ouy parler tout à l'heure d'une voix si forte qu'il ne sembloit pas qu'il [79] deust si tost mourir; de sorte que le capitaine des soldats vint pour sçavoir s'il estoit vrayement trespassé, et voyant qu'il l'estoit, il commanda qu'on luy donnast un coup de lance au costé; ce que l'on fit, et donna-t-on droit contre son cœur. Son costé estant ouvert, l'on vit qu'il estoit vrayement mort, et de la maladie de son cœur, cela veut dire de l'amour de son cœur.

            Nostre Seigneur voulut que son costé fust ouvert pour plusieurs raysons. La premiere est à fin qu'on vist les pensées de son cœur, qui estoyent des pensées d'amour et de dilection pour nous, ses bien aymés enfans et cheres creatures, qu'il a creées a son image et semblance, à fin que nous vissions combien il desire de nous donner de graces et benedictions, et son cœur mesme, comme il fit à sainte Catherine de Sienne. J'admire cette grace incomparable dequoy il changea de cœur avec elle; car auparavant elle prioit ainsy: «Seigneur, je vous recommande mon cœur,» mais despuis elle disoit: «Seigneur, je vous recommande vostre cœur,» de sorte que le cœur de Dieu estoit son cœur. Certes, les ames devotes ne doivent point avoir d'autre cœur que celuy de Dieu, point d'autre esprit que le sien, point d'autre volonté que la sienne, point d'autres affections que les siennes ni d'autres desirs que les siens, en somme elles doivent estre toutes à luy.

            La seconde rayson est à fin que nous allions à luy avec toute confiance, pour nous retirer et cacher dedans son costé, pour nous reposer en luy, voyant qu'il l'a ouvert pour nous y recevoir avec une benignité et amour nom-pareil, si nous nous donnons à luy et que nous nous abandonnions entierement et sans reserve à sa bonté et providence.

            Vous me demanderez peut estre les raysons pour lesquelles nos cœurs à nous autres sont si cachés qu'on ne les voit point. Pour deux raysons il est expedient qu'il soit ainsy. La premiere, pour ce que l'on auroit horreur de descouvrir dans les cœurs des meschans et grans pecheurs des choses si sales, horribles et tant de miseres; car sainte Catherine, qui avoit receu ce don de Dieu, de [80] penetrer les consciences et connoistre les pechés les plus secrets, en avoit une si grande horreur, qu'il failloit qu'elle se destournast pour s'empescher de les voir. Et de nostre temps, le bienheureux Philippe Nerius avoit receu cette mesme grace de la divine Bonté; souvent il se bouchoit le nez pour ne sentir une si grande puanteur qui sortoit des pecheurs. L'autre rayson est parce qu'il n'est pas expedient que l'on voye le cœur des bons, de peur qu'ils ne tombent en vanité ou que cela ne donne de la jalousie aux autres. Or, en Nostre Seigneur il n'y avoit rien à craindre que l'on vist son cœur, parce qu'il n'y avoit rien en luy qui peust donner de l'horreur, puisqu'il estoit si pur, si saint et la pureté mesme; il ne pouvoit point aussi tomber en vanité, luy qui estoit l'Autheur de la gloire.

            Je considere la ferveur avec laquelle ces deux Saints respondirent à Nostre Seigneur lors qu'il leur parla de boire son calice: Nous le pouvons, dirent-ils. Voyez-vous, lors que nous avons des chaleurs, des bons sentimens et consolations il nous semble que nous ferons des merveilles; mais aux moindres petites occasions, nous choppons et donnons du nez en terre. Si l'on nous touche le bout du doigt ou le bout du pied, nous nous retirons aussi tost; si on nous dit une petite parole qui ne soit pas selon nostre gré, nous nous offensons. Nous faisons comme ces soldats d'Ephraïm, lesquels avoyent fait des grans exploits de guerre et avoyent tant de vaillance en imagination qu'ils pensoyent massacrer tous leurs ennemis; mais quand ce vint au fait et au prendre ils devïndrent pasles et sans courage, tournant le dos. Nous en sommes de mesme, car nous faisons en esprit de beaux exploits et de belles resolutions, nous imaginant que nous faisons choses et autres pour Dieu; mais quand ce vient aux occasions, nous tournons le clos et manquons de courage et de fidelité.

            Saint Pierre dit à Nostre Seigneur avec une grande ferveur: Je ne vous quitteray point, mais je mourray avec vous; et à la seule voix d'une chambriere, il le renia trois fois. Certes, lors qu'il nous vient de ces [81] ardens desirs de faire de grandes choses pour Dieu, nous devons alors plus que jamais nous approfondir en l'humilité et defiance de nous mesmes et en la confiance en Dieu, nous jettant entre ses bras, reconnoissant que nous n'avons nul pouvoir pour effectuer nos resolutions et bons desirs, ni faire chose quelconque qui luy soit aggreable; mais en luy et avec sa grace toutes choses nous seront possibles. Celuy-là seroit bien fol qui voudroit faire quelque grand bastiment et edifice et ne considereroit pas auparavant s'il a de quoy payer et satisfaire pour cela. Nous autres qui voulons acheter le Ciel, et faire ce grand bastiment et edifice de la perfection, nous sommes des fols lors que nous ne considerons pas si nous avons de quoy payer et ce qu'il faut donner pour l'avoir; faute de cette consideration, nous demeurons court en chemin.

            La monnoye avec laquelle il nous faut acheter cette perfection, c'est nostre propre volonté, laquelle il nous faut vendre et nous en desfaire, la quittant entierement. Il faut renoncer à nous mesme et prendre la croix, il faut sousmettre nostre propre jugement, il nous faut desfaire de nos mauvaises inclinations et humeurs. En fin nous ne l'acquerrons jamais par une autre voye; il nous faut vendre tout pour avoir cette precieuse perle de l'amour sacré que Dieu se prepare à nous donner, si nous sommes fidelles à travailler pour l'acquerir. Bienheureuses sont donques les ames qui boivent le calice avec Nostre Seigneur, qui se mortifient, portent la croix et souffrent amoureusement pour son amour, et qui reçoivent egalement de sa main toutes sortes d'evenemens. Mais, mon Dieu, qu'il s'en trouve peu! Toutefois, je ne dis pas cela sans faire quelques exceptions.

            Vous me direz neanmoins qu'il y en a tant qui desirent de souffrir et porter la croix; et c'est la verité. Je le sçay qu'il y en a plusieurs qui le desirent, et demandent à Dieu les peines et afflictions, le priant qu'il les fasse souffrir; mais c'est avec cette condition qu'il les visite et console souvent en leur souffrance, qu'il leur tesmoigne qu'il l'a aggreable, qu'il se plaist de les voir souffrir, et [82] qu'il les en recompensera bien d'une gloire immortelle. Il y en a aussi plusieurs qui desirent et veulent sçavoir le degré de gloire qu'ils auront au Ciel. Certes, c'est une tres grande impertinence, car nous ne devons en façon quelconque nous enquerir de cela. Nous devons servir la divine Majesté le mieux et le plus fïdellement que nous pourrons, observant exactement ses commandemens, ses conseils et ses volontés, et avec le plus de perfection, de pureté et d'amour qu'il nous sera possible, et ne nous point enquerir de la recompense qu'il nous donnera, laissant cela à sa Bonté qui ne manquera pas de nous recompenser d'une gloire infinie et incomprehensible, se donnant soy mesme à nous pour recompense, tant il fait d'estat et a aggreable ce que nous faisons pour luy. En somme c'est un bon Maistre, il nous faut seulement estre serviteurs et servantes bien fideles, et asseurement il nous sera fidele Remunerateur.

            C'est un bonheur incomparable de servir ce divin Sauveur de nos ames et boire avec luy son calice. Voyez-vous cette grande sainte Catherine de Sienne, laquelle prefera la couronne d'espines à celle d'or? Nous en devons faire le mesme, car en fin le chemin de la croix, des souffrances et afflictions est un chemin asseuré qui nous conduit à Dieu et à la perfection de son amour, si nous sommes fideles. Pour conclusion, il nous faut courageusement boire le calice de Nostre Seigneur et estre crucifiés avec luy en cette vie, et si nous suivons ses exemples et vestiges, sa Bonté nous fera la grace d'estre avec luy glorifiés en l'autre, où nous conduisent le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [83]

 

XII. Sermon de Vêture pour la fête de saint Claude

 

6 juin 1617

 

            L'on a tousjours fait de grandes solemnités à la reception des ames qui se sont consacrées à Dieu pour le servir en Religion; mais je remarque que l'on en a tousjours fait davantage pour celle des filles que non pas pour celle des hommes; et pour moy je crois que c'est parce qu'estant d'un sexe plus fragile, l'on doit d'autant plus admirer et solemniser la force qu'elles ont à se desprendre de toutes les choses de la terre. Leur generosité fait certes honte à beaucoup de personnes qui se tiennent pour bien vaillantes et courageuses.

            Celles-cy estiment grandement, disent-elles, le bonheur d'estre tout à Dieu. Mais pourquoy donques, s'il est vray que vous l'estimez tant, ne vous retirez-vous en Religion pour appartenir plus entierement à Nostre Seigneur et le servir plus parfaitement, puisque vous n'avez point de legitime occasion de demeurer dans le monde? O Dieu, je ne me puis destacher de telles et telles choses que j'ayme tant; je le desirerois bien, mais je ne puis. [85] Confessez donques que vous manquez de force et de courage et que vous vous laissez surmonter par des ames que vous estimiez plus foibles et plus fragiles que vous. Mais à fin que les uns et les autres ayent occasion de s'humilier, il faut que nous reconnoissions que nostre force et nostre courage ne vient pas de nous, car le grand Apostre saint Paul dit que toute nostre suffisance vient du Ciel. C'est au Saint Esprit à qui nous en devons rendre la gloire, d'autant qu'il se plaist à choisir les choses les plus foibles et viles pour manifester sa grandeur et son incomprehensible bonté.

            Chose fort admirable que la diversité des attraits du Saint Esprit! L'Espouse, au Cantique des Cantiques, dit à son divin Espoux: Ton nom, o mon Bien-Aymé, est comme un huile et un baume respandu; il donne une si bonne odeur par toute la terre, que les jeunes filles t'ont desiré. O que grand est le bonheur des jeunes filles qui desirans Nostre Seigneur se viennent toutes consacrer à son amour! Je n'entens pas, par ce mot de jeunes, parler de celles qui le sont d'aage, bien que le bonheur de celles cy soit tres grand de pouvoir dedier leurs premieres et meilleures années au service de la divine Majesté; ains je veux dire celles qui sont encores tendres et jeunes à la devotion. Mais que pensez-vous que soyent ces odeurs qui les attirent? O que cette divine amante, et nous aussi, avons bien rayson de nous estonner, car ces odeurs ne sont autre chose sinon les croix, les espines, les clous, la lance. O Dieu, quelle merveille est celle-cy, que Nostre Seigneur se fasse desirer et attire les ames à sa suite par le moyen de tout ce qui est si rude et si affreux au sens humain!

            Voyez-vous, nous n'avons point accoustumé de tromper les filles qui se presentent pour estre receues dans les Religions; car nous leur disons qu'elles meurent en y entrant, et qu'il ne faudra plus qu'elles vivent à tout ce à quoy elles ont vescu au monde. Au monde vous viviez à [85] vostre propre volonté, et maintenant il la faudra faire mourir; vous viviez en tous vos sens, desormais il faut qu'ils soyent morts. Vous viviez en l'esperance d'avoir des biens que les anciens philosophes ont voulu appeller de fortune, à sçavoir les richesses, les honneurs, les grandeurs, les preeminences; desormais il faut mourir à cela. Vous ne possederez plus rien en propre, l'on ne preschera plus vos louanges, il ne sera plus fait aucune mention de vous, non plus que si vous n'estiez plus au monde. Bref, il faut que vous mouriez à la propre volonté, à la volupté et à la vanité.

            Mourir à la volonté, o que ce point est necessaire! l'on ne sçauroit assez peser sa necessité. Un jour le grand saint Basile considerant cecy, se demanda: Ne seroit-il pas possible de servir Dieu parfaitement faisant de grandes et rudes penitences et austerités, voire de grandes œuvres pour Nostre Seigneur, conservant sa propre volonté? Et soudain apres, il s'imagina que Nostre Seigneur et tres sacré Maistre luy respondoit: Je me suis vuidé de ma propre gloire, je suis descendu du Ciel, j'ay pris sur moy toutes les miseres humaines, et en fin finale je suis mort, et de la mort de la croix. Et pourquoy tout cela? C'est peut estre pour patir, et par ce moyen sauver les hommes; ou, par adventure, l'ay-je fait par mon choix? O non, pardonnez-moy, la seule cause pour laquelle j'ay fait tout ce que j'ay fait, ç'a esté pour me sousmettre à la volonté de mon Pere qui estoit telle. Et pour monstrer que ce n'est pas par mon choix, il faut que vous sçachiez que si la volonté de mon Pere eust esté que je fusse mort d'une autre mort que celle de la croix, ou bien que j'eusse vescu en delices, je me serois trouvé tout aussi prompt que j'ay fait, parce que je n'estois pas venu en ce monde pour faire ma volonté, mais celle de mon Pere qui m'a envoyé. O Dieu, si nostre cher Sauveur, dont la volonté ne pouvoit estre que tousjours absolument parfaitte, et partant ne pouvoit choisir aucune chose qui ne fust tres aggreable à son Pere, n'a point voulu vivre selon icelle, comme est-ce donques que nous autres [86] aurons bien la hardiesse de laisser vivre la nostre, le choix de laquelle, pour l'ordinaire, gaste toutes nos œuvres?

            Mieux vaudroit mesme estre eslevé en dignités contre nostre volonté (et il y aurait sans comparaison plus d'humilité à les accepter), que non pas de les refuser par nostre choix et eslection, nous en reconnoissant indignes. Nous en voyons l'exemple aujourd'huy en ce grand saint Claude duquel nous celebrons la feste. Apres avoir donné des rares exemples de vertu à l'ordre clerical, estant chanoine de Besançon, il fut esleu d'un commun consentement Archevesque de cette ville; et bien que son humilité faisoit qu'il s'en croyoit indigne, il ne laissa pas de l'accepter, parce que le Superieur commandoit, le Pape ordonnoit, et le commun consentement du peuple luy faisoit connoistre que c'estoit la volonté de Dieu. C'est orgueil de rechercher les charges, les preeminences, et au contraire ce serait temerité de les refuser lors qu'elles nous sont presentées par ceux qui ont du pouvoir sur nous.

            En fin, point de vraye vertu sans la mort de la propre volonté, et saint Bernard nous dit tout court que rien ne brusle en enfer que la propre volonté. Mais ce n'est pas tout, car nous disons à ces filles qui veulent entrer en Religion qu'il faut mourir à tous leurs sens, à sçavoir, qu'il ne faut plus avoir d'yeux pour voir ni d'oreilles pour ouïr, et ainsy des autres; on leur devra donques retrancher leurs fonctions. Vous aviez accoustumé de porter la veüe haute et les yeux tousjours ouverts pour regarder toutes choses; desormais il la faudra porter basse, n'ouvrant les yeux que pour la necessité et non point pour le service de la curiosité. Les habits que nous leur donnons font assez entendre tout cela, mais particulierement le voile que nous leur mettons dessus la teste, lequel leur monstre qu'elles ne se doivent plus servir de leurs sens ni de leurs puissances [87] pour aucune chose de la terre, ains que, comme des filles mortes, rien ne devra plus vivre en elles de tout ce qui y a vescu jusques à l'heure presente. Bref, il faut que vous mouriez à vostre vie civile, leur repetons-nous, car, ainsy que nous avons desja dit, vous n'aurez plus de reputation, l'on ne parlera plus de vous que comme d'une personne morte; aussi vous revestira-t-on du sac noir qui vous en doit faire resouvenir.

            Mais pourquoy ainsy mourir à toutes choses, et si particulierement à soy mesme? Non certes pour autre sujet sinon à fin que Jesus Christ vive en vous. Et quoy, Jesus Christ glorifié? O non, pas encores, ce sera là haut au Ciel qu'il vivra en nous glorifié; mais pour l'heure presente ce doit estre Jesus crucifié, car nous sommes au temps de la souffrance, non de la jouissance. Escoutez saint Paul qui parle de luy mesme: Je vis, dit-il, mais ce n'est pas moy, ains c'est mon Seigneur qui vit en moy; non pas mon Seigneur glorifié, ains mon Seigneur crucifié. Au demeurant, je m'estonne grandement comme on a le courage de venir au service de Dieu, puisqu'on ne promet point des consolations ni des delices, ains qu'il faudra tousjours travailler et souffrir, tousjours se mortifier et humilier. O sans doute, il y a une vertu secrette qui opere en cecy; c'est la force des attraits du Saint Esprit qui le fait ainsy pour sa plus grande gloire.

            Ce pendant, je considere qu'en l'Evangile d'aujourd'huy, qui est celuy des talens que le seigneur bailla à ses serviteurs lors qu'il alla faire son voyage, il est rapporté qu'il en donna un, puis deux, puis cinq. C'est un grand talent que celuy de vivre chrestiennement et en l'observance des commandemens de Dieu; neanmoins celuy qui en a receu deux, c'est à dire qui avec celuy cy a receu celuy de vouloir pretendre à la perfection de la vie chrestienne, est desja beaucoup plus favorisé; mais, o Dieu, combien grand est le bonheur de celuy qui a receu en outre les trois talens auxquels sont encloses toutes les perfections chrestiennes! Ce sont ces trois principaux conseils de Nostre Seigneur: l'obeissance, [88] la chasteté et la pauvreté; ce sont ces trois vœux effectuels qui nous unissent à Dieu (je dis effectuels, et non pas seulement voués). Par ces trois vœux nous luy consacrons et dedions tout ce que nous avons: par celuy de pauvreté nous donnons nos biens et toutes les pretentions que nous avions d'en posseder; par celuy de chasteté nous donnons nostre corps, et par celuy d'obeissance nous donnons nostre ame avec toutes ses puissances.

 

XIII. Sermon de Vêture pour la fête de Notre-Dame des Neiges

 

5 août 1617

 

            Nostre Seigneur parlant les paroles de la vie eternelle, une femme s'esleva d'entre le peuple, disant: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succèes. Voyez-vous, nostre divin Maistre presche, et cette femme se prend à louer Nostre Dame. Hé certes, ce n'est pas sans rayson, d'autant que de la devotion de Nostre Seigneur naist tout incontinent celle de sa tres sacrée Mere, et nul ne peut aymer l'un sans l'autre. La sainte Eglise a accoustumé de nous faire lire cet Evangile aux festes de Nostre Dame, mais tout particulierement aujourd'huy que nous en celebrons une à son honneur. Il me semble mesme que l'histoire que l'Eglise nous presente en ce jour a une tres grande correspondance avec cet Evangile.

            On rapporte donques qu'il y avoit dans la ville de Rome un homme noble nommé Jean, lequel n'ayant point d'enfans, desira de consacrer tous ses biens à la divine Majesté, mais à l'honneur de Nostre Dame; sa femme estoit du mesme sentiment. Or, ne sçachant comme ils le pourroyent faire pour luy estre plus aggreables, ils se mirent en priere; et la nuit il leur fut dit [90] en songe d'aller sur le monticule nommé Esquilin, et de faire bastir une eglise à l'honneur de la sacrée Vierge Nostre Dame en l'endroit qu'ils trouveroyent couvert de neige. Miracle certes tres grand au mois d'aoust et en la ville de Rome où les chaleurs sont si excessives. Ce bien heureux Jean s'en alla declarer sa revelation au Pape, et il se trouva que celuy-cy avoit eu le mesme signe. Les trois revelations estans confrontées, on visita le lieu, on remarqua la place, et lors on y bastit l'eglise qui y est encores aujourd'huy et que l'on nomme Sainte Marie Majeure.

            Revenons maintenant à nostre Evangile. Cette bonne femme s'estant escriée: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées, Nostre Seigneur respondant dit: Il est vray; comme qui diroit: Voire! mais bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent, c'est à sçavoir, qui la mettent en effect. L'on en voit qui oyant parler de la Mort du Sauveur pleurent fort tendrement, et neanmoins ne laissent pas de nourrir en eux mille sortes d'imperfections contre cette sainte Passion sur laquelle ils ont pleuré.

            Vous autres qui faites profession de la spiritualité sçavez la difference qu'il y a entre l'amour effectif et l'amour affectif. Nostre Seigneur ne se contente pas de l'affectif si on ne luy donne encores l'effectif. Ne voyez-vous pas qu'il ne dit pas seulement estre bienheureux ceux qui escoutent sa parole, ains adjouste ceux qui l'observent? Dieu monstre assez qu'il ne juge pas qu'on l'escoute si on ne l'effectue avec affection de sousmission et d'obeissance; aussi se plaint-il de son peuple parce que luy ayant parlé, il n'en a pas esté ouy; c'est à dire qu'ils n'ont pas mis en effect ses paroles, d'autant qu'ils l'avoyent bien ouy de leurs oreilles. Or, cela ne suffit pas, car il veut que nous l'escoutions avec le dessein d'en faire nostre proffit. De mesme quand nostre divin Maistre dit, parlant des Superieurs: Qui vous escoute m'escoute et celuy qui vous mesprise me mesprise, c'est comme s'il disoit: Je tiens que [91] ceux qui vous obeissent c'est à moy qu'ils obeissent; et ceux qui mesprisent vos paroles ne s'en voulant pas servir, je tiens que ce sont mes paroles mesme qu'ils mesprisent.

            Sur ce propos, il me souvient d'avoir expliqué une fois en cette chaire comment nous devons faire pour entendre la parole de Dieu et la predication avec utilité. J'adjouste maintenant que, outre l'intention que nous y devons avoir apportée d'en vouloir faire nostre proffit et l'attention durant icelle, nous devons par apres demeurer quelque temps renfermés dans le fond de nostre ame, je veux dire recueillis, pour ruminer ce que nous avons entendu. Et à fin que les distractions ne viennent se poser sur nostre cœur et troubler nostre repos, il nous faut faire ce que fit Salomon en son Temple: tout le couvert estoit d'or, mais redoutant que les oyseaux ne le salissent venant à se nicher et reposer dessus, il le fit garnir de pointes, moyennant lesquelles le toit ne pouvoit estre endommagé. De mesme, si nous voulons avoir soin de garder nostre cœur des suggestions et distractions du malin esprit, il faut, au sortir de la predication, le garnir d'aspirations et oraisons jaculatoires sur le sujet d'icelle, invoquant la divine Misericorde pour nous fortifier à fin de mettre en effect ce que nous avons affectionné.

            Voyez-vous ce bon homme Jean dont nous faisons mention, il fut prompt à suivre l'attrait de Dieu; car estant inspiré de luy donner tous ses biens, et ne sçachant comme il le pourrait executer à sa gloire et à l'honneur de Nostre Dame à laquelle il avoit une si particuliere devotion, il se mit en priere et il entendit ce qu'il devoit faire. O que c'est une bonne chose que la priere! Mais le bonheur de ce saint homme ne consistoit pas à sçavoir la volonté de Dieu, s'il ne l'eust incontinent suivie comme il fit. O que ceux là sont heureux qui estans inspirés, comme ce bien heureux Jean et sa femme, de se dedier et consacrer à Dieu avec tout ce qu'ils possedent, ont recours à la priere pour connoistre en quel lieu ils le pourront faire pour sa plus grande gloire et pour l'honneur de [92] nostre tres digne Maistresse; car, ainsy que nous l'avons desja declaré, point de devotion pour Dieu sans affection de plaire à Nostre Dame.

            Mais qui est-ce, je vous prie, qui ne luy en auroit, veu qu'elle est nostre tres aymable Mere? Et qu'il ne soit vray, escoutez l'Espoux au Cantique des Cantiques lors qu'il luy dit: Ton ventre, o ma Bien-Aymée, est comme un monceau de grains de froment qui est tout entouré de lys de la pudeur de sa virginité. Que veut-il signifier ce divin Amant, sinon que Nostre Dame a porté tous les Chrestiens en son sein? Et si bien elle ne produit que ce grain duquel il est escrit que s'il n'est jettè en la terre il demeurera seul, et s'il y est jetté et couvert il germera et en produira plusieurs, à qui est ce, je vous prie, doit-on attribuer la production de ces autres grains, sinon à celle qui a produit le premier, Nostre Seigneur estant Fils naturel de Nostre Dame? Bien qu'elle n'ait porté que luy en effect clans son sein, elle a pourtant porté tous les Chrestiens en la personne de son divin Fils, car ce beni grain nous a tous produits par sa mort; de mesme la datte estant plantée produit la palme de laquelle viennent par apres quantité d'autres dattes; et pourquoy ne dira-t-on pas que ces dattes appartiennent à la premiere dont la palme est sortie?

            Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succèes. Nous avons tous esté nourris de ces sacrées mammelles, car Nostre Seigneur en ayant tiré sa nourriture et les ayant succées, nous a par apres nourris des siennes. Il a, nostre tres cher Maistre, des mammelles tres douces et tres delectables, comme nous le tesmoigne sa divine Espouse, disant: O mon Bien-Aymé, que tes mammelles sont douces! Elles sont meilleures que le vin de tous les contentemens de ce monde. O Dieu, que nous devons d'honneur, d'amour et d'affection à Nostre Dame, tant parce qu'elle est Mere de nostre Sauveur que parce qu'elle est encores la nostre!

            Il se trouve beaucoup de personnes qui estans chrestiennes protestent qu'elles veulent dedier et offrir à Dieu [93] tout ce qu'elles ont, tout ce qu'elles sont, parce qu'elles connoissent que tout luy appartient, et aymeroyent mieux mourir que de l'offenser mortellement. Mais il est vray aussi qu'elles veulent se reserver la disposition de leurs biens, et quoy qu'elles soyent resolues de vivre en l'observance des commandemens de Dieu, elles veulent neanmoins retenir la volonté de faire tout plein de petites choses qui ne sont pas contre la charité, mais qui vont biaisant; ce sont des choses perilleuses, lesquelles si bien elles ne nous font pas perdre la charité, ne laissent pas de desplaire à la divine Majesté. Dieu est jaloux de nostre amour, c'est pourquoy il va jettant ses inspirations sur des ames qu'il separe d'entre les autres, lesquelles par une puissante resolution se viennent consacrer et dedier leur cœur avec toutes ses affections, leur corps et leurs biens à son honneur et gloire, choisissant l'estat de la Religion pour y vivre avec plus de perfection et moins de danger de se perdre et divertir de leur sainte resolution.

            Cet estat est certes le plus parfait apres celuy de ceux qui sont sous le caractere de la consecration episcopale, d'autant que l'on ne s'en peut plus departir. Le martyre n'est pas un estat à cause de sa briefveté, ains se doit plustost appeller une voye courte et passagere, que non pas un estat. Ces ames donques qui sont si genereuses que de se venir toutes abandonner à Dieu sans aucune reserve, se jettant sous les loys de la Religion et se liant si estroittement que jamais plus elles ne s'en peuvent desprendre, font non seulement comme toutes les fleurs jaunes qui se vont tousjours tournant du costé du soleil, mais aussi comme celle qu'on appelle tourne-soleil, laquelle ne se contente pas de tourner sa fleur, ses feuilles et sa tige contre iceluy, ains encores, par une secrette merveille, tourne aussi sa racine qui est dessous terre. Ainsy ces benites ames ne veulent pas [94] seulement se tourner et abandonner à Dieu à demi, mais tout entieres; elles mesmes et tout ce qui en depend: les feuilles des vaines esperances que le monde donne, la fleur de leur pureté et les fruits de tout ce qu'elles feront et possederont à jamais.

            Elles disent à Nostre Seigneur, à l'imitation du grand saint Paul: Seigneur, que vous plaist-il que je fasse? Et ayant dit cela, elles se sousmettent à la conduite de leurs Superieurs, pour ne jamais plus estre maistresses d'elles mesmes ni de leur volonté, evitant par ce moyen la sentence du grand saint Bernard qui asseure que «celuy qui se gouverne soy mesme est gouverné par un grand sot.» Hé, pourquoy voudrions-nous estre maistres de nous mesme pour ce qui regarde l'esprit, puisque nous ne le sommes pour ce qui est du corps? Ne sçavons-nous pas que les medecins lors qu'ils sont malades appellent d'autres medecins pour juger des remedes qui leur sont propres? De mesme les advocats ne plaident pas leur cause, d'autant que l'amour propre a accoustumé de troubler la rayson.

            Je considere maintenant que ce ne fut pas sans rayson que la neige fut la marque de la verité de la revelation faite à ce bon homme Jean et sa femme. Nostre Seigneur pouvoit bien faire tomber de la manne comme il fit anciennement au desert pour les Israëlites, ou bien couvrir des plus belles fleurs cette place qu'il avoit choisie; mais il ne le voulut pas, d'autant qu'ès qualités de la neige se peuvent retrouver les conditions necessaires aux ames qu'il a esleües pour estre plus specialement siennes en la Religion. Premierement, je remarque la blancheur de la neige; secondement, son obeissance; troisiesmement, sa fecondité. Je laisse tout plein d'autres proprietés, comme seroit de dire qu'elle ne tombe jamais dessus la mer, au moins dessus la haute mer; et je pourrois adjouster que de mesme la sacrée et particuliere inspiration de se donner à Dieu sans reserve ne tombe point sur les ames qui voguent sur la haute mer de ce miserable monde et qui y sont eslevées sur les plus hautes dignités. Je sçay bien qu'il s'en est trouvé, comme [95] sainte Magdeleine, saint Matthieu et les autres; de mesme un saint Louys, une sainte Elizabeth; mais tous ceux-là sont rares, et partant nous pouvons bien dire que si cette bienheureuse inspiration y tombe, c'est tres rarement.

            Nous faisons comparaison de la blancheur de la neige à la blancheur d'une ame pure parce qu'elle surpasse toute autre blancheur; et qu'il ne soit vray, vous le verrez demain en l'Evangile où il est dit que Nostre Seigneur estant transfiguré, ses vestemens devinrent blancs comme neige. Cela monstre assez qu'il ne se trouvoit rien de plus blanc. Escoutez le Psalmiste royal David, lors que se plaignant à Dieu dequoy son ame estoit devenue par le peché plus noire qu'un ethiopien, il le prie qu'il luy plaise l'arrouser de son hyssope, et par ce moyen elle sera rendue plus blanche que la neige.

            Or, les ames divinement appellées à l'estat de Religion sont rendues blanches comme la neige, car par le vœu de chasteté elles renoncent à tous les playsirs de la chair, tant licites que illicites; et par apres leur viennent en contreschange les playsirs et contentemens de l'esprit. Le saint Prophete disoit au Seigneur: Une chose vous ay-je demandée, c'est celle que je requiers encores, que vous me meniez en vostre saint temple, à fin que là je jouisse de vostre volupté. Comme s'il vouloit dire que nul ne jouira des cheres caresses ni des delicieux playsirs de Nostre Seigneur, que ceux qui renonceront à tous les vains playsirs de la chair et du monde, puisqu'on ne sçauroit posseder les uns et les autres tout ensemble. Il est pourtant veritable que le Sauveur ayant deux mammelles, nourrit tous ses enfans de la misericorcle qui en distille. C'est en effect une certaine liqueur de misericorde qui retire le pecheur de son iniquité et la luy pardonne; mais l'autre de ses mammelles dont il nourrit les parfaits et les perfectionne tousjours davantage, jette une liqueur plus douce que le miel et plus suave que le nectar et l'ambroisie; elle est toute sucrée. Bienheureuses donc sont telles ames [96] qui renoncent absolument à tous les delices et playsirs de la chair qui nous sont communs avec les bestes, pour jouir de ceux de l'esprit qui nous rendent semblables aux Anges.

            Passons à la seconde qualité de la neige. Je dis qu'elle est obeissante. C'est le divin Psalmiste qui le declare, asseurant qu'elle fait la volonté de Dieu, qu'elle obeit à sa parole. Hé, voyez-la tomber: elle tombe si doucement! Voyez comme elle demeure sur la terre jusques à ce qu'il plaise à Dieu d'envoyer un rayon de soleil qui la vienne dissiper et faire fondre. O qu'elle est obeissante la neige! Telles sont les ames qui se dedient au Seigneur, car elles sont souples et se sousmettent absolument sous la discretion et conduite de ceux qui commandent, sans se laisser plus maistriser par leur propre volonté ni jugement. Et tout ainsy qu'elles ont renoncé à tous les playsirs de la chair, de mesme renoncent-elles sans reserve au playsir qu'elles avoyent accoustumé de prendre dans le monde, en suivant le mouvement de la propre volonté en tout ce qu'elles faisoyent. Desormais elles ne luy seront plus sujettes, ains au contraire elles seront sujettes aux Regles de leur Institut. O douce et amoureuse sujetion qui nous rend aggreables à Dieu!

            En troisiesme lieu, la neige est feconde. Les paysans et ceux qui labourent la terre asseurent que lors qu'il tombe mediocrement de la neige en hiver, la prise en sera plus belle l'année suivante, d'autant qu'elle empesche la terre des grandes gelées. Et si bien il semble que la neige ne puisse reschauffer la terre à cause de sa froideur, elle ne laisse pas de la rendre feconde pour la cause que je viens de dire, car le grain se garde seurement dessous. La vocation religieuse est une vocation feconde, d'autant qu'elle rend les actions les plus indifferentes, fertiles et tres meritoires. Le boire, le manger, le dormir sont des choses d'elles mesmes indifferentes et sans aucun merite. Je sçay bien qu'il faut manger et boire pour sustenter le corps, à fin qu'estant joint à l'ame, ils puissent par ensemble passer le cours de cette vie [97] selon l'ordonnance de Dieu; de mesme qu'il faut dormir pour, par apres, estre plus vigoureux pour servir la divine Majesté. Faire toutes ces choses ainsy, c'est obeir; au grand Apostre qui dit: Soit que vous mangiez, soit que vous beuviez, faites tout au nom de Dieu. Et certes, celuy qui fait ces actions autrement, ne vit pas en Chrestien mais en beste.

            Or, ceux qui sont en la Religion font toutes ces actions bien plus particulierement au nom de Dieu, d'autant qu'ils les font toutes par obeissance. Ils auroyent beau avoir appetit, qu'ils n'iroyent pas manger si la cloche ne les y appelloit; ils ne vont donques pas manger pour satisfaire à leur appetit, mais ils vont manger pour obeir. De mesme, ils ne vont point dormir parce qu'ils ont sommeil ni parce qu'il faut dormir pour rendre le corps plus vigoureux, car si le temps n'en est venu et la cloche, qui est le signe de l'obeissance, ne les y fait aller, ils n'iront point. O que le bonheur de pouvoir obeir en tout ce que nous faisons est grand!

            Mais sçavez-vous bien d'où procede le bonheur de ces ames religieuses? De ce qu'elles ont obei à ces paroles que Nostre Seigneur leur a dites en la personne de son grand Prophete David: Escoute, ma fille, vois et incline ton oreille, oublie ton peuple et la maison de ton pere. Mais remarquez, je vous prie, qu'il ne se contente pas qu'elle escoute si elle n'incline encores son oreille; c'est pour monstrer qu'il veut estre escouté avec une particuliere attention et avec affection. Mais dites nous, o saint Prophete, qu'en reussira-t-il de tout cecy? La suite de son discours le declare: Et le Roy convoitera ta beauté; c'est à sçavoir, il te fera son espouse bien aymée et prendra ses delices en toy. Voyez-vous comme cette obeissance comprend en soy tout le bonheur et felicité de ces ames? L'homme obeissant, dit la Sainte Escriture, rendra compte à Nostre Seigneur de plusieurs belles victoires lors qu'il viendra s'asseoir sur son throsne judicial au jour du jugement. Ces ames parleront alors des victoires remportées non seulement sur elles mesmes en s'assujettissant à l'obeissance, [98] mais aussi de plusieurs qu'elles auront remportées sur leurs ennemis. Et il ne faut point douter que s'estans conformées en cette vie à l'obeissance de leur Maistre qui a mieux aymé mourir que de desobeir, elles ne soyent receües amoureusement de luy pour jouir avec luy eternellement de sa gloire, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. Ouy, Seigneur, amen. [99]

 

XIV. Sermon de Profession pour la fête de l'Archange saint Michel

 

29 septembre 1617

 

(INÉDIT)

 

            Nostre Seigneur veut et desire que nous honnorions les Anges, particulierement le glorieux saint Michel duquel nous celebrons aujourd'huy la feste; car il a donné ce Prince de la milice celeste pour special protecteur à son Eglise. Nous avons tous beaucoup de devoir de cherir, servir et honnorer ces Esprits angeliques, veu qu'ils sont si desireux de nostre bien et ne desdaignent pas de nous assister, puisqu'il n'y a creature, pour petite, vile et abjecte, fidelle ou infidelle, qui n'aye son Ange pour la garder et solliciter continuellement au bien. Ils presentent nos oraisons à la divine Bonté pour les faire exaucer; si nous sommes lasches ils excitent nostre cœur à l'amour de la vertu pour nous la faire embrasser, ils nous fortifient et nous obtiennent la force et le courage à fin que nous la pratiquions; si nous sommes tristes et en adversité ils sont aupres de nous pour nous resjouir et exhorter à la patience. En fin ils ne cessent de nous donner des inspirations pour le salut et perfection de nostre ame en la dilection de l'amour divin, jusques à ce que nous parvenions à la patrie celeste pour demeurer eternellement en leur compagnie. C'est [100] ce qu'ils desirent, sçachant que nous avons esté creés pour cela. Ils sont si jaloux de nostre bonheur, qu'ils se resjouissent quand ils voyent que nous sommes fidelles à Dieu et que nous correspondons à son amour; et quand nous ne le faisons pas, s'ils pouvoyent avoir du desplaysir ils en auroyent.

            Nos bons Anges nous donnent à tous des inspirations conformes à nostre vocation et condition. Or, puisque nous avons tant d'obligations à tous ces Esprits celestes pour les grans bienfaits que nous recevons d'eux et les bons offices qu'ils nous rendent en nous obtenant tant de graces de la divine Bonté, voyons maintenant que nous pourrions faire pour leur estre aggreables, pour les consoler et resjouir en reconnoissance de tant de faveurs.

            Abraham fit un festin à trois Anges sous un arbre. Il leur donna premierement du pain cuit sous la cendre, puis du beurre, du miel et du veau rosti, et leur fit ce banquet à l'heure du midy. Si nous voulons faire un festin aux Anges et à Nostre Seigneur le Roy des Anges, nous leur devons donner, à l'imitation d'Abraham, du pain cuit sous la cendre de l'humilité. Chacun sçait que le pain est une chose universelle dont on mange avec toutes sortes de viandes. Le pain que nous devons donner à manger aux Anges, c'est une resolution forte, genereuse et invincible de vouloir servir, honnorer et aymer Dieu, non seulement toute nostre vie, mais jusques à l'eternité. Cette resolution doit estre cuite sous la cendre de l'humilité, parce que sans cette vertu nous ne pouvons estre aggreables à Dieu ni aux Esprits angeliques, nostre edifice tombera par terre et nos resolutions ne seront point efficaces; car nous ne pouvons rien sans Nostre Seigneur. Or, il ne nous donnera point sa grace si nous ne la luy demandons par le moyen de l'oraison; mais celle cy n'est point aggreable à Dieu sans l'humilité, car sans icelle l'oraison n'est point oraison. Sa Bonté desire que nous nous rendions parfaits et signalés en cette vertu à son imitation, nous l'ayant singulierement recommandée, disant que nous apprenions de luy «non à former la machine du monde, [101] à ressusciter les morts et à faire des miracles» (nous en pourrions faire sans luy estre aggreables, comme nous luy pouvons estre aggreables sans faire ces prodiges et grandes choses); «mais il a dit que nous apprinssions de luy à estre doux et humbles de cœur.» Donc, cette resolution forte doit estre le pain universel que nous devons manger avec toutes sortes de viandes, s'entend que nous devons avoir en toutes nos actions; et par le moyen d'icelle il nous faut demeurer fermes et stables en nos exercices et en tout ce que nous entreprenons pour la gloire de sa divine Majesté.

            Nous sommes tous des poissons regenerés par l'eau baptismale, car nous voguons tous dans la mer de ce monde; mais, mon Dieu, il y en a qui sont bien heureux! Ce sont ceux que la divine Bonté retire du monde, les faisant devenir de poissons, oyseaux, et les mettant en la Religion comme dans une cage. Encores que les oyseaux viennent souvent en la terre et y demeurent, on ne laisse pas de les appeller oyseaux du ciel; ainsy, ces personnes religieuses, quoy qu'elles soyent en la terre elles n'y ont point leur cœur, car elles le lancent si souvent du costé du Ciel et ont leurs desirs, affections et pensées tellement tournés vers Dieu, ne visant qu'à luy complaire, que ce ne sont plus des poissons, mais des oyseaux du Ciel. Qu'elles sont heureuses ces ames! parce qu'encores qu'on puisse se sauver et arriver à la perfection parmi le monde en toutes sortes de conditions loysibles, neanmoins ceux qui voguent en cette mer sont en plus grand danger de faire naufrage et se perdre; tandis qu'en Religion l'on peut avec plus de facilité faire son salut et parvenir à la perfection.

            Les personnes du monde ne sont point en un estat stable, car pour grande que soit la dignité en laquelle elles se trouvent eslevées, elles en peuvent descheoir; mais les ecclesiastiques et Religieux sont en un estat stable, parce que, par le moyen des vœux qu'ils font, ils se lient estroittement à Dieu, en sorte qu'ils ne peuvent plus demordre de leur resolution. Lors que nous avons choisi par inspiration divine un estat ou condition, [102] si bien nous y avons esté portés par quelque mauvaise fin, intention et affection impure, Dieu sçaura sans doute convertir le mal en bien, si nous luy sommes fidelles. Nous devons donques demeurer stables, sans permettre à nostre esprit de varier ou penser que nous servirions mieux Nostre Seigneur et ferions mieux nostre salut en une autre Religion. Quand nous serions en une autre Religion nous voudrions encor estre en une autre, et ainsy nous ne ferions que changer. Il ne faut point penser que nous soyons plus aggreables à Dieu par un autre exercice que par celuy-cy, car sa volonté est que nous fassions celuy-là; partant nous le devons faire de bon cœur, et non pas en desirer un autre, où nous ne trouverons peut estre pas sa volonté mais la nostre, et ce, à nostre confusion.

            Il y a des personnes si bigearres! Plusieurs parlent de la bigearrerie, mais peu sçavent que c'est que d'estre bigearre: je veux l'expliquer et donner à entendre. Les bigearres ce sont des personnes qui n'ont point de stabilité et fermeté en leurs resolutions, qui ne font autre chose que varier et faire divers desseins, sans les effectuer avec la maturité et consideration convenables; c'est pourquoy elles changent à tous propos sans s'arrester à rien. Quand nous voyons une robbe composée de rouge, de blanc, de vert, nous disons qu'elle est bigarrée; de mesme, quand nous voyons des personnes qui ont divers desseins et resolutions, ne s'arrestant à rien, nous disons qu'elles sont bigearres, parce qu'elles sont habillées de diverses couleurs: tantost de jaune, voulant une chose, tantost de rouge, en voulant une autre. Aujourd'huy ils veulent estre d'une Religion, et demain d'une autre; ils se plaisent aujourd'huy en la compagnie d'une personne, demain ils s'y desplairont et ne la voudront plus voir ni ouïr parler; ils ayment à cette heure une chose, tantost ils l'abhorreront. Nous avons tous grand sujet de nous humilier, car ce sont des effects de la foiblesse et niaiserie de l'esprit humain. Ha, je ne dis pas que nous puissions empescher cela et que nous n'ayons point de tentations, mais je dis qu'il faut, avec [103] la partie superieure de nostre ame, nous serrer aupres de Dieu et demeurer fermes en nos resolutions. Nous devrions penser et regarder cent fois le jour comme nous pratiquons et conservons la sainte humilité; car si nous la conservons bien nous conserverons aussi nostre vocation et nos bons propos.

            Vous sçavez que chacun vit et se nourrit mieux en mangeant de la chair parce qu'elle a plus de rapport avec la substance de nos corps. Or, l'aliment qui a le plus de rapport avec la nature des Anges, c'est la volonté de Dieu. Ils se nourrissent donques de la resolution qu'ils ont de servir Dieu, et sa volonté est leur viande; car le Seigneur les ayant creés, il leur monstra en un instant le bien et le mal, pour qu'ils eussent à choisir l'un ou l'autre. Lucifer et ceux de sa suite ne se voulurent point sousmettre au vouloir divin ni se determiner à servir Dieu eternellement; mais desirans, par orgueil et presomption, d'estre semblables à luy, ils se demanderent pourquoy le Verbe eternel ne prenoit leur nature, à fin qu'ils luy devinssent esgaux. Lors saint Michel, comme en reprenant Lucifer de sa temerité, luy dit: Qui est semblable à Dieu? et par cette parolle le fit tresbucher avec sa malheureuse trouppe au profond des enfers. Le glorieux Archange au contraire, et tous ceux de sa compagnie, reconnoissans qu'ils n'estoyent rien au prix de Dieu, firent en un moment, et avec tant de perfection et stabilité, la resolution cuite sous la cendre de la sainte humilité, qu'ils se sousmirent à la divine Majesté pour luy estre eternellement dediés et accomplir ses saintes volontés non seulement aux choses excellentes, mais aux plus viles et abjectes. Ils firent alors les vœux, se liant estroittement à luy pour le servir à jamais; et la resolution des Esprits angeliques, cuite sous la cendre de l'humilité, les a faits ce qu'ils sont et rendus eternellement heureux.

            Nostre Seigneur mesme nous a monstré par son exemple comme nous devons demeurer fermes en nos resolutions; car dès l'instant de sa conception il fit celle de nous racheter et s'humilier jusques à la mort de [104] la croix. Estant sur icelle, plusieurs luy dirent: Si tu es Fils de Dieu, sauve-toy toy mesme et descens de la croix; mais il n'en voulut pas descendre parce qu'il estoit enfant de Dieu, ains demeura ferme en la determination qu'il avoit prise de nous racheter par sa mort et perseverer jusques à la fin. A l'imitation de nostre Sauveur et de ses Anges celestes, si nous sommes vrays enfans de Dieu, nous ne nous desprendrons jamais de nos resolutions, mais nous persevererons à nous humilier et à le servir jusques à la fin de nostre vie, voire jusques à toute eternité, car il n'a pas promis la couronne à ceux qui commencent, mais à ceux qui persevereront. Si nous avons fait dessein de servir Nostre Seigneur et d'estre tout à luy, on aura beau nous contrarier, le monde au'ra beau nous dire que nous descendions de la croix et que nous serons aussi bien enfans de Dieu demeurant au monde qu'en nous mettant en Religion; si nous sommes ses vrays enfans, nous nous tiendrons en la fermeté de nos resolutions et persevererons jusques à la fin en l'humilité et au service de cette divine Majesté.

            Je remarque qu'Abraham fit ce festin à midy. Cela nous monstre que nous devons faire nos resolutions en la ferveur du cœur, lors que le Soleil de justice nous esclaire et nous incite par son inspiration. Non, je ne dis pas qu'il faille avoir des grans sentimens et consolations; neanmoins quand Dieu les nous donne nous sommes bien obligés d'en faire nostre proffit et correspondre à son amour. Mais quand il ne les donne pas il ne faut pas que nous manquions de fidelité à sa douce bonté, car nous devons vivre selon la rayson et la volonté divine, et faire nos resolutions avec la pointe de nostre esprit et partie superieure de nostre ame, ne laissant de les effectuer et mettre en prattique pour quelque secheresse et repugnance que nous ayons, ni pour aucune contradiction qui se presente. [105]

            Ce veau rosti que nous devons donner aux Anges à l'imitation d'Abraham, c'est nostre cœur que nous devons rostir et escorcher par le moyen de la mortification, pour l'offrir à Dieu, pur, net et vuide de nostre propre volonté et amour propre. Et combien que nous n'en venions pas à bout durant nostre vie, nous en viendrons à bout à nostre mort, et remporterons la victoire si nous perseverons à le mortifier, car nous ne le pouvons pas faire mourir tout à fait. Si nous faisons ainsy, nous donnerons un mets delicieux à Nostre Seigneur et aux Anges, lesquels sont si purs et remplis de l'amour divin qu'ils n'ont point d'amour propre, puisqu'ils en furent delivrés en un moment. Mais nous ne les pouvons pas imiter en cela; ce qu'ils ont fait en un moment, il faut que nous taschions de le faire en toute nostre vie.

            Une personne qui va par un chemin, quand elle est au pied d'une montaigne elle s'arreste, se despouille et pose ses habits. Si on luy demande pourquoy elle fait cela, elle respondra que c'est à fin de monter plus legerement et à son ayse cette montaigne. De mesme, ces filles qui viennent en Religion pour monter la montaigne de la perfection, se despouillent et posent leurs habits mondains, c'est à dire leurs mauvaises habitudes, leur propre volonté et les affections qui les peuvent esloigner de Dieu. Si vous leur demandez pourquoy, elles diront que c'est à fin de s'unir plus promptement à la divine Bonté et monter plus legerement à la perfection de son amour, car c'est une montaigne difficile que celle cy, parce que c'est la montaigne de Calvaire, de croix et d'afflictions; neanmoins elle est suave, douce et aggreable pour les ames genereuses et fortes. On ne presente point de playsirs et delices à ces filles qui viennent en ces maysons religieuses; o non, car on leur dit qu'il faut porter la croix et estre crucifié avec Jesus Christ, embrassant toutes sortes de mortifications pour son amour. On ne leur presente pas des honneurs et grandeurs, mais on leur dit qu'il faut s'humilier, vivre en pauvreté et quitter entierement toute propre volonté pour passer sa vie en obeissance et parfaite sousmission. [106]

            Le beurre et le miel que nous devons donner aux Esprits bienheureux c'est une grande douceur, support du prochain et affabilité, en quoy nous les devons imiter; car il n'y a rien de si doux, de si gracieux et affable qu'un Ange. Avec quelle benignité nous supportent-ils en nos defauts et imperfections, sans jamais se lasser de nos foiblesses et miseres! Dès l'instant de nostre naissance ils prennent soin de nous, la divine Bonté nous ayant tant aymés que de toute eternité elle a ordonné que nous eussions chacun un bon Ange pour nous garder en nostre peregrination. Avec quel amour s'employent-ils en cet office, quelle douceur exercent-ils autour des petits enfans! Si vous leur demandez ce qu'ils font aupres de ces berceaux, veu que ces enfans n'ont point l'usage de rayson et ne sont capables de faire le bien ou de correspondre à leurs inspirations, ils vous diront qu'ils leur donnent du lait, et qu'à mesure qu'ils vont croissant ils leur donnent de plus grandes inspirations. Ils sont autour d'eux pour les garder et preserver de tout danger, et se plaisent à les servir, les regardant comme des estres creés pour le Ciel et pour participer à leur felicité.

            L'on n'a pas accoustumé de nourrir les petits enfans d'autre chose que de lait, et quand ils deviennent grans et commencent à avoir des dents on leur donne du pain et du beurre; car on ne leur baille pas le beurre tout seul, on attend qu'ils puissent manger du pain pour leur en mettre dessus. Les Superieurs et ceux qui sont eslevés à la conduite des ames doivent particulierement imiter les Anges en cette douceur et support du prochain, les conduisant, eslevant et traittant avec une grande charité selon la capacité de leur esprit, pour les gaigner à Nostre Seigneur et les faire croistre en des vertus vrayes et solides. Ils leur doivent donner du lait lors qu'elles sont encores foibles et tendres en la devotion; et à mesure qu'elles vont croissant et qu'elles sont plus fortes, ils leur doivent presenter du pain, c'est à dire leur aggrandir le courage pour les faire croistre et avancer en la perfection de l'amour divin et aux vrayes et solides [107] vertus, les y excitant plus par leurs exemples que par leurs paroles.

            Il y a des ames simples, douces et toutes colombines qui sont vrayement aymables; elles sont bien heureuses ces ames là. Il y en a d'autres qui n'ont point le naturel doux et simple, qui ont l'esprit fort; elles sont esgalement bien heureuses si elles s'addonnent à bon escient à la mortification de leurs passions et mauvaises inclinations, parce qu'elles deviendront capables de rendre de grans services à Dieu et acquerront de grandes et solides vertus. Il faut prendre garde de traitter ces ames doucement, de peur qu'elles ne mordent, car elles ont des dents; elles ont leurs passions si fortes que quand on les contrarie elles regimbent.

            Mais, mon Dieu, qui n'admirera l'humilité des Esprits angeliques en les voyant abaissés en des offices si vils que de servir les hommes, non seulement ceux qui ont l'usage de rayson et qui sont capables de correspondre à leurs inspirations, mais encores les petits enfans? O qu'ils ont bien compris la leçon de leur Maistre: Apprenez de moy que je suis doux, debonnaire et humble de cœur. Ils ne desdaignent pas de s'humilier, le voyant tant abaissé et humilié jusques à la mort, voire la mort de la croix. Et nous autres miserables, qui ne sommes rien, ne nous voulons point humilier! Si l'on va dire à un monsieur qu'il est un homme, il s'offencera de cela et respondra: Quoy, moy qui suis un monsieur, relevé en une telle dignité et grandeur, je suis prince, je suis comte, et on m'appelle homme! Voyla jusques où nous porte nostre orgueil. Nous voulons qu'on regarde en nous tout ce qui est excellent, les qualités, offices et charges auxquelles nous sommes eslevés, que l'on nous estime pour cela, quoy que vrayement nous n'en soyons pas plus à estimer ni plus grans devant Dieu; et nous voulons au contraire qu'on ignore nostre vileté et qu'on ne regarde jamais nostre misere, nos defauts et imperfections. Plusieurs parlent de l'humilité et des autres vertus, mais fort peu sçavent en quoy elles consistent; neanmoins c'est le principal que de le [108] sçavoir par prattique, plustost que par science speculative. Je voudrois que ceux qui en parlent et les preschent s'estudiassent à les prattiquer et non pas seulement à les expliquer.

            Saint Jean en l'Apocalypse voyant un Ange, il se prosterna devant luy; mais celuy-cy, par humilité, ne le luy voulut pas permettre et le fit lever, parce qu'il regarda saint Jean comme Apostre de Nostre Seigneur et l'honnora en cette qualité. Car cette dignité est si excellente qu'elle surpasse en certaine façon celle des Esprits angeliques, quoy qu'ils soyent plus heureux, estans en lieu asseuré et voyans Dieu face à face. Ceux qui sont eslevés en l'estat de prestrise ont une grande grace et sont bien heureux de manier et toucher le precieux corps de Celuy que les Anges voyent et que neanmoins ils ne touchent pas comme eux. Ils ont aussi le pouvoir de remettre les pechés; ce sont les tresoriers de l'Eglise et dispensateurs des tresors que la divine Bonté y a laissés, à sçavoir des Sacremens qui nous conferent la grace.

            L'Ange regarda aussi saint Jean comme estant creé à l'image et semblance du Fils de Dieu; car despuis que ce divin Sauveur de nos ames se vestit de nostre humanité il a tant honnoré les hommes! Avant l'Incarnation du Verbe eternel, Abraham et d'autres Prophetes adoroyent les Anges, et ceux cy le leur permettoyent; mais despuis, ils portent tant de respect aux hommes qu'ils ne le veulent pas souffrir. L'humilité de cet Ange faisoit qu'il se consideroit comme serviteur de Dieu et non pas comme un Prince du Ciel, ne regardant en soy que ce qui estoit vil et abject. Le vray humble en fait de mesme: il ne regarde jamais en soy ce qui est excellent, ni les dignités, grandeurs et charges auxquelles il est eslevé; il ne veut point qu'on fasse estat de luy pour toutes ces choses ni qu'on l'en estime davantage; il ignore tout cela par une sainte humilité, et ne considere sinon ce qui est en luy de vil, d'abject, de pauvre et de miserable.

            Bienheureuses donques sont les ames humbles d'une [109] humilité vraye; car, tant de reverences qu'il vous plaira, tant de paroles d'humilité que vous voudrez, tout cela est peu de chose si vous n'avez au cœur l'humilité vraye et sincere, qui vous fasse connoistre vostre vileté, vos miseres, defauts et imperfections, vous reconnoissant la plus miserable de toutes les creatures et vous sousmettant de bon cœur à toutes pour l'amour de Nostre Seigneur. Si vous distribuez tout vostre bien aux pauvres, si vous me dites que vous travaillez beaucoup pour la gloire de Dieu et pour convertir les ames à luy, et que vous donnez vostre vie et vostre corps pour estre bruslé, je vous diray que tout cela n'est rien si vous n'avez la charité. Et si vous avez la charité et que vous n'ayez point d'humilité, vous n'avez pas veritablement la charité; car ces deux vertus ont une si grande sympathie et liaison entre elles que l'une ne va point sans l'autre. Plus nous avons de charité, plus nous avons d'humilité. Il en est comme de l'amour de Dieu et du prochain: ce sont deux amours qui ne vont point l'un sans l'autre, et à mesure que nous aymons plus Dieu, aussi aymons-nous plus le prochain.

            Le miel a une douceur grandement douce; ainsy faut il que nostre charité soit non point feinte et apparente, mais vraye et sincere, elle doit partir d'un cœur tout benin, debonnaire, doux et affable. C'est un mets tres aggreable et delicieux que nous donnerons à ces Esprits celestes qui seront fort resjouis de voir que nous les imitons en cette vertu de douceur et affabilité.

            Abraham fit aussi son festin aux trois Anges sous un arbre. Cela nous represente que nous devons faire toutes nos actions, soit de boire, manger, travailler, marcher et parler, à l'abri de l'arbre de la Croix et en presence des Anges, ayant tousjours devant les yeux le divin Sauveur crucifié, pour nous mirer en luy et nous conformer à sa vie, nous moulant sur ce divin portrait, l'imitant au plus pres qu'il nous sera possible selon nostre petit pouvoir. C'est l'Espoux de nos ames, suivons ses traces et vestiges; lors que nous demeurerons aupres de luy nous serons là comme en un rempart asseuré, ayant [110] nostre recours et refuge en ses sacrées playes, desquelles il fera distiller son sang pretieux pour le respandre sur nous et nous appliquer le merite d'iceluy à fin de nous rendre aggreables à la divine Majesté.

            Soyons grandement devots à nos bons Anges et à tous les Esprits angeliques, specialement au glorieux saint Michel. Servons-les et les honnorons; correspondons fidellement à leurs inspirations, les consolant et resjouissant par l'amendement de nostre vie et l'avancement de nos ames en la dilection et pureté de l'amour divin. Imitons-les autant qu'il nous sera possible en leur resolution cuite sous la cendre de l'humilité et en leur stabilité au service de Dieu, en la pureté de l'amour divin et denuement de tout amour propre, en leur douceur, affabilité, charité et support du prochain. Et si nous nous rendons semblables à eux en cette vie par le moyen de l'imitation de leurs vertus, nous ferons chose fort aggreable à Dieu et à ses Anges, et nous nous rendrons dignes de parvenir à la gloire et felicité eternelle, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit, qu'à jamais nous louerons et benirons avec eux. Amen. [111]

 

XV. Sermon pour la fête de la Toussaint

 

1er novembre 1617

 

Oculus non vidit, nec auris audivit,

nec in cor hominis ascendit quae

praeparavit Deus iis qui diligunt

illum.

Nul œil n'a veu, ni oreille ouÿ, ni

cœur d'homme n'a peu penser quelle

et combien grande est la gloire que

Dieu a preparée a ceux qui l'ayment.

I COR., II, 9; Is., LXIV, 4.

 

            Ce sont, mes cheres Sœurs, les parolles desquelles saint Paul se servoit en escrivant aux Corinthiens pour les exciter à se desprendre des choses basses et transitoires, à se desvelopper des biens caducs et terriens, à se desgager des affections de cette mortalité, à relever leurs cœurs en haut et à penser aux biens perdurables et eternels. Et moy, ayant à vous parler en cette solemnité des Saints, j'ay pensé me servir des mesmes parolles de ce grand Apostre et de les vous addresser, pour vous exciter par icelles à rehausser vos cœurs et vos pensées à la consideration de la gloire et felicité eternelle que Dieu a preparée à ceux qui le craignent et ayment [112] en cette vie, et pour vous inciter par ce discours à mespriser et retirer vos affections de toutes les choses creées, puisque, comme l'escrit saint Jean en son Apocalypse, le ciel et la terre passeront, c'est à sçavoir que tout ce qui est ça bas prendra fin.

            Or, pour vous dire quelque chose de cette gloire, je me serviray d'une histoire qui est rapportée au premier chapitre du Livre d'Esther. Là il est raconté que le roy Assuerus fit un festin le plus admirable qui se puisse voir et entendre, car toutes les conditions requises et qui se peuvent souhaitter en un banquet pour le rendre insigne et remarquable se trouverent en iceluy. En premier lieu, celuy qui le faisoit estoit roy de cent vingt sept provinces, et il y fut present, d'autant que c'est une des principales pieces du convive que celuy qui le fait y prenne part, mais sur tout lors que c'est une personne de qualité royale. Quant aux viandes, elles estoyent des plus excellentes; les vins, les plus exquis et delicieux qui se peussent trouver. Ceux qui servoyent à ce festin estoyent des personnes constituées par le roy, lesquelles s'acquittoyent fort soigneusement de leur office. Le lieu où se faisoit ce festin estoit le plus beau et magnifique: les piliers estoyent de marbre, le pavé d'esmeraudes, les tapisseries toutes rehaussées de soye, de fil d'or et d'argent, le plancher tout azuré. Il y avoit des couches battues d'or et d'argent; les musiques les plus belles et accomplies des instrumens et accords les plus harmonieux; les parterres les plus artificieux et diaprés d'une varieté innombrable de fleurs. Les invités estoyent les plus grans princes de cette contrée, et le festin dura cent et quatre vingts jours avec toute cette grande magnificence. En somme, l'Escriture le raconte comme la chose la plus excellente qui se puisse dire.

            Je n'ay point trouvé d'histoire et de discours plus propre pour vous representer la gloire et felicité des Saints que ce banquet du roy Assuerus, puisque cette felicité n'est autre qu'un festin ou banquet auquel nous sommes invités et où ceux qui sont receus sont rassasiés et assouvis de toutes sortes de delices. Mais certes, [113] quand je viens à comparer ce banquet à celuy du roy Assuerus, je trouve que celuy-là n'est rien au prix de celuy-cy; aussi n'y a-t-il rien à quoy il puisse estre parangonné. En ce festin de l'Aigneau sans macule, comme dit saint Jean, se rencontre tout ce que nous avons remarqué en celuy d'Assuerus; mais en une façon beaucoup plus excellente, parce qu'en iceluy sont jointes ensemblement toutes les conditions requises pour rendre un banquet magnifique et du tout admirable. Celuy qui le fait est Dieu mesme, qui surpasse en grandeur et dignité tout ce qui est et peut estre, et cette personne royale et divine assiste au festin, mais qui plus est, il est luy mesme la viande qui repaist et rassasie les conviés et esleus par les admirables communications qu'il fait de soy mesme. Les assistans et personnes qui servent ce sont les Anges, Archanges et autres Esprits celestes que Dieu a nommés et destinés à ce service. De parler de la beauté du lieu où se fait le festin c'est impossible; mais pour les autres choses qui s'y retrouvent nous les expliquerons par le menu et dirons un mot sur chacune de ses circonstances et conditions, si Dieu nous fait la grace de nous en souvenir.

            Et pour commencer par la chose principale, Dieu qui fait ce festin se trouve en iceluy et il est luy mesme la viande qui rassasie ceux qui y sont conviés; car là est l’Aigneau, dit saint Jean, qui oste le peché du monde; c'est cet Aigneau de Hieremie, qui a esté occis pour les pechés du monde, c'est luy qui les a effacés et remis et qui s'est fait la nourriture de ses esleus. Or, c'est une chose toute claire et hors de doute et de controverse que la felicité des Bienheureux, ainsy que les theologiens enseignent, consiste en la vision de Dieu, comme au contraire la peine des damnés qu'on appelle du dam, consiste en la privation de cette claire vision. Mais outre cette gloire essentielle il y en a encores une accidentelle, qui est celle que les Bienheureux reçoivent par accident, comme les damnés, outre la peine du dam, en ont encores une autre que l'on appelle du sens.

            Disons un mot de cette gloire essentielle qui consiste [114] à voir clairement Dieu tel qu'il est, sans ombre ni figure. L'on voit en cette gloire des choses si relevées et excellentes que Dieu, avec l'infinité de sa toute puissance, n'en peut pas produire de plus grandes. La premiere c'est la Divinité, à sçavoir Dieu luy mesme; la seconde c'est la maternité de la Sainte Vierge, nostre souveraine Mere et Maistresse; la troisiesme c'est la gloire elle-mesme, de laquelle Dieu est le souverain objet.

            Quant à la premiere chose qui fait la gloire essentielle des Saints, qui est la Divinité, il ne se peut rien voir ni rien ne peut estre de plus grand, Dieu estant, comme disent les theologiens, un Estre par dessus tout estre, un acte tres pur et tres simple. Rien n'est plus grand que Dieu avec l'infinité de sa puissance, et il ne peut rien creer de plus haut que luy mesme; car s'il pouvoit creer quelqu'autre plus grand ou plus haut que luy il ne seroit pas Dieu, puisque Dieu est un Estre par dessus tout estre, que nul ne peut esgaler. Tous les theologiens sont d'accord en cecy et n'y a point sujet d'aucune dispute, cela estant tout clair.

            La seconde chose est la maternité de la Sainte Vierge, qui est l'œuvre la plus excellente que la toute puissance du Seigneur puisse operer en une simple creature; car, comme pouvoit-il l'eslever plus haut que de la faire Mere de Dieu, c'est à dire de luy mesme?

            La troisiesme chose est la gloire, gloire la plus grande qui se puisse creer, puisqu'elle a pour objet Dieu mesme, qui est une clarté et lumiere increée par laquelle on voit toutes les autres lumieres, lesquelles sortent de celle cy comme de leur source et origine sans la pouvoir tant soit peu interesser. [115]

            Or les Bienheureux jouissent de ces trois choses si grandes et eminentes. Là ils voyent face à face, clairement, nettement, sans ombre, image ni figure, Dieu trin et un, non par enigme mais tel qu'il est, avec une telle clarté qu'on voit la lumiere en la lumiere. Ils voyent en icelle la grandeur et excellence de la maternité de la Vierge, et encores quelle et combien grande est la gloire que Dieu donne à ses esleus. En cette claire vision de Dieu ils descouvrent et viennent à l'intelligence des autres plus hauts et plus inscrutables mysteres, dont ils ont la connoissance avec une telle allegresse qu'ils n'en peuvent souhaitter ni desirer de plus grande. C'est là qu'ils reçoivent la mesure pleine, et comble, et qui regorge de toutes parts, parce que la joye et liesse dont ils jouissent en cette gloire essentielle par la connoissance des plus profonds mysteres les rassasie tres parfaittement. Hé, combien pensez-vous qu'ils ressentent de suavité en la claire veuë du mystere ineffable de la tres sainte Trinité, de l'eternité du Pere, du Fils et du Saint Esprit? Quelle joye de comprendre que le Fils n'est pas moindre que le Pere, que le Pere pour estre Pere n'est point plus grand que le Fils, et que le Saint Esprit est en tout esgal au Pere et au Fils! Quelle suavité de voir que le Fils est eternel et aussi ancien que le Pere, et le Saint Esprit aussi bien que le Pere et le Fils, et que ces trois Personnes ayant une mesme essence, ne font qu'un seul Dieu!

            Je lisois hier en la Vie du bienheureux Ignace, fondateur des Jesuites, que Dieu luy descouvrit un jour le mystere de l'ineffable et tres adorable Trinité, de laquelle vision il receut tant de clarté et de lumiere en son entendement qu'il en faisoit despuis des discours les plus relevés qui se puissent entendre; et demeura plusieurs jours à escrire ce qu'il avoit appris, remplissant divers cahiers des choses plus hautes et plus subtiles qui soyent en la theologie. Ce qui monstre que Dieu luy fit connoistre de ce divin mystere tout ce qui s'en peut connoistre en cette vie, si que cette verité demeura si fort gravée en son cœur et en son esprit, qu'il eut dès lors une [116] singuliere devotion au sacré mystere de l'adorable Trinité, se fondant de joye toutes les fois qu'il en avoit le souvenir. Que si ce Saint receut tant de consolation par cette vision, quelle pensez-vous doit estre celle des Bienheureux en la claire veuë de ce mystere ineffable?

            Ils voyent encores ce nœud indissoluble avec lequel l'humanité est jointe et unie avec la Divinité, cette œuvre incomparable de l'Incarnation en laquelle Dieu s'est fait homme et l'homme est fait Dieu. Ils entendent clairement comme ce mystere s'est accompli, comme le Verbe a pris chair humaine au ventre de la Vierge, sans faire aucune bresche à sa virginité, la laissant toute pure et toute nette, sans offencer en rien son integrité virginale. Quelle felicité et quelle joye de voir encores le fruit et l'utilité de l'usage des Sacremens, car c'est là où l'on conçoit comment la grace se communique par iceux selon la correspondance que l'on y apporte; comme les uns la reçoivent, les autres la rejettent, comme Dieu donne sa grace efficace aux uns, comme il la refuse à quelques autres sans leur faire tort. Se peut-il penser avec quelle suavité les Bienheureux connoissent toutes ces choses?

            Or, non seulement ils voyent Dieu, qui est en quoy consiste la felicité, ains encores ils l'entendent parler et parlent avec luy, et c'est icy un des principaux points de leur felicité. Mais quel langage est-ce qu'ils tiennent et de quel parler se servent-ils? Leur parler et leur langage n'est autre que celuy d'un pere avec ses enfans, il est tout filial et plein d'amour; car, comme ce lieu est la demeure des enfans de Dieu, aussi leur langage est-il tout filial et plein de dilection, puisque le Ciel est le lieu d'amour et que nul n'y entre qu'il n'aye la charité et qu'il n'ayme Dieu. Et quelles paroles d'amour disent-ils? Telles que celles cy: Tu seras tousjours avec moy et je seray tousjours avec toy; je ne m'esloigneray jamais pour peu que ce soit; tu seras desormais tout à moy et je seray aussi tout à toy; tu es tout mien et je seray tout tien. De qui sont ces paroles? Non d'autre que de Dieu mesme qui les dira au cœur de l'ame fidelle et bienheureuse, laquelle, par un amour reciproque, respondra ces [117] gracieuses et douces parolles del'Espouse: Mon Ami est tout à moy et je suis toute à luy; il est à cette heure tout mien, et je seray desormais toute sienne. Que si estant encores en cette vallée de misere, l'Espouse prononçoit ces parolles d'amour avec tant de suavité, o Dieu, quelle joye et quelle jubilation pensons-nous que sera celle des Bienheureux en ce dialogue qu'ils feront en cette felicité?

            Là Nostre Seigneur leur descouvrira de grans secrets, il leur parlera de ce qu'il a souffert, de ce qu'il a fait pour eux; il leur dira: En un tel temps j'ay souffert telle chose pour vous. Il les entretiendra du mystere de l'Incarnation, de la salvation et Redemption, leur disant: J'ay fait telle chose pour vous sauver et attirer à moy. Je vous ay attendus tant de temps, allant apres vous quand vous faisiez les revesches, vous contraignant par une douce violence à recevoir ma grace. Je vous donnois ce mouvement et telle inspiration en un tel temps; je me servis d'un tel pour vous attirer à moy. En somme il leur descouvrira ses secrets jugemens et les voyes inscrutables qu'il a tenues pour les retirer du mal et pour les disposer à la grace. En cette gloire essentielle, l'entendement demeurera tout plein de clarté et de connoissance, tant de l'estre et grandeur de Dieu que de ce que le Sauveur a fait et souffert pour nous, des graces qu'il nous a communiquées, comme de tous les plus hauts et profonds mysteres de la tres sainte Trinité, de l'Incarnation et de tout ce qui concerne la divinité et humanité de Nostre Seigneur, ainsy que de ce qui regarde Nostre Dame.

            Saint Bernard estoit, comme vous sçavez, tout plein d'amour et grandement devot à Jesus Christ et à sa tres sainte Mere, mais tout particulierement à l'humanité du Sauveur, en sorte qu'il prenoit un particulier playsir de mediter son enfance. Que si estant un jour en l'eglise de Chastillon sur Seine, meditant la sacrée Nativité de Nostre Seigneur, son entendement et toutes ses facultés furent tellement englouties en la contemplation d'icelle, et avec tant de consolation et admiration qu'il fut tout [118] absorbé, demeurant quelques jours sans se pouvoir desprendre ni retirer, quelque violence qu'il se peust faire, en quel abisme, je vous prie, l'entendement de l'homme se perdra-t-il en la claire veue non seulement de la Nativité du Sauveur, mais de tous les divins mysteres? La volonté sera alors en cette union inseparable avec son Dieu, sans que jamais elle puisse faire aucune resistance à icelle, ains accomplira tousjours sans aucune repugnance tout ce qui sera de son divin vouloir.

            Reste maintenant la memoire, qui sera toute pleine de Dieu et des biens qu'il nous a faits en cette vie, et mesme du peu de service que nous luy avons rendu au prix de ces grans salaires et recompenses. Les puissances et facultés des Esprits bienheureux seront tellement rassasiées qu'ils ne pourront rien souhaitter davantage de ce qu'ils ont. Je les rassasieray, dit Dieu, d'une manne celeste qui les assouvira, et outre cela je donneray à chacun une pierre blanche en laquelle il y aura escrit un nom que personne n'entendra que celuy qui le recevra. Et quelle est cette pierre blanche qui sera donnée à l'ame bienheureuse, sinon Jesus Christ, vraye pierre angulaire, lequel se donnera à chaque Bienheureux par cette douce communication qu'il fera de soy mesme? Quant à la blancheur de cette pierre, ce n'est autre que la candeur et pureté de Nostre Seigneur, vray Aigneau sans macule. Mais quel sera le nom qui sera gravé en cette pierre? Certes, il n'y a point de doute que nous sommes comme des caracteres gravés en l'humanité du Sauveur: il nous a escrits en ses mains, car ces clous qui les percent nous ont gravés en icelles; et de mesme la lance nous a escrits en son cœur en luy ouvrant le costé.

            Mais cette pensée m'est venue ce soir considerant ce que je vous devois dire: la parolle escritte en cette pierre blanche, que personne ne sçait que celuy qui la reçoit, n'est autre qu'une parolle filiale, une parolle d'amour, telle que celles dont nous avons parlé: Je suis tout à toy et tu es toute à moy; tu ne te separeras [119] jamais de moy et je ne m'esloigneray jamais de toy. Ha, mes cheres Sœurs, c'est icy le comble de la felicité des Bienheureux, de sçavoir que cette felicité sera eternelle et ne prendra jamais fin. Qu'est-ce qui cause plus de joye aux prosperités de cette vie, sinon l'esperance qu'elles seront de longue durée? Comme au contraire, rien ne rabat ni diminue tant la joye sinon la crainte qu'elle ne dure pas long temps et ne vienne tost à passer. Mais les Bienheureux possedent la felicité avec une plenitude de joye libre de toute crainte et apprehension, ils ne peuvent avoir aucune peur de perdre le bien dont ils jouissent, car ils sont asseurés que leur gloire sera eternelle et ne leur pourra jamais estre ostée.

            Vous aurez leu, je m'asseure, en la Vie de la bienheureuse Mere Therese, la devotion qu'elle avoit à ouÿr le Credo de la sainte Messe, selon que l'Eglise le chante, mais particulierement elle estoit attentive à ces paroles: Cujus regni non erit finis, qui veulent dire: «Son royaume sera eternel;» et en la consideration de cette eternité, elle se fondoit toute en larmes pleines d'une extreme joye. Certes, je n'ay jamais leu ce trait en la Vie de cette grande Sainte que je n'en aye esté grandement touché, nonobstant toute ma misere et la dureté et aspreté de mon cœur. Or, si la pensée que le regne de Dieu est eternel cause au cœur humain tant de liesse spirituelle, quelle pensez-vous doit estre la joye des Esprits celestes en l'asseurance qu'ils ont de la perpetuité de leur gloire? Voyla pour ce qui est de la gloire essentielle des Bienheureux.

            Disons maintenant quelques mots de la gloire accidentelle, qui est, comme nous l'avons veu, celle qui leur arrive par accident. Cette gloire accidentelle vient de plusieurs choses, mais specialement de la contemplation et claire vision de tous les habitans du Ciel; car vous sçavez que tous n'ont pas de la gloire esgalement, ains en degrés differens: les uns en ont plus que les autres, mais neanmoins tous sont contens et rassasiés. Ceux qui en ont moins se resjouissent de ceux qui en ont davantage, car dans le Ciel la charité est en sa perfection, [120] il n'y a point d'envie ni de jalousie, ains elle s'esjouit de la gloire de ces bienheureux citadins, et par cette douce participation et communication qu'ils ont de la felicité les uns des autres, tous demeurent satisfaits. Mais vous entendrez mieux cecy par quelque similitude.

            Voyla un bon pere de famille qui habille de drap d'or deux siens enfans; neanmoins tous deux n'estans pas de mesme taille et grandeur, il en faut plus à l'un qu'à l'autre; il en faudra six ou sept aunes à l'un, et à l'autre il n'en faudra que trois ou quatre. Si vous les regardez, ils sont tous deux vestus de drap d'or et sont contens, d'autant qu'un chacun en a suffisamment pour son habillement; et quoy que le premier qui en a sept aunes en ayt plus que celuy qui n'en a que trois ou quatre, si est-ce que celuy cy ne luy en porte aucune envie, parce qu'il y a autant de drap en sa robbe qu'il luy en faut pour le couvrir. Il en est ainsy de la felicité: tous sont contens du loyer et de la participation de la gloire.

            Tous en cette vie n'entendent pas esgalement le son et accord d'une musique: celuy qui a l'ouïe un peu dure ne peut pas si bien remarquer tout ce qui se fait en icelle pour rendre la melodie en sa perfection, quoy qu'il entende et sçache la musique, comme celuy qui a l'oreille plus subtile; et bien que le premier se resjouisse en la suavité qu'il prend à ouyr cette musique, si est-ce toutefois qu'il ne ressent pas une suavité aussi grande que celuy qui a l'ouye plus subtile, quoy que tous deux soyent contens.

            Le soleil n'est pas esgalement regardé d'un chacun, et neanmoins tous se contentent de sa lumiere en recevant ce qu'ils en peuvent supporter; car celuy qui a les yeux chassieux ne peut recevoir les rayons du soleil avec la mesme clarté que fait celuy qui a la veue bien nette. Toutefois, et les uns et les autres sont satisfaits, bien que le contentement des uns soit beaucoup plus excellent que celuy des autres.

            Mais de vous parler de la beauté du lieu où se fait ce festin, qui est encores une gloire accidentelle, et de la dignité de ceux qui y sont et qui y servent, certes c'est [121] une chose qui seroit trop longue à raconter; voire, tout ce qui s'en pourrait dire ne seroit rien au prix de ce qui en est. La Mere Therese, traittant de la beauté du Ciel, s'efforce de trouver quelque similitude pour en faire concevoir quelque chose. Elle compare donques le Paradis à une grande salle, laquelle seroit toute pleine et environnée de beaux tableaux et de mirouers: or, adjouste-t-elle, quand on viendroit à se regarder dans l'un de ces mirouers on verrait celuy dans lequel on se regarde et on se verrait soy mesme, et avec cela on verrait avec un singulier playsir tous les tableaux et tous les mirouers de cette salle; mais ce qui est davantage, on y appercevroit aussi ce que les autres mirouers representent en leur particulier. Cette salle où sont ces mirouers et tableaux c'est le Ciel empiré. Et qu'est-ce ce mirouer où l'on voit tout ce que je vous ay dit, sinon l'essence de Dieu dans lequel on le contemple et connoist on luy mesme tel qu'il est? Dans cette mesme essence on se connoist soy mesme avec tout ce qu'on a receu, et en icelle on voit encores la gloire de tous les autres Saints, tous leurs merites, tout ce qu'ils ont fait et souffert et toutes les graces et faveurs qui leur ont esté octroyées. On voit aussi toutes les choses creées: comme Dieu a fait le ciel, l'a orné du soleil et de la lune, l'a enrichi des estoilles et de tout ce qui se retrouve en iceluy; comme il fit la terre diaprée d'une si grande varieté de fleurs; en somme comme il crea toutes choses et la maniere avec laquelle il y proceda. Tout cecy sera un sujet de cette gloire accidentelle qui provient, comme vous voyez, de l'essentielle.

            Là les Bienheureux auront encores pour gloire accidentelle la claire vision des Cherubins et Seraphins, des Throsnes et Dominations, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges et Anges, qui sont les neuf chœurs de ces Esprits celestes divisés en trois hierarchies, parmi lesquelles se trouveront les Saints. Ils admireront la foy des Patriarches, l'obeissance des Prophetes, la charité des Apostres, l'ardeur et ferveur des Martyrs, la pureté des Vierges, l'humilité et fidelité des Confesseurs. Ils [122] connoistront leurs penitences, leurs jeusnes, leurs veilles, leurs mortifications; en fin la perfection, sainteté et gloire de tous les Saints servira de gloire accidentelle à tous en general et à chacun en particulier.

            Outre cela, nos corps seront glorieux apres la resurrection (je dis les nostres, avec cette presupposition que je fais tousjours, sçavoir, si Dieu nous fait la misericorde d'estre du nombre de ses esleus); ils auront, comme nos ames, les quatre dons de la gloire: la subtilité, l'agilité, l'impassibilité et la clarté. Et comme à cette heure nos ames sont enchassées, s'il faut ainsy parler, dans nos corps, qui les traisnent et les contraignent d'aller où ils vont, et semble, par maniere de dire, qu'elles participent en quelque chose à leur misere, aussi en cette reunion de l'ame glorieuse avec son corps, luy seront communiqués ces quatre dons et joyaux par lesquels elle le gouvernera et le menera où elle voudra, sans qu'il luy fasse jamais aucune resistance. Il aura une telle subtilité qu'il ne sera empesché d'aucun obstacle, une agilité telle qu'il n'y aura trait d'arbalete qui aille si viste; et comme il sera plus subtil que le rayon du soleil, de mesme sera-t-il aussi agile que les mouvemens de l'esprit, et il ira plus viste que le vent. Il aura l'impassibilité qui ne peut estre offensée ni alterée aucunement, sans jamais estre sujet à la maladie ni incommodité, et sa clarté sera plus belle que celle du soleil. Bref, pour comble de felicité, les Bienheureux seront semblables à Dieu, c'est à sçavoir par participation. C'est ce que nous fait entendre la Sainte Escriture quand elle nomme Nostre Seigneur le Dieu des dieux, c'est à dire le Dieu de tous ces petits dieux, des Saints qui sont en Paradis.

            Je vous pensois encores dire un mot sur toutes les autres circonstances qui se retrouvent au banquet de ce grand Assuerus, Nostre Seigneur; mais je voy que l'heure passe, c'est pourquoy je finis ce discours parce que je suis appellé autre part, et aussi parce qu'il ne faut pas abuser de vostre patience. Que me reste-t-il, mes cheres Sœurs, sinon de vous exciter derechef par ces parolles de saint Paul à relever vos cœurs et vos pensées à ces [123] biens que nul œil n'a veu, ni oreille entendu, ni cœur d'homme pensé, et que Dieu a preparé à ceux qui l'ayment en cette vie. Contentez vos entendemens à les considerer, mes cheres Sœurs, à fin que par les beautés et excellences que vous y descouvrirez vous veniez à les aymer et desirer. Retirez vos affections de toutes les choses creées et transitoires de cette vie, et vous appliquez soigneusement à faire ce qu'il faut pour les acquerir. Soyez constantes à mediter ce divin mystere de Nostre Seigneur et de nostre Redemption, à ce que, par la connoissance que vous en acquerrez, vostre volonté vienne à l'aymer; car il faut aymer ce bien en terre pour l'aymer eternellement là sus au Ciel, parce qu'il n'y a point de Ciel pour celuy qui n'a point de charité.

            Contentez donques vostre volonté ça bas en terre, aymant autant que l'on peut aymer. Il n'y a point de façon ni de mesure pour aymer: la façon d'aymer Dieu c'est de l'aymer plus que tout et au delà de tout. «La mesure,» comme dit saint Bernard, «est de ne point avoir de mesure.» Remplissez vostre memoire de toutes ces choses et la contentez en Dieu, luy retranchant tous les souvenirs et images de ce qui n'est point Dieu, et la nourrissez de ces divins mysteres, tant de l'enfance du Sauveur que de tout le reste de sa vie, mort et passion. Remplissez-la encores du souvenir de vos fautes et infidelités pour vous en humilier et amender, et des benefices que vous avez receus de Dieu pour l'en remercier; et si vous avez receu des graces, resouvenez vous-en pour les bien cultiver et conserver, vous disposant à l'augmentation et accroissement d'icelles. En fin travaillez avec fidelité en cette vie et perseverez jusques à la fin, à ce que vous puissiez estre congregées et unies avec les bienheureux Esprits en cette felicité eternelle, pour aymer et jouir de la divine Majesté pour toute eternité, qui est ce que je vous souhaitte de tout mon cœur. Amen. [124]

 

XVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge

 

21 novembre 1617

 

            La sainte Eglise celebre aujourd'huy la feste de la Presentation de Nostre Dame au Temple. Je peux bien dire de cette solemnité ce qui est escrit de la reyne de Saba allant visiter Salomon. Ainsy que l'on ne vit jamais tant de parfums dans la ville de Hierusalem comme elle y en porta quant et soy pour offrir à ce grand roy, de mesme, jamais tant de parfums et tant de baume ne furent presentés à Dieu en son Temple comme la tres sainte Vierge en porte aujourd'huy avec elle; jamais aussi la divine Majesté n'avoit jusques alors receu un si excellent et tant aggreable present comme celuy des bien heureux saint Joachim et sainte Anne. [125] Ils vindrent donc en Hierusalem pour accomplir le vœu qu'ils avoyent fait à Dieu de luy dedier leur glorieuse Enfant dans le Temple, où on eslevoit d'autres jeunes filles pour le service de la divine Majesté.

            Mais avec quelle ferveur d'esprit pensez-vous que cette bien heureuse Infante du Ciel desiroit de quitter la mayson de ses pere et mere, pour se plus absolument dedier et consacrer au service de son Espoux celeste qui l'attiroit et amorçoit par l'odeur de ses parfums, ainsy que le dit la Sulamite: O mon Bien-Aymé, ton nom est comme un baume ou huile respandu, c'est pour quoy les jeunes filles t'ont desiré et sont allées apres toy; ains tu n'es pas seulement parfumé, tu es le parfum mesme et le baume. Voyez-vous, le temps luy duroit sans doute, à nostre glorieuse Dame, de voir arriver le jour auquel ses parens la devoyent offrir à Dieu, car c'est une chose tres asseurée qu'elle avoit eu l'usage de la rayson dès le ventre de sa mere. Il ne faut pas croire que ce privilege ayant esté donné à saint Jean, la Sainte Vierge en ait esté privée.

            Document admirable, excellent et profitable que celuy ci, lequel je ne puis celer à cause de son utilité. Le Sauveur s'estant revestu de nostre chair ne voulut point se departir des loix de l'enfance; partant il fit ses croissances et toutes ses petites actions comme les autres enfans, tout ainsy que s'il n'eust peu faire autrement. De plus, la Sainte Vierge et Nostre Seigneur son glorieux Fils, ayant eu l'usage de rayson dès le ventre de leur mere, furent par consequent doués de beaucoup de science; neanmoins ils la cacherent sous les loix d'un profond silence, car pouvant parler en naissant ils ne le voulurent pas faire, ains s'assujettirent à ne parler qu'en leur temps. Et nous autres qui à peine avons l'usage de rayson à l'aage de quarante ans, tellement sommes-nous irraisonnables, pretendons faire les entendus et parler avant que sçavoir begayer; et à force de vouloir monstrer que nous sommes sçavans et sages, nous ne pouvons cacher nostre folie. Chose admirable qu'estans si asseurés que nous ne sçaurions discourir beaucoup sans chopper [126] et faire des fautes, nous soyons neanmoins tousjours si avides et prompts à le faire, voire mesme de ce que nous ignorons! Et puis nous trouvons estrange qu'ès Religions il y ait des heures où le silence soit imposé et que l'on ne puisse point parler.

            C'est un acte de simplicité admirable que celuy de cette glorieuse Pouponne qui, attachée aux mammelles de sa mere, ne laisse pas neanmoins de s'entretenir avec la divine Majesté. Elle s'abstint de parler jusques à son temps, et encores alors ne le faisoit elle que comme les autres enfans de son aage, quoy qu'elle parlast tousjours fort à propos. Elle demeura comme un doux aignelet sur les flancs de sainte Anne l'espace de trois ans, apres lesquels elle fut sevrée et amenée au Temple pour y estre offerte comme Samuel, qui y fut conduit par sa mere et dedié au Seigneur en mesme aage.

            O mon Dieu, que j'eusse bien desiré de me pouvoir vivement representer la consolation et suavité de ce voyage despuis la mayson de Joachim jusques au Temple de Hierusalem! Quel contentement tesmoignoit cette petite Infante voyant l'heure venue qu'elle avoit tant desirée! Ceux qui alloyent au Temple pour y adorer et offrir leurs presens à la divine Majesté chantoyent tout le long de leur voyage; et pour cet effect, le royal Prophete David avoit composé tout expres un Psalme que la sainte Eglise nous fait dire tous les jours au divin Office. Il se commence par ces mots: Beati immaculati in via; Bienheureux sont ceux, Seigneur, qui marchent en ta voye sans macule, sans tache de peché; en ta voye, c'est à dire en l'observance de tes commandemens. Les bien heureux saint Joachim et sainte Anne chantoyent donques ce cantique au long du chemin, et nostre glorieuse Dame et Maistresse avec eux. O Dieu, quelle melodie! o qu'elle l'entonna mille fois plus gracieusement que ne firent jamais les Anges; de quoy ils furent tellement estonnés, que troupe à troupe, ils venoyent pour escouter cette celeste harmonie et, les cieux ouverts, ils se penchoyent sur les balustres de la salle de la Hierusalem celeste pour regarder et admirer [127] cette tres aymable Pouponne. J'ay voulu dire cecy en passant à fin de vous bailler sujet de vous entretenir le reste de cette journée à considerer la suavité de ce voyage; à fin aussi de vous esmouvoir à escouter ce divin cantique que nostre glorieuse Princesse entonne si melodieusement, et ce avec les oreilles de vostre devotion, car le tres heureux saint Bernard dit que la devotion est l'oreille de l'ame.

            Venons maintenant à la solemnité qui se celebre aujourd'huy ceans, qui est le renouvellement et reconfirmation des vœux. Les anciens Chrestiens faisoyent des grandes festes, mais spirituelles, à l'anniversaire de leur Baptesme, qui estoit le jour de leur dedicace, c'est à dire celuy auquel ils s'estoyent dediés à Dieu. Ils ne faisoyent point de remarque du jour de leur naissance, d'autant qu'en naissant nous ne sommes pas enfans de grace, ains adamistes ou enfans d'Adam; mais ils remarquoyent, pour le solemniser, le jour auquel ils avoyent esté faits enfans de Dieu par le Baptesme. De mesme Abraham fit un grand et solemnel festin, non en la naissance de son fils Isaac, ains au jour qu'il fut sevré parce, disent les uns, que l'enfant estant encores si tendre, il n'y avoit pas matiere de si grande joye à cause du danger et peril de mort où sont les enfans en cet aage si foible; ou bien, comme les autres tiennent, parce que le festin estant fait en la faveur d'Isaac, il estoit bien raysonnable qu'il y prist part et qu'il mangeast avec la compaignie, ce qu'il n'eust peu faire avant ce temps là, auquel il avoit cinq ans. Il n'y avoit pas non plus de la disproportion de demeurer si long temps à la mammelle, veu l'aage avancé que l'on atteignoit alors. Ou bien encores, et cecy est la rayson la plus probable, Abraham fit alors ce banquet parce qu'à cette heure là son fils estoit desja capable de donner quelque esperance de luy, d'autant qu'en cet aage on commence à mettre les enfans dans la voye en laquelle on desire qu'ils marchent.

            Il est donc tres à propos que les Religieux fassent tous les ans une feste particuliere au jour de leur dedicace [128] et de leur entrée en Religion. Mais d'autant qu'ils ne doivent rien avoir de particulier, nous avons trouvé expedient que les Sœurs de ceans solemnisent cette commemoration en un mesme jour. La tres sainte Eglise celebre chaque année la commemoration des principales actions de nostre divin Sauveur, de Nostre Dame et Maistresse, comme aussi de tant de Saints qu'elle nous presente comme des patrons à imiter. Elle nous tesmoigne par là qu'elle desire que tous les ans au moins une fois, nous nous recueillions et reconfirmions les vœux et promesses que nous avons faites à la divine Majesté; mais sur tout les Religieux et nous autres qui luy sommes particulierement dediés et consacrés sans que nous nous en puissions desdire.

            L'on a choisi fort à propos en la maison de ceans le jour de la Presentation Nostre Dame pour se renouveller, se presenter et offrir à la divine Majesté sous sa protection, accompagnant ainsy de nostre propre offrande celle qu'elle fit d'elle mesme à Dieu. Et en cecy se voit verifié ce qu'en avoit predit le grand Prophete David, que plusieurs vierges seroyent amenées apres elle au temple du Roy, à fin de luy estre offertes et consacrees à son imitation, pour servantes perpetuelles. Il dit qu'elles viendront et seront amenées avec joye et exultation; c'est donques un jour de joye et de consolation que celuy de la commemoration de nostre dedicace à la divine Bonté. Certes, il est tres veritable, et ce jour est d'autant plus plein de contentement que nous avons plus de connoissance du bonheur qu'il y a d'estre absolument dedié à Dieu.

            Mais lors que le saint Prophete declare que plusieurs vierges seront amenées apres Nostre Dame, il ne veut pas en exclure les vefves, car elles ne seront pas rejettées de cette bien heureuse trouppe pour avoir perdu leur virginité, puisque cette perte se peut reparer par l'humilité. Ces grandes Saintes qui ont esté mariées et qui se sont dediées au service de la divine Bonté en leur vefvage, comme sainte Paule, sainte Melanie, sainte Françoise et tant d'autres, pensez-vous qu'elles ne soyent [129] pas du nombre de ces vierges? Au contraire, elles ont gaigné par l'humilité une tres glorieuse virginité. L'humilité est non seulement conservatrice de la virginité, mais elle est sa reparatrice.

            Cette feste de la commemoration de nos vœux se fait principalement pour renouveller nostre ame, pour renouer nos promesses et raffermir nos resolutions. Et tout ainsy qu'un homme qui joue excellemment du luth a accoustumé d'en taster toutes les cordes de temps en temps pour voir si elles ont point besoin d'estre rebandées ou bien laschées, à fin de les rendre bien accordantes selon le ton qu'il leur veut donner, de mesme il est necessaire que tous les ans au moins une fois, nous tastions et considerions toutes les affections de nostre ame pour voir si elles sont bien accordées pour entonner le cantique de la gloire de Dieu et de nostre propre perfection. A cet effect l'on a ordonné les confessions annuelles pour reconnoistre les cordes discordantes, les affections qui ne sont encores bien mortifiées, les resolutions qui n'ont pas esté fidellement prattiquées. Et ayant ainsy resserré les chevilles de nostre luth, qui sont nos resolutions, nous venons par apres, avec nostre glorieuse Dame et Maistresse et sous sa protection, apporter toutes nos affections sur l'autel du temple de la divine Bonté, pour estre bruslées et consommées sans aucune reserve par le feu de son ardente charité.

            Mais d'autant que nous avons presché ces années passées en cette mesme journée sur le sujet du renouvellement de nos ames, ramassons maintenant nostre discours revenans à nous mesmes, et voyons que c'est qu'il faut faire pour nous bien renouveller. C'est une chose tres necessaire que celle-cy, nostre misere estant si grande que nous faisons tousjours quelque perte spirituelle, et ne venons que trop ordinairement à descheoir de nos propos. Partant, il est expedient de nous reprendre, et considerer les moyens de pouvoir regaigner ce qui par nostre foiblesse, voire negligence, nous est eschappé.

            Il est vray qu'il ne faut pas nous en estonner, d'autant [130] que tout ce qui est en ce monde est fait ainsy; voire mesme il semble que le soleil aye besoin de recommencer sa course tous les ans une fois, à fin de reparer le deschet que paraissent avoir receu le long de l'année les lieux qui n'ont pas l'aspect bon. Ne vous est-il pas advis que la terre descheoit en hiver, et quand ce vient le printemps qu'elle veut regaigner les pertes qu'elle a faites le long des grandes froidures? Nous en devons faire de mesme nous autres, faisant nostre course comme le soleil sur toutes les affections et passions de nos ames, pour regaigner les pertes causées par leur immortification le long de l'année. Puis, venant au printemps, qui est le temps de nos renouvellemens, nous devons prendre courage pour reparer le deschet que nous avons fait au temps des froidures de nos laschetés.

            Pour bien faire ces renouvellemens il faut observer trois points que je considere en la Presentation de nostre glorieuse Maistresse. Le premier c'est qu'elle vient se presenter en son enfance, car estant sevrée elle quitte ses parens; le second, qu'elle est portée le long du voyage une partie du temps entre les bras de ses pere et mere, et l'autre partie elle marche sur ses pieds; en troisiesme lieu, je considere qu'elle se donne et offre toute entierement et sans aucune reserve.

            Quant au premier point, à sçavoir qu'elle vient se dedier à Dieu en son enfance, comme pourrions-nous faire cela, veu que nous ne sommes plus en cet aage là et que nous n'y sçaurions jamais plus retourner, car le temps perdu ne se peut recouvrer? Dites-vous qu'il n'y a plus de remede? O pardonnez-moy, il y a du remede en toutes choses. Si la virginité est reparée par l'humilité et si la chaste vefve est rendue vierge glorieuse et triomphante, pourquoy voulez-vous que nous ne puissions regaigner le temps perdu, par la ferveur et diligence à bien employer celuy que nous avons presentement? Il est tres veritable que le bonheur de ceux qui se sont dediés et consacrés à la divine Majesté dès leur adolescence est tres grand, d'autant plus que Dieu le desire et s'y complaist grandement, se plaignant du contraire lors [131] qu'il dit par son Prophete que les hommes sont tellement pervertis que dès leur adolescence ils ont quitté sa voye et ont pris le chemin de perdition. Les enfans ne sont ni bons ni mauvais, car ils ne sont non plus capables de choisir le bien que le mal. Ils marchent pendant leur enfance comme ceux qui sortans d'une ville vont tout droit quelque temps; mais au bout de ce peu de temps ils trouvent que le chemin se fourche et partage en deux; il est à leur pouvoir de prendre à droite ou à gauche, selon que bon leur semble, pour aller où ils desirent. De mesme, veut dire le Seigneur, les hommes pendant leur enfance ont suivi la ligne du chemin droit, mais estans parvenus au chemin fourchu, ils ont pris leur route à main gauche et m'ont quitté, moy qui suis la source de toute benediction, pour suivre la voye de malediction.

            Il est tres certain que la divine Bonté desire le temps de nostre jeunesse comme estant le plus propre pour nous employer en son service. Mais pensez-vous que la jeunesse soit tousjours prise et entendue de nostre aage, et que la divine Espouse veuille parler de celles qui sont jeunes d'années, lors qu'elle dit au Cantique des Cantiques que les jeunes ames ont desiré son celeste Espoux et sont allées apres luy attirées de l'odeur de ses parfums? O non, sans doute, ains elle parle de celles qui sont jeunes de ferveur et de courage, et qui viennent nouvellement consacrer au service de son saint amour non seulement tous les momens de leur vie, mais aussi toutes leurs actions, sans reserve d'aucune. Mais, me direz-vous, quel est le temps le plus propre pour nous dedier et consacrer tout à Dieu, apres que nous avons passé nostre adolescence? Oh, quel il est? c'est le temps present, tout à cette heure; c'est le vray temps, car celuy qui est passé n'est plus nostre, le futur n'est pas non plus en nostre pouvoir, c'est donques le moment present qui est le meilleur.

            Mais que faut-il que nous fassions pour regaigner le temps perdu? Je l'ay desja dit, il le faut regaigner par la ferveur et diligence à courir en nostre voye. Et tout [132] ainsy que les cerfs qui courent si legerement, redoublent neanmoins le pas lors qu'ils sont pressés du veneur et vont d'une si grande vistesse qu'il semble quasi qu'ils volent, de mesme devons-nous tascher de courir en nostre voye; mais au temps de nostre renouvellement et de la reconfirmation de nos resolutions nous ne devons pas seulement courir ains aussi voler, et pour cela demander avec le saint Prophete des aisles de colombe, à fin qu'à tire d'aisles nous volions sans nous arrester jusques à ce que nous allions reposer dans les trous du mur de la sainte Hierusalem, je veux dire que nous soyons tout unis à Nostre Seigneur crucifié sur le mont de Calvaire par une parfaite conformité de vie.

            Mais j'ay aussi consideré que nostre glorieuse Dame et Maistresse venant pour se dedier à Dieu, fut portée par ses pere et mere une partie du chemin, et l'autre partie elle vint avec ses petits pieds, tousjours aydée neanmoins. Car lors que saint Joachim et sainte Anne trouvoyent quelque plaine ils la posoyent en terre pour la faire marcher, et alors cette glorieuse Infante du Ciel eslevoit ses petits doigts pour prendre la main de son papa et de sa maman, de crainte de faire quelque mauvais pas; mais soudain qu'ils rencontroyent quelque chemin raboteux, ils la prenoyent incontinent entre leurs bras. Ce n'estoit pas pour se soulager qu'ils la faisoyent marcher parfois, car ce leur estoit une consolation tres grande de la porter, ains c'estoit pour la complaisance qu'ils prenoyent à luy voir faire ses petits pas. Et c'est icy la seconde remarque que je fais en cette sainte Presentation, et le second point auquel nous devons imiter nostre glorieuse Princesse, pour bien nous presenter de nouveau à fin de bien reoffrir à son divin Fils ce que nous luy avons une fois dedié et consacré, à sçavoir nous mesme, par le moyen des vœux que nous venons maintenant renouveller, c'est à dire renouer; car cette sainte coustume de renouveller nos vœux sert encores à reparer les manquemens que nous pourrions avoir commis en les faisant.

            Nostre Seigneur le long de nostre pelerinage en cette [133] miserable vie nous conduit en ces deux sortes: ou il nous mene par la main en nous faisant marcher avec luy, ou il nous porte entre les bras de sa Providence. Je veux dire qu'il nous tient par la main et nous fait marcher en l'exercice des vertus, car s'il ne nous tenoit il ne seroit en nostre pouvoir de cheminer en cette voye de benediction. Et ne voit-on pas ordinairement que ceux qui ont abandonné sa main paternelle ne font pas un seul pas qu'ils ne choppent et donnent du nez en terre? Sa Bonté nous veut bien conduire et tenir, mais elle veut aussi que nous formions nos petits pas, faisant, aydés de sa grace, ce que nous pouvons de nostre costé. Et la sainte Eglise, esgalement tendre et soigneuse du bien de ses enfans, nous enseigne de dire tous les jours une oraison où elle demande à Dieu qu'il luy plaise nous accompaigner le long de nostre pelerinage et nous ayder de sa grace prevenante et concomitante, car sans l'une et sans l'autre nous ne pouvons rien.

            Mais Nostre Seigneur nous ayant menés par la main, faisant avec nous des œuvres pour lesquelles il demande nostre cooperation, il nous porte par apres et fait en nous des œuvres toutes ouvrées, je veux dire auxquelles il semble que nous ne fassions rien. Ce sont les Sacremens, car dites-moy, je vous prie, que nous couste-t-il d'entendre ces parolles: «Je t'absous de tous tes pechés,» ou bien de recevoir le tres saint Sacrement dans lequel est comprise toute la suavité du Ciel et de la terre? Et bien qu'il faille prononcer les parolles de la consecration que Nostre Seigneur a commandées, qu'est-ce que cela pour faire venir nostre souverain Maistre à la voix d'un prestre, pour meschant et indigne qu'il soit, se renclore sous ces especes pour nostre bonheur? N'est-ce pas nous porter entre ses bras que de nous permettre de nous unir à luy en ces deux façons? Quand donques vous viendrez dire: «Je renouvelle et reconfirme de tout mon cœur les vœux que j'ay faits à mon Dieu,» le Sauveur vous conduira par la main, d'autant que vous prononcerez ces paroles et ferez quelque chose de vostre part; mais soudain que nous vous [134] communierons, il vous prendra entre ses bras, faisant en vous cette œuvre toute ouvrée.

            O qu'heureuses sont les ames qui font ainsy leur voyage et qui ne partent des bras de la divine Majesté, sinon pour marcher et faire de leur costé ce qu'elles pourront en l'exercice des vertus et des bonnes œuvres, tenant tousjours neanmoins la main de Nostre Seigneur; car il ne faut pas que nous pensions estre suffisans pour rien faire de bien de nous-mesmes. L'Espouse le tesmoigne fort clairement au Cantique lors qu'elle dit à son Bien-Aymé: Tirez-moy, et nous courrons apres vous à l'odeur de vos onguens. Elle dit: Tirez-moy, pour monstrer qu'elle ne peut rien d'elle mesme si elle n'est tirée et aydée de sa faveur; et pour monstrer qu'elle veut correspondre à ses attraits volontairement et sans estre violentée, elle adjouste: nous courrons; pour peu que vous nous tendiez la main pour nous tirer, nous ne cesserons point de courir, jusques à ce que vous nous ayez pris entre vos bras et unis à vostre Bonté.

            Passons maintenant au troisiesme point qui est que nostre glorieuse Maistresse se donna et abandonna toute sans aucune reserve à la divine Majesté. C'est ainsy qu'il faut que nous nous donnions nous autres, car le Sauveur ne veut pas que nous fassions ce que luy mesme ne peut faire, qui est de se donner à nous en partie. Sa bonté est si grande qu'il se veut tout donner à nous; de mesme veut-il, et il est bien raysonnable, que nous nous donnions à luy sans restriction. Je sçay bien que les gens du monde se donnent à Dieu à leur façon, mais je ne parle pas pour eux maintenant, ains pour nous qui luy sommes dediés et consacrés. Il faut quitter tout pour avoir le tout qui est Dieu. Il faut quitter la maison de nos peres. Helas! est-ce si grande chose? N'y a-t-il pas quelquefois plus de consolation que de mescontentement de le faire? Il faut se priver du mariage. O Dieu, tout bien consideré, qu'est-ce que nous quittons? Le tracas du mesnage où le plus souvent les choses vont de travers et contre nostre volonté. Que [135] faut-il de plus quitter? Les conversations? Helas! je suis tres asseuré que l'on n'y a pour l'ordinaire que du mescontentement, car ou l'on ne nous a pas assez honnorés selon que nous le desirions, ou l'on ne nous a pas assez cheris, ou l'on a dit quelque chose qui nous a despieu; en un mot, les playsirs que l'on y a sont le plus souvent tres degoustans à nostre goust mesme.

            Mais, est-ce cela tout ce qu'il faut quitter? O non, il reste le plus difficile, qui est nous mesme, nostre propre volonté: il la faut aneantir tout à fait sans aucune reserve. Je ne dis pas nostre amour propre, car nous ne le pouvons faire mourir qu'en mourant nous mesmes, il vivra tant que nous vivrons; mais il suffit qu'il ne regne pas en nous. C'est donques la propre volonté dont il se faut desfaire. Il me souvient à ce propos qu'il faut tout quitter pour estre bonne Religieuse, qu'il y eut un senateur lequel fut inspiré de Dieu d'abandonner le monde, car il pensoit que pour evader les perils des vagues de la mer de ce miserable siecle il failloit surgir au port de la vie monastique. Il prit en effect la resolution de se faire moine et se retirer dans le desert, ce qu'il executa. Mais le pauvre homme voulut emporter quant et luy quelques unes de ses hardes et emmener quelques unes de ses conversations. Or, que luy en arriva-t-il? Le bienheureux saint Basile, qui l'aymoit grandement à cause de sa pieté et bonne vie, sçachant cela, luy escrivit une lettre qui contenoit ces mots: O pauvre homme, qu'as-tu fait? Tu as quitté l'estat de senateur et les fonctions de ta charge, et partant tu n'es plus senateur; et neanmoins tu n'es pas un bon moine. Comme s'il eust dit: Considere ton nom, et tu trouveras qu'il signifie uni, seul; or, par ce mot, seul, je n'entens pas d'estre retiré et sequestré dans un desert, mais c'est à sçavoir que pour estre bon moine il ne faut avoir que Dieu pour objet en tout ce que nous faisons; et cela c'est estre seul.

            Voulez-vous devenir une bonne fille de la Visitation? Il faut tout quitter, non seulement ce qui est hors de soy mais soy mesme, et estre absolument sevrée de la [136] propre volonté que nous aymons tendrement comme si elle estoit nostre mere. Dieu ne se contente pas de nos offrandes quand elles ne sont pas accompagnées de celle de nostre propre cœur, car il est comme l'aigle qui se repaist plus pleinement du cœur des oyseaux qu'elle prend pour sa proye que non pas des autres parties de leur corps. De mesme la divine Majesté demande premièrement nostre cœur: Mon fils, donne-moy ton cœur, dit cette Bonté incomparable, et par apres tes offrandes me seront aggreables.

            L'exemple de Caïn monstre assez la verité de ce que nous disons; car ayant fait son sacrifice, il ne fut pas aggreable à la Divinité comme celuy de son frere Abel, non seulement parce qu'il avoit mal partagé, offrant le moindre et le pire de ses troupeaux, mais aussi parce qu'il n'avoit pas donné son cœur; partant il n'avoit pas bien fait son sacrifice, d'autant que Dieu vouloit premierement son cœur. Ce que reconnoissant par apres, il fut si miserable qu'au lieu de se prendre à soy mesme de sa faute et de se reconnoistre, il s'en prit au pauvre Abel, l'offrande duquel avoit esté fort aggreable à la divine Bonté parce qu'il s'estoit premierement offert luy mesme, et puis son sacrifice. Caïn conceut de l'indignation contre son frere par la grande envie qu'il luy portait. Voyez comme l'envie se fourre par tout. Dieu le reprit et luy dit: De quoy te troubles-tu? Si tu as bien offert tu n'en as pas occasion, et si ton offrande estant bonne tu ne l'as neanmoins pas faite comme il convient, repare ta faute, il y a remede en tout.

            Voyla donques la façon avec laquelle nous devons faire nos sacrifices et nos offrandes à la divine Bonté: si nous voulons qu'elles luy soyent aggreables, il faut nous offrir pleinement et entierement nous mesmes. Si vous faites cela aussi parfaitement que nous venons de dire en cette journée de vos renouvellemens, à l'imitation de Nostre Dame et glorieuse Maistresse, elle vous acheminera au Ciel, en excitant vos cœurs à chanter en cette vie le Laudate Dominum omnesgentes, invitant un chacun à glorifier la divine Majesté. Puis vous [137] adjousterez: Quoniam confirmata est super nos miser icordia ejus; Parce qu'il a confirmé sur nous ses misericordes, nous attirant par sa bonté à la jouissance de tant de graces et benedictions dès cette vie perissable, pour par apres, en la compaignie de nostre tres sainte Maistresse et des Bienheureux qui sont au Ciel, chanter eternellement Gloire soit au Pere, au Fils et au Saint Esprit. Amen. [138]

 

XVII. Sermon de Vêture pour la veille de l'Epiphanie

 

5 janvier 1618

 

            Il y a des festes que la sainte Eglise celebre beaucoup plus solemnellement que d'autres. Celle de l'adoration des Roys en est une, car elle ne se contente pas d'en commencer l'office à Vespres de la vigile, mais elle commence dès la Messe qui est propre à ce jour. Or en cette Messe, on lit l'Evangile qui fait mention de la fuite de Nostre Seigneur en Egypte.

            Gedeon estant extremement affligé pour la rude et pressante guerre que luy faisoyent ses ennemis qui l'avoyent environné de toutes parts, Dieu, dont la bonté est incomparable, en eut compassion et luy envoya un Ange pour le consoler. Cet Ange l'ayant abordé le salua disant: Je te salue, o homme le plus fort d'entre tous les hommes, le Seigneur est avec toy. Lors le pauvre Gedeon luy respondit, pressé de son affliction: S'il est vray ce que tu dis que le Seigneur est avec moy, pourquoy donques, avec luy, suis-je environné de tant de miseres? Nous en pouvons bien dire autant aujourd'huy. S'il est vray, comme il est, que la tres sainte Vierge et saint Joseph ont Nostre Seigneur avec eux, pourquoy donques les voyons-nous si remplis de crainte qu'ils se rendent fuyars pour l'apprehension d'un homme terrien, quoy qu'ils ayent avec eux le Dieu de [139] la majesté infinie, par l'ordonnance duquel toutes choses se font et ont esté faites?

            La rayson de cette conduite est que Nostre Seigneur ne voulut aucunement user de son pouvoir ou de son authorité, ni paroistre autre qu'un petit enfant sujet aux loix de l'enfance, ne parlant qu'en son temps comme les autres; et luy, qui non seulement entant que Dieu mais aussi entant qu'homme sçavoit toutes choses, cette grace luy ayant esté infuse dès l'instant de sa conception, luy qui estoit rempli d'une science pleine et entiere, ne voulut neanmoins en rien tesmoigner. Je sçay bien que les docteurs demeurerent fort estonnés l'entendant parler dans le Temple, lors qu'il fit paroistre un petit eschantillon de cette science tant incomparable qu'il possedoit; mais c'est la seule fois qu'il le fit durant son enfance, la tenant close et cachée sous un tres profond silence tout le reste de ce temps là. Hé Dieu, que luy eust-il cousté à ce beni Enfant, qui aymoit si cherement sa tres sacrée Mere et saint Joseph son Pere nourricier, de leur dire un petit mot à l'oreille pour les advertir d'eschapper à la furie d'Herode en s'en allant en Egypte, mais d'estre sans crainte parce qu'il ne leur arriveroit aucune mesaventure? Il ne le fit pourtant pas, ains attendit que l'Ange saint Gabriel vinst reveler au glorieux saint Joseph qu'il failloit fuir.

            La vie de Nostre Seigneur est le parfait exemple de tous les hommes, mais particulierement de ceux qui sont en l'estat de perfection, comme les Religieux et les Prelats. Cet estat de perfection doit estre consideré de deux manieres: pour les Religieux c'est un estat propre à se perfectionner, et pour les Prelats il suppose la perfection desja acquise. De mesme, la vie du Sauveur doit estre distinguée en deux parties. La premiere est le modele et le patron des Religieux: c'est celle de son enfance jusques à ce qu'il commença sa predication; car l'Evangeliste dit expressement qu'il demeura sujet à ses parens. Et dès qu'il eut commencé à enseigner et prescher, il fit toutes les fonctions appartenantes aux Evesques. Il institua les Sacremens; puis, sur l'arbre de [140] la croix il offrit le sacrifice sanglant de soy mesme, et devant celuy là, en la cene qu'il fit avec ses Apostres, il institua le tres saint Sacrement de l'Autel qui est le sacrifice non sanglant.

            Revenons à nostre propos et au sujet que j'ay devant mes yeux, qui est le vray exemplaire de la vie religieuse, et disons apres les Peres, que la discipline monastique peut estre toute reduite sous ce mot d'abnegation. Or, voyons comme Nostre Seigneur a prattiqué admirablement cette abnegation durant tout le temps de son enfance; mais pour le mieux comprendre, nous en ferons trois points que j'approprieray aux trois vertus desquelles tous les Religieux font les vœux, à sçavoir, la pauvreté, la chasteté et l'obeissance.

            Et en premier lieu, se peut-il voir ou penser une pauvreté plus pauvre que celle du Sauveur? Voyez comme il renonce à la maison de son Pere et de sa Mere, voire mesme devant sa naissance, car il vient au monde en une ville laquelle si bien elle luy appartenoit en quelque façon, puisqu'il estoit de la lignée de David, neanmoins il renonce tellement à tout, que le voyla reduit dans une estable destinée à la retraitte des bestes. Estant né, il est couché dans une creche qui luy sert de berceau. Quelles necessités pensez vous qu'il souffrit au voyage d'Egypte et durant le temps qu'il y demeura? Bref, sa pauvreté fut si grande qu'elle passa jusques à la mendicité; il ne vivoit que d'aumosnes, car chacun sçait que les beaux-peres ne sont pas obligés de nourrir les enfans de leur femme, et neanmoins Nostre Seigneur estoit nourri du travail de son Pere nourricier et de celuy de sa Mere qui gaignoyent leur vie à la sueur de leur visage; ainsy, ce divin Enfant ne pouvant gaigner la sienne, recevoit l'aumosne de saint Joseph. De plus, quand il fut question de revenir d'Egypte apres la mort d'Herode, s'ils eussent eu quelque bien en Israël ils n'eussent pas mis en doute s'ils iroyent là ou s'ils retourneroyent en Judée; mais parce qu'ils n'avoyent rien, ou fort peu par tout, ils ne sçavoyent de quel costé aller. Davantage, l'amour que [141] nostre cher Maistre portoit à la pauvreté luy fit prendre et garder tousjours le nom de Nazareth, parce que c'estoit une petite ville mesprisée et tellement rejettée que l'on ne croyoit pas, comme le dit mesme Nathanaël, que quelque chose de bon peust estre trouvé en Nazareth. Il eust bien peu se faire appeller de Bethleem, ou bien de Hierusalem, mais il ne voulut pas, tant pour cette cause que pour d'autres que nous dirons tantost.

            Passons au second point, qui est une abnegation tres entiere de tous les playsirs sensuels. Nostre Seigneur eut une pureté tousjours incomparable; mais voyez un peu comme dès son entrée au monde il priva ses sens de toutes sortes de playsirs. Et premierement, en l'attouchement il ressentit un froid extreme. Vous sçavez sans doute la revelation que sainte Brigitte eut de la naissance de ce divin Sauveur. Elle dit que Nostre Dame estant en une grande abstraction, le vit tout d'un coup couché sur la terre, tout nud, et que soudain elle le prit et le mit dans ses langes et bandelettes. Quant à l'odorat, vray Dieu! quelle suavité, quel parfum pensez-vous que l'on puisse avoir dans une estable? Lors que les enfans des grans roys naissent, quoy qu'ils ne soyent que des miserables hommes comme les autres, l'on met tant de parfums, l'on fait tant de ceremonies; et pour nostre Sauveur, qui n'est pas seulement homme ains Dieu tout ensemble, il ne se fait rien de tout cela! Quelle musique pour recreer son ouye? Un bœuf et un asne qui chantent pour magnifier la naissance de ce Roy celeste. En fin, il n'y a rien en luy qui trouve du contentement, sinon un peu le goust, recevant ce lait tres sacré venu du Ciel que sa tres benite Mere luy fait tirer de ses mammelles, car il faut confesser qu'il estoit meilleur que le vin le plus delicieux; mais cela ne duroit que jusques à ce qu'il eust passé le gosier.

            Quant au troisiesme point, à sçavoir l'abnegation de soy mesme, qui a jamais peu parvenir à un si entier renoncement pour se laisser conduire selon la volonté de ses Superieurs? O Dieu, c'est en ce point que ce divin Enfant s'est bien monstré vray Religieux! Saint Joseph [142] et Nostre Dame sont ses Superieurs, ils le menent, ils le portent d'un lieu à un autre, et il leur laisse faire sans jamais dire un seul mot. Il fut obeissant à la nature mesme, ne voulant faire ses croissances ni parler que comme les autres enfans. O abnegation non plus ouye que celle cy! estant à son pouvoir d'operer des miracles, il n'en fait point. L'on en voit bien autour de luy en sa Nativité: la vocation des Gentils representés par les Roys qui le vindrent adorer, celle des pasteurs, les Anges qui chantent dans les airs; mais en sa personne, nullement. Il ne se monstre en son exterieur qu'un petit enfant comme les autres; luy, de qui les Anges sont illuminés et esclairés et par qui ils entendent et comprennent toutes choses, ne fait aucunes revelations, ains laisse que les messagers celestes les viennent faire à son Pere nourricier. Il faut fuir devant Herode, il n'en dit mot, mais attend que l'Ange l'ordonne. Herode estant mort, il faut qu'il s'en retourne d'Egypte; il auroit peu dire à sa Mere ou à saint Joseph qui l'aymoient si tendrement: Ma chere Mere, ou, mon Pere, retournons nous-en quand il vous plaira, car Herode que vous craignez est mort; mais non, il attend que l'Ange le revele à saint Joseph.

            Ne voyla-t-il pas une merveille tres grande, que ce tres saint Enfant ayt tellement renoncé et abandonné le soin de soy mesme pour se laisser conduire selon la volonté de ses Superieurs, qu'il n'ayt pas seulement voulu prononcer une petite parole pour avancer leur despart? Document certes tres remarquable: Nostre Seigneur est rempli de toutes les sciences, ains il est la science et la sagesse mesme; neanmoins il tient un continuel silence, tandis que l'ordinaire des personnes du monde est que si elles ont une once de sçavoir on ne les peut tenir de parler, tant elles ont envie de se faire estimer sçavantes.

            Nostre Sauveur estant donques venu pour donner un parfait exemple de la vie monastique, il est bien raysonnable qu'on se range à sa suite pour embrasser cette vie qui luy est tant aggreable. C'est pourquoy ces filles se [143] presentent aujourd'huy pour estre faittes Religieuses, car elles ont fait ces considerations: Si mon Seigneur et mon Dieu a bien voulu renoncer aux richesses, à sa patrie et à la maison de ses parens pour l'amour qu'il portoit à la pauvreté, pourquoy donc, à son imitation, n'en ferois-je pas de mesme? Et s'il a renoncé à tous les playsirs, voire à soy mesme, à fin de s'assujettir pour l'amour de moy et pour me monstrer combien la vie religieuse où tout cela se prattique luy est aggreable, pourquoy donc ne le ferois-je pas pour luy aggreer? Non, disent-elles, nous ne quittons pas le monde pour acquerir le Ciel, car les personnes qui y demeurent le peuvent gaigner en vivant en l'observance des commandemens de Dieu, ains pour accroistre tant soit peu nostre charité et nostre amour envers la divine Bonté.

            Nostre Seigneur print le nom de Nazareen, outre la rayson que nous avons dite, parce que ce mot signifie fleur, fleuri; ces filles viennent donques à l'odeur de cette fleur. Neanmoins il y a une autre cause bien plus haute pour laquelle le Sauveur print et retint tousjours ce nom, mais je ne la veux dire qu'en passant. C'est certes justement que tous les hommes prennent le nom du lieu de leur naissance et non pas celuy du lieu de leur conception, d'autant que pendant qu'ils sont dans le ventre de leur mere on ne sçait encor ce qui en arrivera, on ne peut asseurer si ce sera un enfant mort ou vif, bref, on ignore quelle issue il aura; mais Nostre Seigneur print à bon droit le nom du lieu de sa conception parce que dès cet instant il fut homme parfait comme en l'aage de trente trois ans auquel il mourut.

            Revenons à nostre seconde rayson pour laquelle il voulut prendre et retint ce nom de Nazareen qui vaut autant à dire que fleur. Luy mesme declare au Cantique des Cantiques quelle fleur il est: Je suis la fleur des campagnes et le lys des vallées. Mais quelle fleur des champs estes-vous, Seigneur? O quand il dit la fleur seulement, on doit entendre la fleur qui excelle entre toutes les autres et en odeur et en beauté. Entre toutes les fleurs qui sortent du bois, la rose emporte le prix, [144] comme le lys entre celles qui sont herbues et qui ont leur tige d'herbe. La rose croist sans artifice et n'a presque point besoin de cultivage, aussi ne cultive-t-on point celles qui croissent aux champs; son odeur est fort suave estant fraische, mais beaucoup plus estant seche. Tout de mesme Nostre Seigneur est la fleur par excellence qui est sortie de la tres sainte Vierge, ainsy qu'il avoit esté predit qu'une fleur sortiroit de la verge de Jessé: cette verge c'est Nostre Dame, et la fleur c'est Nostre Seigneur, dont l'aggreable senteur a alleché les passans et fait venir ces jeunes ames apres luy, attirées de l'odeur de ses exemples.

            Qu'il soit appellé lys, dont la blancheur est excellente, on n'en peut douter, d'autant qu'il a tousjours esté blanc par une pureté incomparable. Le lys peut croistre sans artifice aussi bien que la rose, comme on le voit en certains païs; et cecy nous monstre l'amour que Nostre Seigneur portoit à la simplicité, car il ne veut pas estre appellé du nom des fleurs des jardins qui sont cultivées avec tant de soin et d'artifice. Il choisit en outre la rose entre toutes les autres fleurs pour l'amour qu'il portoit à la sainte pauvreté parce qu'il n'y a rien de plus pauvre que la rose: elle n'a que des espines et ne requiert point, comme nous avons dit, que l'on s'employe apres elle pour la cultiver. Neanmoins, elle ne laisse pas de rendre tousjours un tres suave parfum; de mesme, si bien nostre cher Sauveur estoit environné de croix, d'espines et de toutes sortes d'afflictions en sa Mort et Passion et pendant tout le cours de sa vie, il ne laissoit pas de respandre tousjours une certaine odeur pleine de suavité. Cecy nous doit faire comprendre que les afflictions, tenebres interieures et ennuys d'esprit, qui sont quelquefois si grans entre les personnes les plus spirituelles et qui font profession de la devotion, qu'il leur semble presque d'estre du tout abandonnées de Dieu, ne les reduisent jamais neanmoins à telles extremités, qu'elles ne [145] puissent tousjours respandre devant la divine Majesté des parfums d'une sainte sousmission à sa tres sacrée volonté et d'une continuelle promesse de ne le vouloir point offencer.

            On ne trompe jamais ces ames qui se viennent presenter pour estre offertes et sacrifiées à la divine Bonté; car on leur promet qu'elles jouiront des richesses de la felicité eternelle, mais à condition qu'elles renonceront d'abord aux terriennes et perissables; on leur dit qu'il faut quitter la mayson de ses parens et sa patrie d'effect et d'affection, pour n'en avoir jamais plus que celle de Nostre Seigneur, qui est la Religion en laquelle elles entrent. On leur promet les consolations que Dieu a accoustumé de donner à ceux qui le servent fidellement, consolations qui sont tres grandes, voire mesme dès cette vie, mais à condition qu'elles renonceront à tous les playsirs sensuels, pour licites qu'ils puissent estre. On leur asseure qu'elles seront eternellement unies avec la divine Majesté, mais apres avoir renoncé entierement à elles mesmes, à toutes leurs passions, affections et inclinations, faisant une absolue transmigration, car nous leur disons: Si vous avez aymé à vivre selon vostre propre volonté et à faire estime de vostre propre jugement, desormais il ne le faudra plus, ains rien plus estimer que l'obeissance et la sousmission; il faudra reduire tant qu'il vous sera possible vos passions à neant, pour ne vivre plus selon icelles ains selon la perfection qui vous sera enseignée.

            Nous leur mettons un voile sur la teste pour leur monstrer qu'elles seront cachées aux yeux du monde, et si par le passé elles ont affecté d'estre conneuës et estimées, desormais il ne se fera plus aucune mention d'elles; le voile empeschera que l'on sçache si elles sont belles, de bonne grace, ou aggreables, et partant il faut renoncer à l'affection qu'elles pourroyent avoir à tout cela. Nous leur changeons d'habit pour leur donner [146] à entendre qu'elles devront changer absolument d'habitudes. Nous leur disons qu'elles sont voirement appellées pour jouir de la felicité du Sauveur sur le mont de Thabor, mais apres avoir esté crucifiées avec luy sur celuy de Calvaire, par une continuelle mortification d'elles mesmes et volontaire acceptation, sans choix, des mortifications qui leur seront faittes. Et pour conclusion, nous ne leur promettons pas qu'elles seront espouses de Nostre Seigneur glorifié sinon apres qu'elles l'auront esté de Nostre Seigneur crucifié, non plus que nous ne leur presentons pas la couronne d'or sinon apres qu'elles auront pris celle d'espines.

            En fin nous leur disons que la Religion est «un mont de Calvaire» où les amateurs de la Croix se tiennent et font leur demeure. Et tout ainsy que les abeilles rejettent et abhorrent tous les parfums estrangers, c'est à dire qui ne proviennent point des fleurs sur lesquelles elles cueillent leur miel (et qu'ainsy ne soit, portez leur du musc ou de la civette, et vous les verrez incontinent se resserrer et fuir cette senteur, parce qu'elle provient de la chair), de mesme les amans de la Croix rejettent toutes sortes de senteurs, je veux dire de consolations terriennes et mondaines, que le diable, le monde et la chair leur presentent, pour n'odorer jamais plus aucun parfum que celuy qui provient de la croix, des espines, des fouets, de la lance de Nostre Seigneur. Toutes ces choses sont les atours et les bagues que l'Espoux donne à son Espouse, d'autant qu'elles sont les plus riches pieces de son cabinet. Les espoux du monde baillent à leurs espouses des carcans, des bracelets, des bagues, des velours, des satins et semblables bagatelles; de plus, ils font des festins à leurs noces. Nostre Seigneur en fait de mesme; mais sçavez-vous ce qu'il donne, au lieu des faisans et des perdrix? Des mortifications, des humiliations, des mespris, des douleurs et des peines interieures, lesquelles nous font presque douter que nous ne soyons tout à fait abandonnés de sa bonté.

            Il faut que je dise encores cette admirable condition des abeilles: c'est qu'elles sont si fidelles à leur roy, [147] que lors qu'il vient à mourir elles se mettent tout autour de son corps et mourroyent plustost que de le quitter; si leur gouverneur ne venoit pour les faire retirer, indubitablement elles ne s'en separeroyent jamais. Les gouverneurs des abeilles spirituelles font tout au contraire; car, comme celuy-là prend peine de les esloigner de crainte qu'elles ne meurent autour de leur roy, ceux cy ont un tres grand soin de faire que les ames demeurent autour du corps de leur Roy mort, c'est à dire proches de Nostre Seigneur mort et crucifié, aupres duquel nous devons nous tenir fidellement tout le temps de nostre vie pour considerer l'amour qu'il nous a porté, et qui l'a fait mourir pour nous à fin que nous vescussions pour son amour et en son amour. Ainsy soit-il. [148]

 

XVIII. Sermon de Profession pour le vendredi dans l'octave de la Pentecôte

 

8 juin 1618

 

(INÉDIT)

 

            La feste que nous celebrons en ces jours est tres solemnelle, tant pour son antiquité comme à cause des grans mysteres qu'elle comprend et qu'elle nous represente. Vous ne sçavez peut estre pas comme elle fut instituée par Dieu mesme lors que les enfans d'Israël furent sortis de l'Egypte et delivrés de la captivité. Le Seigneur commanda qu'en reconnoissance on celebrast la feste de la Pentecoste, cinquante jours apres Pasques, en action de graces d'un si signalé bienfait; et pour la mieux solemniser, il marqua ce qu'il vouloit qu'on fist en icelle, à sçavoir, que l'on offrist au Temple deux pains faits du blé nouveau, deux beliers, des petits aignelets et un bouc. A Pasques il estoit ordonné d'offrir des javelles comme primices des blés; partant les anciens s'en alloyent parmi leurs moissons couper les premiers espis qui s'avançoyent par dessus les autres; et à la Pentecoste l'on offroit deux pains faits du froment ja meur. [149]

            Mais à quoy bon tout cecy, sinon pour servir de preface au discours que je m'en vay vous faire? Tous les Chrestiens en leur Baptesme sont offerts à la divine Majesté comme des javelles à la feste de Pasques. Pasques ne signifie autre chose que passage; et les hommes font un passage tres heureux en leur Baptesme, car ils passent de la tyrannie et servitude du diable à la grace de l'adoption des enfans de Dieu. Ils sont voirement presentés comme javelles, qui ne sont bonnes à rien si elles ne sont battues et froissées pour en faire sortir le grain, qui est environné de paille et de mille sortes de superfluités. Ainsy sommes nous, nous autres, quand nous sommes baptizés, environnés de mille sortes d'inclinations tendantes au mal; mais beaucoup plus miserablement lors que, par nostre malheur, nous venons à suivre ces mauvais penchans et affections depravées. Nous prenons l'habitude du mal et des vices, comme si c'estoit chose impossible de nous empescher de faire ce à quoy nostre nature et la tentation nous convient.

            Il s'en trouve en effect qui disent: Il est vray que je suis colere, mais que voulez-vous que j'y fasse? c'est mon naturel. Qui ne voit la tromperie de nostre amour propre? Comme si par la bonté de Dieu, il n'estoit pas en nostre pouvoir de nous surmonter et vivre contre nos inclinations, et selon la rayson qui nous enseigne qu'il ne les faut pas escouter! Une autre dira: Il est vray, je suis un peu vaine, mais c'est mon inclination de me parer et desirer d'estre louée et estimée; je ne sçaurois que faire à cela. O Dieu, l'on ne regarde pas la fin pour laquelle la divine Bonté a permis qu'en punition du peché de nostre premier pere plusieurs mauvaises inclinations nous soyent demeurées apres le Baptesme, bien que la grace nous y soit donnée suffisamment pour nous surmonter. Cette fin donques n'est autre que pour nous bailler sujet de meriter davantage par ce moyen, travaillans courageusement pour l'amour de Dieu à nous surmonter nous mesme.

            Pour cet effect, apres que nous avons l'usage de la rayson, nous recevons le Sacrement de Confirmation par [150] lequel nous nous enroollons sous l'estendart de la divine Majesté, à fin de combattre en valeureux soldats pour la gloire de son nom. Lors les Chrestiens ainsy fortifiés par ce moyen, se viennent par apres offrir au jour de la Pentecoste comme des pains faits avec le nouveau froment des inviolables resolutions qu'ils ont prises de plustost mourir que d'offenser Dieu volontairement. Mais les Apostres ont fait cette offrande bien plus entierement et plus parfaittement que nul autre, d'autant qu'ils ont prattiqué la perfection beaucoup plus excellemment que nul autre. Ils se sont offerts à Nostre Seigneur comme de bienheureuses javelles, au temps de Pasques, c'est à dire lors qu'ils quitterent toutes choses pour le suivre; neanmoins c'estoyent à la verité des javelles environnées de plusieurs superfluités: on le voit clairement en ce qu'ils commirent des pechés et de grandes imperfections, voire mesme ils abandonnerent leur bon Maistre!

            Mais apres, en la Pentecoste, ils firent l'offrande parfaitte, d'autant qu'ils ne presenterent plus seulement des javelles, ains des pains cuits par le feu de l'amour de Dieu. Aussi voit-on que le Saint Esprit vint sur eux en forme de langues de feu, comme voulant les rendre de vrays holocaustes, tout sacrifiés et consacrés sans reserve au service de sa dilection; car ce feu sacré consomma en eux toutes les superfluités qu'ils avoyent apportées quant et eux en la feste de Pasques, c'est à dire lors qu'ils se mirent à la suite de Nostre Seigneur.

            Vous sçavez que pour faire du pain il est necessaire de petrir la farine, la joignant et l'unissant avec l'eau, et en fin il la faut cuire; car la paste est maniable et pliable avant d'estre cuite, mais apres elle est impliable, ferme et dure. De mesme les Apostres furent moulus au temps de la Passion; en apres, estans assemblés dans le cenacle où ils attendoyent la venue du Saint Esprit, ils joignirent la farine de leurs resolutions avec l'eau de l'affliction et contrition pour la perte qu'ils avoyent faite de leur Maistre, et pour l'avoir ainsy abandonné durant le cours de ses angoisses. Lors cependant ils estoyent encores des pastes muables et pliables, car ils le pouvoyent [151] derechef abandonner, et perdre son saint amour. Mais le Saint Esprit venant en forme de feu, les rendit immuables et invariables en la dilection sacrée, fortifiant de telle sorte la paste de leurs resolutions, que jamais despuis ils ne peurent la quitter ni perdre. On le voit au succes du reste de leur vie, d'autant qu'ils s'immolerent pour la confession de la foy, comme des petits aignelets qui sont conduits à la boucherie. Ils paracheverent encores l'offrande que Dieu requeroit en la feste de Pentecoste, se sacrifiant comme des boucs, je veux dire conversant avec les pecheurs et voulant estre tenus pour tels comme le reste des hommes. En fin les Apostres prattiquerent la perfection selon l'exemple que leur Maistre, Nostre Seigneur, leur avoit enseigné.

            Mais il faut que je donne l'interpretation à cette offrande. Les anciens Peres ont distingué par ces deux pains les deux amours, affectif et effectif; les autres ont dit que ces deux pains signifient nostre propre jugement ou entendement et nostre propre volonté; et cecy, à mon advis, est la meilleure interpretation et qui fait plus à mon propos. Les beliers qu'il failloit offrir representent nostre imagination, les petits aignelets nos affections, et le bouc nostre chasteté, par laquelle nous nous privons pour l'amour de Dieu de tous les playsirs sensuels, voire mesme des permis et licites.

            Voyez-vous donques comment les Apostres firent excellemment bien cette offrande avec toute sorte de perfection? car ils sousmirent absolument leur jugement et volonté par la profession de l'obeissance. Ils offrirent le belier de leur imagination par la pauvreté. Le monde a accoustumé de nous faire imaginer que les richesses, les honneurs et les commodités sont des biens desirables; ils y renoncerent pour jamais, faisant estime de la pauvreté comme d'une chose tres prisable. Ils offrirent les aignelets de toutes leurs affections, à fin de n'en avoir jamais plus que pour l'amour celeste. Ils offrirent le bouc de l'inclination qu'ils pouvoyent avoir aux playsirs sensuels et caducs, par la profession de la chasteté perpetuelle. Ces trois vertus furent tellement [152] estimées et prisées comme estans les trois principales pour l'acquisition de la perfection, que tous les premiers Chrestiens en faisoyent profession à l'imitation des Apostres. Mais apres que cette premiere ferveur fut esteinte, il n'y eut plus que des particuliers qui suivissent cette perfection evangelique; et d'autant qu'il y a une extreme difficulté de s'y adonner demeurant dans le monde, ceux qui veulent faire cette genereuse entreprise en sortent et se viennent renfermer dans les monasteres.

            Or, me voicy maintenant au point que j'avois à traitter, car tout ce que nous avons dit n'a esté que pour mieux entendre ce que je m'en vay deduire. Il est certain que tous les hommes, en quelle vocation qu'ils soyent, se peuvent et se doivent dedier et donner à Nostre Seigneur; mais il y a voirement grande difference entre les offrandes de ceux qui demeurent au monde et de ceux qui le quittent tout à fait pour se consacrer plus absolument à l'exercice du divin amour.

            Premierement, ces ames se viennent offrir en forme de javelles et d'espis de froment, environnées de mille sortes de fantasies, d'imaginations, de passions et d'inclinations mondaines, resolues qu'elles sont neanmoins de se laisser froisser entre les mains de l'obeissance et moudre dans le moulin de la mortification, à fin d'estre faittes du pain capable d'estre mis sur la table de Nostre Seigneur et de luy estre presenté au jour de la Pentecoste eternelle; et pour cela on leur donne une année de probation. On ne les trompe point en leur promettant des consolations, bien que la moindre qu'elles goustent vaille mieux sans nulle comparaison que toutes celles que le monde presente, mises ensemble. On les fait entrer quant et quant en l'exercice d'une obeissance continuelle, de la mortification de la propre volonté, de l'abnegation du propre jugement; on ne leur parle que «de la mortification des sens et de toutes les» inclinations «humaines;» en fin on vient à leur faire connoistre combien leurs imaginations estoyent vaines d'estimer que les biens, les richesses, les honneurs fussent choses desirables. On tasche de bouleverser toutes leurs affections, [153] pour qu'elles n'en ayent jamais plus que pour Dieu et selon sa tres sainte volonté. En fin on s'essaye tant que l'on peut durant cette année de leur noviciat, de les rendre capables de venir faire cette derniere offrande d'elles mesmes en laquelle, par le moyen des vœux, elles se lient totalement et sans s'en pouvoir jamais desdire au service de la divine Majesté, service qui est voirement plus honnorable que les royautés et les empires. Elles assujettissent, il est vray, toutes les puissances de leur ame, toutes leurs affections, passions et inclinations et en fin tout elles mesmes à la regle de la perfection par l'exercice continuel de l'obeissance aux Regles et Constitutions de leur Institut; mais c'est une sujetion si douce et si aymable qu'elle donne mille fois plus de consolation que non pas la liberté que les mondains ont de vivre selon leur volonté, liberté qui à proprement parler est une tyrannie, d'autant que pour l'ordinaire elle les porte à faire ce que leur conscience leur dicte qu'il faut eviter pour vivre selon Dieu.

            Ces ames donques estans preparées comme nous avons dit, ont desja receu les dons du Saint Esprit. Elles ont receu le don de sapience, savourant combien le Seigneur est doux et suave, et combien ses voyes sont aymables, quoy que rudes et aspres au sens humain. Elles ont receu le don de l'entendement, remarquant les maximes de la perfection evangelique: emmi les richesses, elles ont conneu combien la pauvreté est precieuse; emmi les playsirs sensuels, elles ont choisi la chasteté et pureté; emmi l'amour propre et la propre volonté, l'abnegation de soy mesme pour s'assujettir à l'obeissance. Elles ont receu le don de conseil, ne faisant aucunes choses par leur propre advis ni mouvement, sans au prealable demander la lumiere au Seigneur ou à ceux qui leur tiennent sa place. Elles ont receu le don de force pour combattre valeureusement les ennemis de la gloire de Dieu et pour accomplir la resolution qu'elles ont faitte de se vaincre elles mesmes. Elles ont aussi receu le don de science, discernant le bonheur qu'il y a de se dedier absolument à Dieu plustost que de demeurer [154] au monde. En fin elles ont receu le don de pieté et de crainte, fuyant les occasions qu'elles pouvoyent rencontrer au monde de perdre l'amour de Dieu.

            Si tous ces dons ont esté ainsy octroyés à ces ames, comme nous venons de le dire, elles sont aussi fort resolues de les prattiquer, rejettant toute autre delectation que celle de gouster combien le Seigneur est doux et suave, et combien les voyes par lesquelles on va à luy, c'est à sçavoir par lesquelles nous nous unissons à sa Majesté, sont delectables. Elles sont determinées à ne jamais plus occuper leur entendement à la consideration des choses terrestres et caduques, ains à celle des vrays biens eternels et à la connoissance de Dieu et d'elles mesmes. Elles suivront constamment les conseils de ceux que Dieu leur a donnés pour leur conduitte, se rendans souples à suivre leurs volontés; elles sont resolues de faire les œuvres des ames fortes et genereuses, n'ayans pas moindre pretention que de parvenir au plus haut point de la perfection chrestienne, sans se descourager au bien, mais s'appuyans et s'asseurans en la faveur et protection de la divine Bonté, qui ayant commencé l'œuvre de leur perfection la parachevera, moyennant qu'elles luy soyent fidelles.

            Elles prattiqueront soigneusement le don de science qui consiste à suivre les vrays biens et rejetter les faux, puisque par le moyen d'iceluy elles les ont sceu discerner d'entre les autres. Elles seront fidelles à la prattique du don de pieté, regardant et honnorant Dieu comme leur Pere, d'autant qu'il veut que nous l'appellions de ce nom tant aymable; puis elles feront tout ce qui sera en leur pouvoir pour luy plaire, tenant les prochains pour enfans de Dieu comme elles, et par consequent pour leurs freres, à fin d'exercer plus parfaittement toute sorte de pieté et d'offices de charité en leur endroit. En fin elles craindront eternellement Dieu, non d'une crainte servile, ains d'une crainte procedante de l'amour qu'elles luy portent, apprehendant non seulement de l'offencer, mais aussi de ne pas assez luy estre aggreables; et cette crainte amoureuse leur servira [155] d'aiguillon pour s'avancer tous les jours davantage en la dilection sacrée.

            Mais dites-moy, je vous supplie, que reste-t-il à ces ames bienheureuses qui se sont ainsy disposées pour se sacrifier entierement et sans aucune reserve au service de l'amour celeste, sinon que le Saint Esprit, qui leur a desja fait tant de dons, descende maintenant en forme de feu sur leur sacrifice pour le consommer, ou, pour mieux dire selon nostre premier discours, qu'il vienne cuire les pains qu'elles ont petris, puisqu'ils sont tout prests à estre mis dans le four? La paste a esté preparée le long de leur année de noviciat, en suite des resolutions qu'elles ont prises de se laisser froisser et moudre tant par la sainte obeissance que par la mortification de leur propre jugement et volonté, qui sont les deux pains que Nostre Seigneur demande des ames religieuses. Elles se sont encor determinées d'assujettir leur imagination et fantasie, qui, semblable à un belier, va courant ça et là parmi les choses de la terre; elles ont ainsy reduit toutes leurs affections en une, qui est pour Dieu.

            Ces premieres resolutions, jointes avec les vœux qu'elles viennent faire, par lesquels elles s'obligent pour le reste de leur vie à la prattique de tout ce que nous venons de dire, sont le pain sacré qui doit estre cuit, affermi, et rendu impliable et immuable par le feu sacré du Saint Esprit, qui est l'amour de nos ames. Lors la divine Majesté en rassasiera son goust comme d'un mets delicieux, au festin de l'eternité, et en contreschange elle rassasiera les vostres de sa Divinité, qui est le mets unique de la felicité et consolation eternelle, où sa souveraine Bonté nous veuille tous conduire pour sa gloire. Ainsy soit-il. [156]

 

XIX. Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge

 

2 juillet 1618

 

Exurgens Maria, abiit in montana cum

festinatione, in civitatem Juda.

Marie se levant, s'en alla en grande

diligence dans les montagnes, en une

ville de Juda.

LUCAE, I, 39.

 

            Nostre tres aymable et non jamais assez aymée Dame et Maistresse, la glorieuse Vierge, n'eut pas plus tost donné son consentement aux paroles de l'Ange saint Gabriel, que le mystere de l'Incarnation fut accompli en elle. Ayant appris par le mesme saint Gabriel que sa cousine Elisabeth avoit en sa viellesse conceu un fils, elle la voulut aller voir, comme estant sa parente, et à dessein de la servir et soulager en sa grossesse, car elle sçavoit que c'estoit le vouloir divin; et au mesme instant, dit l'Evangeliste saint Luc, elle sortit de Nazareth, petite ville de Galilée où elle demeuroit, pour s'en aller en Judée à la mayson de Zacharie. Abiit in montana: elle monta dans les montagnes de Juda et entreprit le voyage, quoy que long et difficile; car, comme disent plusieurs autheurs, la ville en laquelle demeuroit [157] Elizabeth est esloignée de Nazareth de vingt sept lieues; d'autres disent un peu moins, mais c'estoit tousjours un chemin assez malaysé pour cette si tendre et delicate Vierge, parce que c'estoit à travers des montagnes.

            Sentant donques l'inspiration divine, elle s'y achemina, non point portée d'aucune sorte de curiosité de voir si ce que l'Ange luy avoit dit seroit bien vray, car elle n'en doutoit nullement, ains estoit tout asseurée que la chose estoit telle qu'il luy avoit declaré. Neanmoins, quelques uns ont voulu soustenir qu'il se trouva en son dessein quelque sorte de curiosité; car il est vray que c'estoit une merveille non ouye que sainte Elizabeth, laquelle n'avoit jamais eu d'enfans et estoit sterile, eust conceu en sa viellesse. Ou bien, disent-ils, il se peut faire qu'elle eust quelque doute de ce que l'Ange luy avoit annoncé; ce qui n'est pas, et saint Luc les condamne et refute en la parole qu'il escrit en son chapitre premier, que sainte Elizabeth voyant entrer la Vierge s'escria: Vous estes bienheureuse parce que vous avez creu. Ce ne fut donques point la curiosité ni aucune sorte de doute de la grossesse de sainte Elizabeth qui luy fit entreprendre ce voyage, mais bien plusieurs considerations tres aggreables; je vous en toucheray quelques unes.

            Elle y alla pour voir cette grande merveille ou cette grande grace que nostre Dieu avoit fait à cette bonne vielle et sterile, de concevoir un fils en sa sterilité, car elle sçavoit bien qu'en l'ancienne Loy c'estoit une chose blasmable d'estre infeconde; mais parce que ceste bonne femme estoit vielle, elle alla aussi pour la servir en cette sienne grossesse et luy donner tout le soulagement qui luy estoit possible. Secondement, ce fut pour luy reveler le tant haut mystere de l'Incarnation qui s'estoit operé en elle; car Nostre Dame n'ignoroit pas que sa cousine Elizabeth estoit personne juste, fort bonne, craignant Dieu et desirant ardemment la venue du Messie promis en la Loy pour racheter le monde, et que ce luy seroit une tres grande consolation d'apprendre que les divines promesses estoyent accomplies et que le temps desiré [158] par les Prophetes et les Patriarches estoit ja venu. Troisiesmement, elle y alla aussi pour redonner la parole à Zacharie qui l'avoit perdue par son incredulité à la prediction de l'Ange, lors qu'il luy dit que sa femme concevroit un fils qui se nommeroit Jean. Quatriesmement, elle sçavoit que cette visite apporteroit un comble de benedictions en la maison de Zacharie, qui redonderoit jusques à l'enfant qui estoit dans le ventre de sainte Elizabeth, lequel seroit sanctifié par sa venue. Voyla les raysons, et plusieurs autres que je pourrois rapporter; mais je n'aurois jamais fait.

            Au demeurant, ne pensez-vous point, mes tres cheres Sœurs, que ce qui incita plus particulierement nostre glorieuse Maistresse à faire cette visite ce fut sa charité tres ardente et une tres profonde humilité qui la fit passer avec cette vistesse et promptitude les montagnes de Judée? O certes, mes cheres Sœurs, ce furent ces deux vertus qui la pousserent et luy firent quitter sa petite Nazareth, car la charité n'est point oysive: elle bouillonne dans les cœurs où elle regne et habite, et la tres sainte Vierge en estoit toute remplie, d'autant qu'elle avoit l'amour mesme en ses entrailles. Elle estoit en des continuels actes d'amour, non seulement envers Dieu avec lequel elle estoit unie par la plus parfaitte dilection qui se puisse dire, mais encores elle avoit l'amour du prochain en un degré de tres grande perfection, qui luy faisoit desirer ardemment le salut de tout le monde et la sanctification des ames; et sçachant qu'elle pouvoit cooperer à celle de saint Jean, encores dans le ventre de sainte Elizabeth, elle y alla en grande diligence. Sa charité la pressoit aussi de s'esjouir avec cette bonne vielle de ce que le Seigneur l'avoit benie d'une telle benediction, que de sterile et infeconde qu'elle estoit, elle conceust et portast celuy qui devoit estre le Precurseur du Verbe incarné.

            Elle alloit donques s'en esjouir avec sa cousine, et se provoquer l'une l'autre à glorifier Dieu qui avoit versé sur toutes deux tant de graces: sur elle qui estoit vierge, luy faisant concevoir le Fils de Dieu par l'operation du [159] Saint Esprit, et sur sainte Elizabeth qui estoit sterile, concevant miraculeusement et par grace speciale celuy qui devoit estre le Precurseur du Messie. Mais comme il n'eust pas esté raysonnable que celuy qui estoit choisi pour preparer les voyes du Seigneur fust entaché du peché, Nostre Dame alla promptement à ce qu'il fust sanctifié, et que ce sacré Enfant qui estoit Dieu, à qui seul appartient la sanctification des ames, peust operer en cette visite celle du glorieux saint Jean, le purifiant et retirant du peché originel; ce qu'il fit avec une telle plenitude que plusieurs docteurs soustiennent hardiment que jamais il ne pecha veniellement, bien que quelques autres tiennent l'opinion contraire.

            La charité fut donques cause que la tres sainte Vierge coopera à cette sanctification. Mais ce n'est pas merveille que son cœur sacré fust tout rempli d'amour et de desir du salut des hommes, puisqu'elle portoit en ses chastes entrailles l'amour mesme, le Sauveur et Redempteur du monde; et me semble que c'est à elle que l'on doit appliquer ces paroles du Cantique des Cantiques: Ton chef ressemble au mont Carmel. Voyez, lors que le divin Espoux descrit la beauté de son Espouse par le menu, il commence par son chef. Mais que veut entendre ce divin Amant quand il dit que le chef de sa bien-aymée ressemble au mont Carmel? Le mont Carmel est tout diapré de fleurs tres odoriferantes, et les arbres qui se trouvent sur iceluy ne portent que des parfums. Que signifient ces fleurs et ces parfums sinon la charité, qui est une vertu tres belle et odoriferante, laquelle n'est jamais seule dans une ame? Et bien que l'on approprie ces paroles du Cantique à l'Eglise, qui est la vraye Espouse de Nostre Seigneur, en laquelle comme en un mont Carmel abondent toutes sortes de fleurs de vertus et qui est odoriferante en toute sainteté et perfection, si est-ce que l'on peut encor entendre cecy de la sacrée Vierge qui est la fidelle Espouse du Saint Esprit. Ayant donques cette charité en si grande perfection, elle ressembloit au mont Carmel pour les actes frequens qu'elle en produisoit, tant envers [160] Dieu qu'envers le prochain; et cette charité, comme un arbre de parfums, jettoit une tres aggreable odeur et suavité.

            Mais les rabbins et quelques autres semblent encor mieux faire entendre que le divin Espoux, parlant du chef de sa bien-aymée, veut signifier la charité; car ils traduisent: Ton chef ressemble à l'escarlatte. Et ailleurs les joues de l'Espouse sont comparées aux grains de la grenade qui sont tout rouges. Et qu'est-ce tout cecy sinon la charité de la Sainte Vierge naïfvement representée? puisque non seulement elle avoit la charité, mais elle l'avoit receue en telle plenitude qu'elle estoit la charité mesme. Elle avoit conceu Celuy qui estant tout amour l'avoit rendue l'amour mesme; tellement qu'on luy peut appliquer mieux qu'à nul autre ces parolles du Cantique des Cantiques, lors que l'Espoux sacré, contemplant sa bien-aymée en son doux repos, fut saisi d'une sainte complaisance qui luy fit adjurer les filles de Hierusalem de ne la point esveiller, disant: Filles de Hierusalem, je vous adjure par les chevreuils et chevres des champs de ne pas esveiller ma bien-aymée qui est en l'amour, qu'elle ne le veuille ou desire. Et pourquoy? parce qu'elle est en la charité et en l'amour. Ou plustost, selon une autre version: Filles de Hierusalem, je vous adjure de ne pas resveiller la dilection et l'amour mesme, qu'elle ne le veuille; et cette dilection et amour est ma bien-aymée, c'est à dire la sacrée Vierge, qui non seulement a l'amour, mais est l'amour mesme. C'est elle que Dieu a regardée avec une complaisance toute particuliere; car, qui a jamais peu donner complaisance à Nostre Seigneur que celle qui estoit accomplie en toutes sortes de vertus? Avec la charité elle estoit douée d'une profonde humilité, ainsy que le tesmoignent ces parolles qu'elle dit lors que sainte Elizabeth la loua: Parce que Dieu a regardé l'humilité de sa servante, toutes les nations la loueront et appelleront bienheureuse.

            Mais pour oster de nos esprits tout sujet d'embrouillement, expliquons comment ces parolles se doivent [161] entendre. Plusieurs docteurs pensent que quand Nostre Dame dit que Nostre Seigneur avoit regardé l'humilité de sa servante elle n'entendoit pas parler de la vertu d'humilité qui estoit en elle. Entre ceux qui tiennent cette opinion, on trouve Maldonat, et quelques autres encor; car, adjoustent-ils, bien que la Vierge eust une tres profonde humilité, si ne s'estimoit-elle pas humble, ni moins vouloit-elle parler de l'humilité, d'autant que cette parole eust esté contraire à l'humilité mesme. Mais quand elle dit: Il a regardé l'humilité de sa servante, elle veut signifier la vileté, misere et abjection qu'elle voyoit en elle mesme, en ce qui estoit de sa nature et du neant dont elle estoit sortie; c'est en ce sens qu'elle asseuroit que Dieu avoit regardé l'humilité de sa servante, car le vray humble, disent ces docteurs, ne croit ni ne voit jamais qu'il a la vertu d'humilité.

            D'autres tiennent l'opinion contraire, et celle-cy est la plus probable; ils pensent que Nostre Dame entendoit parler de la vertu d'humilité, et qu'elle connoissoit bien que c'estoit cette vertu qui avoit attiré le Fils de Dieu dans ses entrailles. Il n'y a donc point de doute qu'elle sçavoit que cette vertu estoit en elle, et cela sans danger de la perdre, parce qu'elle reconnoissoit que l'humilité qu'elle voyoit en elle n'estoit pas d'elle. Le grand Apostre saint Paul ne confessoit-il pas qu'il avoit la charité, par des parolles si asseurées qu'il semble parler avec plus de presomption que d'humilité? Il disoit: Qui est-ce qui me separera de la charité de Jesus Christ? Sera-ce les chaisnes, les tribulations, la mort, la croix, le feu, le glaive? Non, rien ne me pourra separer de la charité de Dieu qui est en Jesus Christ. Voyez-vous avec quelle asseurance parle cet Apostre? S'il confesse que rien ne le pourra separer de là charité de son Dieu, il faut donques qu'il croye avoir la charité. Certes, il n'y a point de doute en cela, bien que, quand il dit: Qui me separera de la charité de mon Dieu, il faille entendre, moyennant la grace de Dieu. Ainsy la glorieuse Vierge ne manqua point d'humilité, ni ne fit aucune faute contre icelle quand elle [162] asseura que Dieu avoit regardé l'humilité de sa servante, non plus que saint Paul quand il s'escrioit: Qui est-ce qui me pourra separer de la charité? car elle sçavoit qu'entre toutes les autres vertus, celle-là touche et attire le cœur de Dieu.

            L'Espoux, au Cantique des Cantiques, apres avoir consideré par le menu son Espouse, jetta ses yeux sur sa chaussure et sur sa demarche, ce qui le contenta si fort qu'il confessa en estre tout espris: Oh, dit-il, ta chaussure m'est aggreable; que tu as de bienseance en ton marcher! Nous lisons aussi en la Sainte Escriture que quand Judith alla trouver Holophernes elle s'estoit extremement bien parée; son visage estoit doué de la plus rare beauté qui se puisse voir, ses yeux estincelans, ses levres pourprines, ses cheveux esparpillés et flottans sur ses espaules. Neanmoins, Holophernes ne fut prins ni par les yeux, ni par les levres, ni par les cheveux de Judith, ni d'aucunes des choses que je vous ay dit estre en elle; mais quand il jetta ses yeux sur ses sandales et chaussures, qui, comme nous pouvons penser, estoyent recamées d'or avec une fort bonne grace, il en demeura tout espris et touché. Ainsy Nostre Seigneur considera bien la varieté et beauté des vertus de Nostre Dame, qui la rendoyent extrement belle, mais lors que le Pere eternel jetta les yeux sur ses sandales ou souliers, il en fut tellement espris qu'il se laissa gaigner et luy envoya son Fils, lequel s'incarna en ses tres chastes entrailles.

            Et qu'est-ce que ces sandales et cette chaussure de la Vierge, sinon son humilité representée par les souliers, qui sont les plus vils accoustremens dont on se sert pour l'ornement du corps, car ils sont tousjours contre terre, foulant la fange et la boue. Aussi est-ce le propre de l'humilité, pour estre vraye, de tousjours estre basse, petite et aux pieds de tout le monde. C'est elle qui est la base et le fondement de la vie spirituelle, car elle veut tousjours estre contre terre et en son neant et abjection. C'est cette bassesse que Dieu regarda en la sacrée Vierge, et de ce regard proceda tout son bonheur; [163] ainsy, dit-elle, à cause de cela, elle sera publiée bienheureuse par toutes les creatures, de generation en generation. Nostre Dame donques, disant que Dieu avoit regardé son humilité, faisoit reflexion sur elle mesme tant à cause de sa nature que de l'estre qu'elle avoit, ce qui fit qu'elle s'humilia.

            Abraham dont la foy estoit si grande et qui ne pouvoit mesconnoistre les dons de Dieu en luy, confessa neanmoins, comme il est escrit en la Genese, n'estre que poudre et cendre. Et Nostre Seigneur dit de luy mesme qu'il est un ver et non un homme. Ainsy la Vierge, considerant sa vie qui estoit toute sainte et toute pure, la trouva bonne, et voyant en soy l'humilité elle peut dire en ce sens que Dieu avoit regardé son humilité; mais aussi en l'autre sens, voyant son neant, elle dit qu'il avoit regardé sa bassesse, sa vileté et son abjection, et que pour cela elle en seroit appellée bienheureuse.

            Or, tant en une maniere comme en l'autre, elle parla avec une si grande humilité qu'elle fit bien voir qu'elle tenoit tout son bonheur de ce que Dieu avoit jetté les yeux sur sa petitesse; c'est pourquoy on luy peut approprier ces parolles du Cantique des Cantiques: Dum esset Rex in accubitu suo, nardus mea dedit odorem suum; Ma bien-aymée m'est un nard qui respand une tres odoriferante odeur. Le nard est un petit arbrisseau qui jette un parfum grandement suave, il ne s'esleve point en haut comme les cedres du Liban, ains il demeure en sa bassesse, donnant son parfum avec tant de suavité qu'il resjouit tous ceux qui l'odorent. La sainte et tres sacrée Vierge a esté ce nard pretieux qui ne s'est jamais eslevé pour aucune chose qui luy ait esté faite ou dite; mais en sa bassesse et petitesse, elle a, comme le nard, jetté un parfum de si suave odeur qu'il est monté jusques au throsne de la divine Majesté, laquelle en a tellement esté esprise et resjouie qu'elle a quitté le Ciel pour venir ça bas en terre s'incarner aux tres pures entrailles de cette Vierge incomparable.

            Vous voyez donques, mes tres cheres Sœurs, comme [164] l'humilité est aggreable à Dieu, et comme nostre glorieuse Maistresse fut choisie pour estre Mere de Nostre Seigneur parce qu'elle estoit humble. Son divin Fils en rendit mesme tesmoignage lors que cette bonne femme voyant le miracle qu'il venoit de faire et s'appercevant du murmure des Juifs, se leva et cria à haute voix: Bienheureux le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées; à quoy le Sauveur respondit: Plus heureux est celuy qui entend la parole de Dieu et la garde. Comme s'il vouloit dire: Il est vray que ma Mere est bien heureuse parce qu'elle m'a porté en son ventre; mais elle l'est bien davantage pour l'humilité avec laquelle elle a ouÿ les paroles de mon Pere celeste et les a gardées. Et en un autre endroit, lors qu'on luy vint annoncer que sa Mere le demandoit, ce divin Maistre respondit que ceux là estoyent sa mere, ses freres et ses sœurs qui faisoyent la volonté de son Pere. Ce n'est pas qu'il ne voulust reconnoistre sa Mere, mais il vouloit faire entendre que ce n'estoit pas seulement pour l'avoir porté en son sein qu'elle estoit aggreable à Dieu, ains plustost par l'humilité avec laquelle elle accomplissoit sa volonté en toutes choses.

            Mais je vois que l'heure s'en va passer, ce qui me fera finir et parachever le peu de temps qui reste sur l'histoire de cet Evangile, car elle est extremement belle et de grande suavité à entendre raconter, ce me semble. L'Evangeliste dit donc que la Vierge se leva hastivement et monta les montagnes de Judée, pour monstrer la promptitude avec laquelle on doit correspondre aux inspirations divines; car c'est le propre du Saint Esprit, lors qu'il touche un cœur, d'en chasser toute la tepidité: il ayme la diligence et promptitude, il est ennemy des remises et dilayemens dans l'execution des volontés divines. Exurgens Maria; elle se leve promptement et va hastivement par les montagnes de Judée, car l'Enfant duquel elle estoit grosse ne l'incommodoit aucunement, d'autant qu'il n'estoit pas semblable aux autres; partant la Vierge n'en ressentoit pas l'incommodité des autres femmes, lesquelles sont pesantes et [165] ne peuvent marcher à cause de la pesanteur de l'enfant qu'elles portent, parce que ces enfans sont pecheurs. Mais celuy de Nostre Dame n'estoit point pecheur, ains le Sauveur des pecheurs et Celuy qui venoit pour oster le peché du monde, partant elle n'en estoit aucunement chargée, ains plus legere et plus agile. Elle marchoit aussi hastivement parce que sa pureté virginale l'incitoit à ce faire pour estre toist retirée, car les vierges doivent demeurer cachées et ne paroistre que le moins qu'elles peuvent parmi le tumulte du monde.

            Intravit Maria, elle entra dans la mayson de Zacharie et salua sa cousine Elisabeth; elle la baysa et embrassa. Voyla comme je vay courant sur nostre Evangile, car l'heure est finie. Saint Luc dit bien que Marie salua Elisabeth, mais quant à Zacharie il s'en taist, d'autant que la virginité de Nostre Dame ne luy permettoit de saluer les hommes, et elle nous vouloit enseigner que les vierges ne sçauroyent avoir trop de soin de conserver leur pureté. Il y a mille beaux documens sur toutes ces choses, mais je ne fais que passer et parachever cette histoire. Quelles graces et faveurs pensez-vous, mes cheres Sœurs, tomberent sur la mayson de Zacharie lors que la Vierge y entra? Si Abraham receut tant de graces pour avoir hebergé trois Anges en sa mayson, si Jacob apporta tant de benedictions à Laban, quoy que celuy ci fust meschant homme, si Loth fut delivré de l'embrasement de Sodome pour avoir logé deux Anges, si le Prophete Elie remplit tous les vaysseaux de la pauvre vefve, si Elisée ressuscita l'enfant de la Sunamite, en fin si Obededom receut tant de faveurs du Ciel pour avoir abrité chez luy l'Arche d'alliance, quelles graces et combien de bénédictions celestes tomberent sur la mayson de Zacharie en laquelle entra l'Ange du grand conseil, ce vray Jacob et divin Prophete, la vraye Arche d'alliance, Nostre Seigneur enclos dans le ventre de Nostre Dame!

            Certes, toute la mayson en fut comblée de joye: l'enfant tressaillit, le pere recouvra la parole, la mere fut remplie du Saint Esprit et receut le don de prophetie, [166] car voyant cette sainte Dame entrer dans sa mayson elle s'escria: D'où me vient cecy que la Mere de mon Dieu me soit venue visiter? Voyez-vous, elle la nomme Mere avant qu'elle ait enfanté, ce qui est contre la coustume ordinaire, d'autant qu'on n'appelle point meres les femmes avant leur enfantement, parce que souvent elles enfantent malheureusement. Mais sainte Elizabeth sçavoit bien que la Vierge enfanteroit heureusement, et partant elle ne fait point de difficulté de l'appeller Mere avant qu'elle le soit, car elle est asseurée qu'elle le sera, et non Mere d'un homme seulement, mais de Dieu, et par consequent Reyne des hommes et des Anges; pour ce, elle s'estonne qu'une telle Princesse la soit allée visiter.

            Puis elle dit: Vous estes bienheureuse, Madame, parce que vous avez creu; et de plus, vous estes benite par dessus toutes les femmes. En quoy nous voyons en quel degré elle receut le don de prophetie, car elle parle des choses passées, presentes et futures. Vous estes bienheureuse d'avoir creu à tout ce que l'Ange vous a dit, parce que vous avez fait voir en cela que vous avez plus de foy qu'Abraham. Vous avez creu que la vierge et la sterile concevroyent, qui est une chose qui surpasse le cours de nature: voyla pour le passé, qu'elle sceut par esprit prophetique. Pour ce qui devoit advenir, elle vit par ce mesme esprit que la Vierge seroit benite entre toutes les femmes, et le proclama; elle parla aussi du present, l'appellant Mere de Dieu. De plus, elle adjouste que l'enfant qu'elle porte a tressailli de joye à son arrivée. Certes, ce n'est pas merveille si saint Jean tressaillit de joye à la venue de son Sauveur, puisque Nostre Seigneur dit en parlant aux Juifs: Abraham vostre pere s'est resjoui voyant en esprit prophetique mon jour advenir que vous voyez. Et si tous les Prophetes desiroyent le Messie promis en la Loy et se resjouissoyent sçachant que tout s'accomplirait en son jour, combien plus devons-nous penser que saint Jean fut rempli d'allegresse voyant au travers le sein de sa mere le vray Messie promis, le Desiré des Patriarches, qui le venoit visiter pour commencer [167] par luy l'œuvre de nostre Redemption en le retirant du bourbier du peché originel!

            O combien, mes tres cheres Sœurs, devez-vous estre comblées de joye lors que vous estes visitées par ce divin Sauveur au tres saint Sacrement de l'autel, et par les graces interieures que vous recevez journellement de sa divine Majesté par tant d'inspirations et paroles qu'il dit à vostre cœur; car il est tousjours à l'entour frappant et vous parlant de ce qu'il veut que vous fassiez pour son amour. Ah! que d'actions de graces devez-vous à ce Seigneur pour tant de faveurs! Que vous le devez escouter avec grande attention et executer fïdellement et promptement ses divines volontés!

            La tres sainte Vierge entendant ce que sa cousine Elizabeth disoit à sa louange, s'humilia et rendit de tout la gloire à Dieu; puis confessant que tout son bonheur, comme j'ay dit, procedoit de ce qu'il avoit regardé l'humilité de sa servante, elle entonna ce beau et admirable cantique Magnificat, cantique qui surpasse tous ceux qui avoyent esté chantés par les autres femmes: plus excellent que celuy de Judith, plus beau sans nulle comparaison que celuy que chanta la sœur de Moyse apres que les enfans d'Israël eurent passé la mer Rouge et que Pharaon et les Egyptiens furent ensevelis dans ses eaux, en somme plus beau que ceux qui ont esté chantés par Simeon et par tous les autres dont l'Escriture fait mention.

            O mes cheres Sœurs, qui avez cette Vierge pour Mere, filles de la Visitation Nostre Dame et de sainte Elizabeth, que vous devez avoir un grand soin de l'imiter, sur tout en son humilité et charité, qui sont les principales vertus qui luy firent faire cette Visitation. Vous devez donques reluire tout particulierement en icelles, vous portant avec une grande diligence et allegresse à visiter vos Sœurs malades, vous soulageant et servant cordialement les unes les autres en vos infirmités, soit spirituelles ou corporelles; et par tout où il s'agit d'exercer l'humilité et la charité vous vous y devez porter avec un soin et promptitude singuliere, car voyez-vous, ce n'est pas [168] assez pour estre fille de Nostre Dame de se contenter d'estre dans les maysons de la Visitation et porter le voyle de Religieuse. Ce seroit faire tort à une telle Mere, ce seroit degenerer de se contenter de cela; mais il la faut imiter en sa sainteté et en ses vertus. Oh soyez donques, mes cheres Sœurs, bien soigneuses de former vostre vie sur la sienne; soyez douces, humbles, charitables et debonnaires, et magnifiez en cette vie le Seigneur avec elle. Que si vous le faites fidellement et humblement en ce monde, indubitablement vous chanterez au Ciel, avec la mesme Vierge, Magnificat; et benissans par ce sacré cantique la divine Majesté, vous serez benites d'elle à toute eternité, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [169]

 

XX. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Anne

 

26 juillet 1618

 

Simile est Regnum caelorum homini

negotiatori quœrenti bonas margaritas;

inventa autem una pretiosa

margarita, abiit et vendidit omnia

quae habuit et emit eam.

Le Royaume des cieux est semblable à

un marchand qui cherche des perles;

et en ayant trouvé une de grand

prix, il va, vend tout ce qu'il a et

l'achete.

MATT., XIII, 45, 46.

 

            C'est certes tres à propos que Nostre Seigneur dit que le Royaume des cieux est semblable à un marchand, lequel cherchant des perles en trouve en fin une d'un prix et d'une valeur si excellente au dessus de toutes les autres, qu'il va et vend tout ce qu'il a pour l'acheter. Il veut nous faire entendre par cette similitude que les negociateurs du Ciel sont semblables à ce marchand; car, si vous y prenez garde, ils font un mesme negoce, je veux dire, ils negocient de mesme façon. Voyez-vous ce marchand? Il cherche des perles, mais [170] en ayant trouvé une, il s'arreste à cause de son prix et de son excellence; il vend tout ce qu'il a pour se la rendre sienne. De mesme en font tous les hommes, car chacun cherche la felicité et le bonheur, neanmoins personne ne le trouve que celuy qui rencontre cette perle orientale du pur amour de Dieu, et qui l'ayant trouvée, vend tout ce qu'il a pour l'avoir.

            Le malheur est que les hommes constituent la felicité chacun en ce qu'il ayme: les uns aux richesses, les autres aux honneurs; mais ils se trompent bien, car tout cela n'est point capable d'assouvir et contenter leur cœur. Saint Bernard le dit fort bien: Ton ame, o homme, est de grande estendue, et nulle chose ne la peut remplir ni satisfaire que Dieu seul. On en voit l'experience en Alexandre qu'on appelle le Grand, lequel apres avoir assujetti à son empire presque toute la terre, ne fut neanmoins pas satisfait; car un fol philosophe luy ayant fait accroire qu'il y avoit encores d'autres mondes que celuy cy, il se mit à pleurer dequoy il croyoit ne les pouvoir conquerir. Or pensez, de grace, si celuy qui a possedé si eminemment les biens et les richesses de la terre par dessus tout autre n'est pas content, qui donc le pourra estre?

            Certes, non seulement les choses terrestres ne sont pas capables de satisfaire nos cœurs, mais non pas mesme les celestes; et cecy nous le voyons tres bien en la Magdeleine. La pauvre Sainte, toute esprise de l'amour de son Maistre, retourna pour le chercher devant que nul autre, apres qu'il fut mort et mis dans le sepulcre; mais ne l'ayant trouvé, ains des Anges, elle ne se peut contenter, bien qu'ils fussent tres beaux et habillés à l'angelique. Les hommes, pour grans qu'ils soyent et pour magnifiquement ornés qu'ils puissent estre, ne sont rien aupres des Anges, leur lustre n'a point d'esclat et ne sont pas dignes de comparoistre en leur presence; aussi voit-on que jamais ils n'ont apparu aux hommes sans que ceux ci ne soyent tombés dessus leur face, n'estans pas capables de supporter la splendeur et l'esclat de la beauté angelique. La tres sainte Vierge, laquelle, a [171] des sureminences si grandes, et qui est si particulierement gratifiée au dessus de tous les Anges, s'estonne neanmoins à la veue de saint Gabriel qui l'estoit venu trouver pour parler avec elle du tres sacré mistere de l'Incarnation.

            Magdeleine ne s'amuse point autour de ces celestes Esprits, ni à la beauté de leur visage, ni à la blancheur de leurs vestemens, ni moins encores à leur maintien plus que royal. Elle va, elle tourne tout autour d'eux, et ils l'interrogent: Femme, pourquoy pleures-tu? et que cherches-tu? Ils m'ont prins mon Maistre, respond elle, et je ne sçay où ils l’ont mis. Les Anges luy demandent: Pourquoy pleures-tu? comme s'ils eussent voulu dire: N'as-tu pas bien sujet de te resjouir et d'essuyer tes larmes en nous voyant? Quoy, la splendeur et beauté de nos faces, l'esclat de nos vestemens, nostre magnificence plus grande que celle de Salomon, n'est-elle pas capable de t'apaiser? O certes non, mon cœur ne se peut contenter à moins que de Dieu. Magdeleine ayme mieux son Maistre crucifié que les Anges glorifiés.

            L'Espouse, au Cantique des Cantiques, dit que son Bien-Aymé ayant frappé à sa porte passa outre; et elle, ayant ouvert et ne le trouvant pas, s'en va apres luy pour le chercher, puis rencontrant les gardes de la ville elle leur demande si elles ont point veu son Bien-Aymé: Hé, de grace, si vous le rencontrez, annoncez-luy que je languis d'amour. Et apres, elle adjouste que les gardes de la ville l'ont toute blessée. Tous ceux qui pratiquent l'amour sacré sçavent que ses blesseures sont diverses et qu'il blesse les cœurs en plusieurs façons, dont l'une est d'estre arresté et empesché de demeurer en ce qu'il ayme. L'amante sacrée dit que les gardes l'ont blessée parce qu'elles l'ont arrestée, car rien ne blesse tant un cœur qui ayme Dieu que de se voir retenu loin de Dieu. Tout cecy n'est que pour servir de preface à ce discours.

            Le Royaume des cieux, dit Nostre Seigneur, est semblable au marchand qui vend tout ce qu'il a [172] pour acheter la perle inestimable qu'il a trouvée. Le pur amour de Dieu est cette perle pretieuse que les negociateurs du Ciel trouvent, et pour laquelle acheter il faut qu'ils vendent tout ce qu'ils ont. Nous voyons que ces anciens Chrestiens qui ne se contentoyent pas d'observer les commandemens de Dieu, mais aussi se mettoyent à la prattique exacte de ses conseils, quittoyent tout sans reserve; si que l'on pouvoit veritablement bien asseurer qu'ils n'avoyent qu'un cœur et qu'une ame, car le mot de tien et de mien n'estoit jamais entendu parmi eux.

            Mais escoutez, je vous prie, le maistre de tous et le Prince des Apostres: Voicy, dit-il à Nostre Seigneur, que nous avons tout quitté; quelle recompense en aurons-nous? Sur quoy le grand saint Bernard luy parle en ces termes: O pauvre saint Pierre, comme vous pouvez-vous ainsy vanter d'avoir tout quitté, et quelle rayson avez-vous d'exagerer l'abandonnement que vous avez fait, disant que vous avez quitté toutes choses, puisque vous n'estiez qu'un pauvre pescheur et n'aviez quitté qu'une petite barque et des rets? A quoy il respond luy mesme: C'est assez tout quitter et abandonner que de ne se reserver point de pretentions au monde, et qui plus est, de se quitter et abandonner soy mesme. Les Religieux et Religieuses ont esté de tout temps fort loués et estimés à cause de ce parfait abandonnement de toutes choses; mais laissons les Religieux et ne parlons que des Religieuses, puisqu'il est plus à mon propos.

            Le grand saint Augustin fait reproche aux Manicheens dequoy en leur religion ils n'ont rien de semblable ni qui approche tant soit peu la vertu des vierges renfermées dans les monasteres, lesquelles sont pures comme des colombes et font vœu d'une perpetuelle chasteté; mais sur tout il extolle ce renoncement de toutes choses, disant qu'elles ont tellement quitté tout ce qu'elles avoyent qu'elles n'ont rien en particulier, et que jamais les mots pernicieux de mien et de tien ne s'entendent parmi elles. Le bienheureux saint Ignace, [173] escrivant à un de ses amis, luy recommande expressement les vierges et les vefves congregées dans les monasteres; les vierges comme consacrées à Dieu, et les vefves comme l'autel. Il les recommande tant les unes que les autres, à cause du grand renoncement qu'elles ont fait de tout ce qui est sur la terre, tant de ce qu'elles possedoyent comme des pretentions qu'elles pouvoyent avoir, comme aussi à cause de leur parfait renoncement à elles mesmes.

            C'est à ce renoncement parfait que vous estes appellées maintenant, mes tres cheres filles. C'est une pretention bien haute que de conquerir le pur amour de Dieu, qui est la perle pretieuse que vous cherchez et que vous avez trouvée, laquelle neanmoins ne se peut acheter qu'au prix de toutes choses. Si vous la voulez avoir il est en vostre pouvoir, mais aussi il faudra faire l'abandonnement parfait de tout, et ce qui est encores plus, il vous faudra quitter vous mesme, le pur amour de Dieu ne pouvant souffrir aucun compagnon. Il ne veut pas seulement estre exempt de rival, mais il veut estre seul dans nos cœurs et y regner paisiblement; car quand il cesse de regner, il cesse quant et quant d'estre.

            Nous avons deux nous mesmes lesquels il faut renoncer et abandonner totalement et sans aucune reserve pour estre vrays Religieux. Nous avons ce nous mesme exterieur que saint Paul appelle viel homme; nous avons encor l'autre nous mesme, qui est nostre propre jugement et nostre propre volonté, et en ce nous mesme icy consiste le nœud de l'affaire. Il faut voirement bien renoncer et mortifier le corps, mais ce n'est pas assez, il faut mortifier sur tout l'esprit. Escoutez l'Espouse au Cantique des Cantiques, laquelle dit que si quelqu'un donne toute sa substance pour Dieu, pour son pur amour, il ne l'estimera rien, croyant de n'avoir gueres donné pour une perle si pretieuse. La pretention de tous les Religieux n'est point moindre que de se transformer tout en Dieu, pretention digne certes d'un cœur genereux, et pretention que nous devrions tous avoir. Mais resouvenons-nous que ceux qui entreprennent de [174] transmuer et transformer le metal en or, il faut qu'ils ayent une grande peine et qu'ils y apportent un tres grand soin, encores ne sçay-je s'ils le peuvent faire ou non. Je sçay bien pourtant qu'ils mettent leur metal au feu, puis ils le reduisent en poudre, et apres ils le font passer par la coupelle et le purifient derechef, asseurant que s'ils le pouvoyent tant purifier qu'il ne restast qu'une certaine matiere ou liqueur qui est descendue du ciel, il leur seroit facile de parvenir, ou ils seroyent parvenus au bout de leur pretention.

            De mesme les ames qui ont fait cette genereuse entreprise de se transformer toutes en Dieu, helas! que ne faut-il pas qu'elles fassent pour s'aneantir, se confondre et se delaisser, jusques à ce qu'elles soyent tellement purifiées que rien ne leur demeure que la seule liqueur celeste qui est en elles, à sçavoir, l'image et la semblance de la divine Majesté. Voyez ce que saint Paul fit pour pouvoir dire veritablement ces paroles: Je ne vis plus moy, ains c'est Jesus Christ qui vit en moy. Quelles persecutions, quelles mortifications, quelles sortes d'abjections, de tourmens et de douleurs n'a-t-il pas souffert? Escoutez ce qu'il escrit: Jusques à cette heure nous avons esté blasphemés, persecutés à outrance, injuriés et mesprisés, jusques là que nous sommes tenus et estimés comme les balayeures de ce monde. Chacun sçait qu'il n'y a rien de plus vil dans une mayson que les balayeures, si que l'on ne voit l'heure qu'elles en soyent dehors. De mesme, dit saint Paul, on ne voit l'heure que l'on nous oste de devant les yeux des hommes, tant ils nous ont en horreur. Puys il adjouste: Nous sommes tenus comme la peleure d'une pomme, car si le monde est une pomme nous en sommes estimés la peleure que l'on jette là comme une chose de neant.

            Pour parvenir donques à cette transformation à laquelle nous pretendons, il sera necessaire que nous soyons aussi reduits à neant, rejettés, mesprisés et mortifiés comme le rebut du monde. Vous avez abandonné les biens exterieurs; mais de sousmettre vostre propre jugement, assujettir vostre entendement à celuy d'une [175] Superieure, et renoncer tellement vostre propre volonté qu'elle ne paroisse plus et qu'elle soit absolument sujette et obeissante à ses ordonnances, c'est une chose bien difficile et bien malaysée; il est besoin d'un grand courage pour faire cela. Il est vray, mes cheres filles, mais si la difficulté vous estonne, je vous presente trois petites considerations qui yous feront connoistre l'entreprise estre plus facile que vous ne pensez et qui vous serviront de consolation.

            La premiere est que Celuy qui vous appelle à la conqueste de son tres pur amour est assez puissant pour vous ayder. Dites luy hardiment: «Commandez, Seigneur, à nos ames tout ce qu'il vous plaira, et nous donnez que nous le fassions.» Donnez-nous le desir de parvenir à vous, de faire tout ce qui sera aggreable à vostre Bonté, et accomplissez ce nostre desir. Vous nous appeliez, faites par vostre grace que nous allions; vous avez commencé l'œuvre de nostre perfection, nous ne voulons jamais douter que vous ne la paracheviez.

            La seconde consideration qui vous relevera le courage c'est de sçavoir en quoy il consiste. Je vous ay dit que vous aviez besoin d'une grande magnanimité pour parvenir au bout de vostre entreprise; mais en quoy pensez vous que consiste cette magnanimité de courage? Certes, c'est en la petitesse de courage. Vous l'aurez d'autant plus grand que vous serez plus petites en vous mesmes. Resouvenez-vous de cette parole tant admirablement bien inculquée par Nostre Seigneur dans le cœur des Apostres: Si vous n'estes faits comme petits enfans, vous n'entrerez point au Royaume des cieux. Il faut que nous soyons esgaux en courage aux petits enfans, c'est à dire humbles comme eux. Mais remarquez, je vous supplie, comme le Sauveur prattiqua la grandeur de son courage au plus excellent acte de l'amour qu'il nous a monstré avoir pour nous en sa Mort et Passion. Voyez, il ne fait autre chose que de laisser faire de luy tout ce qu'on veut; la magnanimité de son courage consiste à se laisser manier au gré de la volonté d'un chacun. C'est en quoy le nostre doit de mesme paroistre, non pas tant à faire, [176] comme à laisser faire en nous et de nous tout ce que l'on voudra; et non seulement à Nostre Seigneur, mais aussi à nos Superieurs, nous rendant maniables, souples et humbles comme des petits enfans, car nostre grandeur gist en nostre petitesse et nostre exaltation en nostre humiliation.

            La troisiesme consideration qui vous doit estre de grande consolation, c'est l'honneur que vous avez de venir faire vos offrandes sous la protection de la glorieuse mere de la tres sainte Mere de Dieu, laquelle, comme une mere perle, demeura erami la mer de ce monde sans recevoir aucune goutte d'eau salée, je veux dire, sans estre aucunement abreuvée des vains playsirs terrestres, ains vescut tousjours tres saintement en la prattique de toutes sortes de vertus. Ne doutez point qu'elle ne vous prenne en sa protection si vous venez faire vos offrandes avec humilité et simplicité de cœur, puisque ce sont les vertus qui ont le plus relui en elle durant le cours de sa vie, jointes à celle de suivre fidellement les attraits et les inspirations celestes. Ce sont ces vertus qui luy firent sans doute meriter d'estre, apres sa tes sacrée Fille, avantagée de plus de graces que nulle autre femme, et en particulier d'appartenir de si pres à l'humanité tres sainte de nostre doux Sauveur et Maistre...................................................................................................................................... [177]

 

XXI. Sermon pour la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge

 

15 août 1618

 

            La sainte Eglise celebre aujourd'huy la feste du glorieux trespas ou endormissement de la tres sainte Vierge et de son Assomption. Plusieurs ont nommé cette feste de divers noms: les uns l'appellent l'Assomption, les autres le couronnement de Nostre Dame et les autres sa reception au Ciel. Il y a des milliers de considerations à faire sur ce sujet; mais je me restreins et n'en diray que deux, à sçavoir mon, comment cette sacrée Vierge receut Nostre Seigneur et Maistre lors qu'il descendit du Ciel en terre, et comment son divin Fils la receut lors qu'elle quitta la terre pour aller au Ciel.

            L'Evangile que nous avons dit aujourd'huy à la sainte Messe nous fournit assez de matieres pour l'une et l'autre des propositions. Cet Evangile traitte de ce que Nostre Seigneur passant par un village nommé Bethanie, entra en une maison qui estoit à une femme nommée Marthe, laquelle avoit une sœur nommée Marie Magdeleine. Marthe s'embesoignoit et s'empressoit pour apprester à disner à Nostre Seigneur, et Marie [178] se tenoit à ses pieds et escoutoit sa parole. Marthe, qui desiroit que tous fussent aussi soigneux qu'elle de servir le Sauveur, luy dit en se plaignant qu'il commandast à sa sœur de luy ayder, pensant qu'il n'estoit pas necessaire que personne demeurast aupres de luy, d'autant qu'il se sçauroit assez entretenir tout seul. Mais nostre divin Maistre la reprint en luy disant qu'elle avoit soin et qu'elle s'empressoit de plusieurs choses, et adjousta: Or, une seule est necessaire; Marie a choisi la meilleure part laquelle ne luy sera point ostée.

            Ces deux femmes representent Nostre Dame: Marthe, en la reception que la sacrée Vierge fit de son divin Fils et au soin qu'elle en eut tandis qu'il fut en cette vie mortelle, et Marie, en la reception qui luy fut faite par son Fils là haut en sa gloire. Nostre Dame fit admirablement bien en cette vie l'exercice de l'une et de l'autre de ces deux sœurs. O Dieu, quel soin n'eut elle pas de fournir Nostre Seigneur de tout ce qui luy estoit necessaire pendant qu'il fut petit! Quel empressement, ou pour mieux dire, quelle diligence ne fit-elle pas pour eviter le courroux d'Herode! Que ne fit-elle pour le sauver de tant de perils et mesaventures dont il fut menacé!

            Mais voyons un peu, je vous prie, comme elle pratiqua merveilleusement bien l'exercice de Marie. Le saint Evangile fait une particuliere mention du silence de Nostre Dame. Marie se taisoit et se tenoit aux pieds de son Maistre, elle n'avoit qu'un soin qui estoit de posseder sa presence; de mesme il semble que nostre digne Maistresse n'eust que ce soin. La voyez-vous là, dans la ville de Bethleem, où l'on fit tout ce qu'on peut pour luy trouver un logis? Il ne s'en trouve point, elle ne dit mot. Elle entre dans l'estable, elle produit et enfante son Fils bien aymé, elle le couche dans la creche. Les Roys le viennent adorer, et l'on peut penser quelles louanges ils donnerent à l'Enfant et à la Mere; elle ne dit pas un mot. Elle le porte en Egypte, elle le rapporte, sans parler pour exprimer la douleur qu'elle a [179] de l'y porter, ni la joye qu'elle devoit avoir de l'en rapporter. Mais ce qui est plus admirable, voyez-la sur le mont de Calvaire: ni elle ne jette des eslans, ni elle ne dit un seul mot; elle est aux pieds de son Fils, et c'est cela seul qu'elle desire. Partant, elle est comme en une parfaite indifference: Arrive tout ce qui pourra, semble-t-elle dire, pourveu que je sois tousjours aupres de luy et que je le possede, je suis contente puisque je ne veux et ne cherche que luy.

            Remarquez, je vous prie, que Nostre Seigneur reprend Marthe parce qu'elle s'empresse, et non pas de ce qu'elle a du soin. Nostre Dame avoit un grand soin pour le service de nostre divin Maistre, mais un soin sans trouble et sans empressement. Les Saints qui sont au Ciel ont du soin pour glorifier et louer Dieu, mais sans inquietude, car il n'y en peut avoir. Les Anges ont soin de nostre salut, et Dieu mesme a soin de ses creatures, mais avec paix et tranquillité. Or, nous autres sommes si miserables, que rarement avons-nous du soin sans empressement et sans trouble. Vous verrez bien souvent un homme qui aura une grande affection de prescher; defendez-luy la predication, le voyla troublé. Un autre qui voudra visiter et consoler les malades ne le fera pas sans s'empresser, et mesme s'inquieter s'il est empesché de le faire. Un autre qui aura grande affection à l'oraison mentale, si bien il semble que cecy ne regarde que l'esprit, il ne lairra pas de s'empresser et d'en estre troublé si on l'en retire pour l'occuper à quelqu'autre chose.

            Dites moy maintenant, si Marthe n'eust eu soin que de plaire à Nostre Seigneur, se fust-elle tant embesoignée? Non certes, car un seul mets bien appresté suffisoit pour sa nourriture, veu mesme qu'il prenoit plus de playsir qu'on l'escoutast comme faisoit Marie. Marthe, avec le dessein et souci de pourvoir à ce qu'il failloit à nostre Maistre, avoit encores un peu de propre estime qui la poussoit à monstrer et desirer que l'on vist la courtoisie et affabilité avec laquelle elle recevoit ceux qui luy faisoyent l'honneur de la venir voir, se respandant toute au service propre au traittement exterieur du [180] Sauveur; et la bonne fille pensoit estre bonne servante de Dieu par ce moyen-là et s'estimoit estre quelque chose. Et parce qu'elle aymoit grandement sa sœur, elle desiroit qu'elle s'embesoignast comme elle pour servir son tres cher Maistre, qui neanmoins prenoit plus de playsir à l'exercice de Marie, dans le cœur de laquelle il distilloit, par le moyen de ses paroles, des graces plus grandes que nous ne sçaurions penser.

            Cecy correspond à la response qu'il fit à cette femme dont il est parlé en l'Evangile: Vous dites bien que bienheureux est le ventre qui m'a porté et les mammelles que j'ay succees; mais moy je vous dis que bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Or, ces personnes qui s'affectionnent et s'embesoignent comme Marthe à faire quelque chose pour Nostre Seigneur, pensent estre bien devotes et croyent que cet empressement soit vertu; ce qui n'est pourtant pas, ainsy que luy mesme le fait entendre: Une seule chose est necessaire, qui est d'avoir Dieu et de le posseder. Si je ne cherche que luy, que me doit-il importer que l'on me fasse faire cecy ou cela? Si je ne veux que sa volonté, que m'importera-t-il que l'on m'envoye en Espagne ou en Irlande? Et si je ne cherche que sa croix, pourquoy me faschera-t-il que l'on m'envoye aux Indes, aux terres neuves ou aux vielles, puisque je suis asseuré que je la trouveray par tout?

            En fin nostre glorieuse Maistresse fit l'office de Marthe, recevant Nostre Seigneur avec une extreme affection et devotion dans sa maison et dans ses entrailles mesmes. Elle le servit avec un tel soin, tout le temps de sa vie, qu'il n'y en a point de pareil. Reste à voir comme son Fils, en contreschange, la receut au Ciel. Ce fut avec un amour et gloire incomparable, avec une magnificence d'autant plus grande au dessus de tous les Saints, que ses merites surpassoyent tous les leurs.

            Mais avant que de parler de sa reception au Ciel, il nous faut dire comme et de quelle mort elle mourut. Vous sçavez tous l'histoire de son glorieux trespas; je suis pourtant tousjours poussé de faire le recit des [181] mysteres que nous celebrons, à cause des grossiers et simples auditeurs. Nostre Dame et tres digne Maistresse, estant parvenue à l'aage de soixante trois ans, mourut ou plustost s'endormit du sommeil de la mort. Il s'en trouveroit assez qui s'estonneroyent, disant: Comment est-ce que Nostre Seigneur, qui aymoit si tendrement et si fortement sa sainte Mere, ne luy donna le privilege de ne point mourir? Puisque la mort est la peine du peché, et qu'elle n'en avoit jamais fait aucun, pourquoy est-ce qu'il la laissa mourir? O mortels, que vos pensées sont contraires à celles des Saints, que vos jugemens sont esloignés de ceux de la divine Majesté! Ne sçavez vous pas que la mort n'est plus ignominieuse, ains qu'elle est pretieuse despuis que Nostre Seigneur et Maistre se laissa attacher par elle sur l'arbre de la croix? Ce n'eust point esté un advantage ni un privilege pour la Sainte Vierge de ne point mourir, ains elle avoit tousjours desiré la mort dès qu'elle la vit dans les bras et dans le cœur mesme de son tres sacré Fils. La mort est si suave et si desirable que les Anges s'estimeroyent heureux de pouvoir mourir; et les Saints ont esté heureux de la souffrir et y ont ressenti beaucoup de consolation, parce que nostre divin Sauveur qui est nostre vie s'estoit laissé en proye à la mort.

            L'on a accoustumé de dire que telle est la vie telle est la mort: de quelle mort pensez-vous donques que mourut la Sainte Vierge, sinon de la mort d'amour? O c'est une chose indubitable qu'elle mourut d'amour, mais je ne dis pas cecy parce qu'il est escrit. Elle a tousjours esté la Mere de la belle dilection; l'on ne remarque point de ravissemens ni d'extases en sa vie, parce que ses ravissemens ont esté continuels; elle a aymé d'un amour tousjours fort, tousjours ardent, mais tranquille, mais accompagné d'une grande paix. Et si bien cet amour alloit sans cesse croissant, cet accroissement ne se faisoit point par secousses ni eslans, ains, comme un doux fleuve, elle alloit tousjours coulant, et presque imperceptiblement, du costé de cette union tant desirée de son ame avec la divine Bonté. [182]

            L'heure donques estant venue pour la tres glorieuse Vierge de quitter cette vie, l'amour fit la separation de son ame d'avec son corps, la mort n'estant autre chose que cette separation. Sa tres sainte ame s'envola droit au Ciel; car qu'est-ce, je vous prie, qui l'en eust peu empescher, veu qu'elle estoit toute pure et n'avoit jamais contracté aucune souilleure de peché? Ce qui nous empesche nous autres quand nous mourons d'y aller tout droit comme Nostre Dame, c'est que nous avons presque tous en nos pieds de la poussiere ou des souilleures qu'il est necessaire que nous allions laver et purger en ce lieu que l'on nomme Purgatoire, devant que d'entrer au Ciel.

            Les grans de ce monde font aucunefois des assemblées, et le plus souvent fort inutiles. Il leur viendra en fantasie de ne pas vouloir que le lieu de leur reunion soit clair, ains ils le veulent sombre et obscur, et cela pour faire quelque balet, ou que sçay-je moy quoy, qui paroistra davantage en l'obscurité. Les chandelles et flambeaux apportent trop de clarté, partant il faut mettre des lampes nourries d'huile parfumée; et ces lampes jettant des continuelles exhalaisons, donnent plus de suavité et de recreation à la compagnie. Or, ces lampes venant à s'esteindre, rendent une bien plus excellente odeur et remplissent la chambre d'une plus grande suavité. Nous trouvons en beaucoup de lieux de la Sainte Escriture que les lampes representent les Saints, lampes qui ont jetté des continuelles exhalaisons de bons exemples devant les hommes et qui ont esté tousjours ardentes du feu de l'amour de Dieu. O que ces lampes ont respandu des odeurs suaves devant la divine Majesté durant le cours de leur vie, mais beaucoup plus à l'heure de la mort. La mort du juste est pretieuse devant le Seigneur, comme au contraire la mort des meschans luy est en horreur, d'autant qu'elle les porte à la damnation.

            Or, si les Saints ont esté des lampes ardentes et odoriferantes, combien plus la tres sainte Vierge, la perfection de laquelle surpasse toutes celles des Bienheureux; voire mesme si elles estoyent toutes assemblées [183] en une, elles ne seroyent pas comparables à la sienne. Elle fut certes une lampe toute nourrie d'huile parfumée; quel parfum pensez-vous donc qu'elle jettast à l'heure de son glorieux trespas? Les jeunes filles sont allées apres elle à l'odeur de ses onguens. L'ame sacrée de nostre glorieuse Maistresse s'envola droit au Ciel, et alla respandre ses parfums devant la divine Majesté, laquelle la receut et la colloqua sur un throsne à la dextre de son Fils.

            Mais avec quel triomphe, mais avec quelle magnificence croyez-vous qu'elle fut accueillie de son Fils bien aymé en contreschange de l'amour avec lequel elle l'avoit receu venant en terre? Il faut bien croire qu'il ne fut pas mesconnoissant, ains qu'il la recompensa d'un degré de gloire d'autant plus grand au dessus de tous les Esprits bienheureux, que ses merites surpassoyent ceux de tous les Saints ensemble. Le grand Apostre saint Paul, parlant de la gloire du Fils de Dieu Nostre Seigneur, fait un argument par lequel on peut bien entendre le haut degré de celle de sa tres sainte Mere. Il dit que Jesus Christ a esté eslevé d'autant plus haut au dessus de tous les Cherubins et autres Esprits angeliques que son nom est relevé par dessus tous les autres noms. Il est escrit des Anges: Vous estes mes serviteurs et mes messagers; mais auquel de ceux cy a-t-il esté dit: Vous estes mon Fils, je vous ay engendré? De mesme en pouvons-nous dire de la tres sainte Vierge qui est le parangon de tout ce qui est de beau au Ciel et en la terre: A laquelle a-t-on dit: Vous estes Mere du Tout-Puissant et du Fils de Dieu, sinon à elle? Vous pouvez donques bien penser qu'elle fut eslevée au dessus de tout ce qui n'est point Dieu.

            L'ame tres sainte de Nostre Dame ayant quitté son corps tres pur, il fut porté au sepulcre et rendu à la terre ainsy que celuy de son Fils, car il estoit bien raysonnable que la Mere n'eust pas plus de privilege que le Fils. Mais tout ainsy que Nostre Seigneur ressuscita au bout de trois jours, elle ressuscita de mesme au bout de trois jours; differemment neanmoins, d'autant que le Sauveur [184] ressuscita de sa propre puissance et authorité, et Nostre Dame ressuscita par la toute puissance de son Fils qui commanda à l'ame benite de sa tres sainte Mere de s'aller reunir à son corps. Il estoit certes bien convenable que ce corps tres pur ne fust aucunement entaché de corruption, puisque celuy de Nostre Seigneur avoit esté tiré de ses chastes entrailles et y avoit reposé neuf moys durant.

            L'Arche de l'alliance dans laquelle estoyent les tables de la Loy ne pouvoit estre atteinte d'aucune corruption, d'autant qu'elle estoit faite de bois de cedre qui est incorruptible; combien estoit-il plus raysonnable que cette Arche en laquelle avoit reposé le Maistre de la Loy, fust exempte de toute corruption? La resurrection de la tres sainte Vierge est declarée par ces paroles: Levez-vous, Seigneur, vous, et l'Arche de vostre sanctification. Quant à ces mots: Levez-vous, ils font mention de la resurrection de Nostre Seigneur; mais ceux qui suivent: et l'Arche de vostre sanctification, se doivent entendre de celle de sa Mere. Quant à nos corps, ils sont, le veuillons-nous ou non, reduits en poussiere, et c'est le tribut que nous devons et qu'il faut que nous payions tous à cause du peché que nous commismes tous en Adam. Tu es de terre et tu retourneras en terre. Les vers nous mangent et nous avons tous sujet de dire aux vers: Vous estes mon pere, vous estes ma mere.

            Je ne sçay si vous aurez remarqué que le petit David, avant qu'entreprendre la bataille contre Goliath, s'informa soigneusement parmi les soldats de ce que l'on donneroit bien à celuy qui vaincroit et terrasseroit ce grand geant, ennemy des enfans de Dieu. On luy respondit que le roy avoit promis de grandes richesses à celuy qui seroit si heureux que de le surmonter. Mais cela n'estoit pas assez pour le cœur de David, qui estoit genereux et qui ne pensoit en rien moins qu'aux richesses. Aux richesses on adjousta l'honneur: Non seulement, luy dit-on, le roy l'enrichira, mais il luy donnera sa fille en mariage, il le rendra son gendre, [185] et en outre, il a encores promis d'exempter sa maison de tribut.

            Nostre Seigneur et Maistre venant en ce monde s'informa, comme son grand pere David, que c'est que l'on donneroit à celuy qui vaincroit ce puissant Goliath, le diable, que luy mesme appelle prince du monde, à cause du grand pouvoir qu'il avoit avant l'Incarnation du Verbe. On luy fit la mesme response qu'à David: Le Roy enrichira celuy qui surmontera ce cruel Goliath. Et qu'ainsy ne soit, escoutez ce qui est dit par le Pere eternel: Je le constitueray Roy et luy donneray plein pouvoir sur tout ce qui est au Ciel, sur tout ce qui est en la terre. Mais Nostre Seigneur n'eust pas esté content si l'on n'eust adjousté: Le Roy a promis qu'il luy donneroit sa fille en mariage. Or, la fille du Roy, c'est à dire de Dieu, n'est autre chose que la gloire. Nostre divin Maistre fut tousjours tres glorieux, et posseda tousjours toute la gloire; quant à la partie supreme de son ame, elle fut tousjours unie et conjointe inseparablement à la Divinité dès l'instant de sa conception; mais la gloire qu'on luy promettoit estoit la glorification de son corps. Neanmoins il n'eust pas encores esté satisfait si l'on n'eust adjousté que sa maison seroit exempte de tribut. Or, quelle est la maison de Nostre Seigneur sinon la tres sainte et virginale chair de Nostre Dame? Elle fut donques exempte de tribut par les merites de son Fils, c'est à dire, elle fut ressuscitée avant qu'elle eust aucunement receu de tare ni deschet dans le sepulcre.

            Que nous reste-t-il maintenant à dire sinon de voir si nous ne pourrons point en quelque façon imiter l'Assomption de nostre glorieuse et tres digne Maistresse? Quant au corps, nous ne le pouvons point faire jusques au jour du jugement dernier, où les corps des Bienheureux ressusciteront glorieux, et ceux des reprouvés pour estre eternellement damnés. Mais quant à son ame qui s'en alla unir et conjoindre inseparablement à la divine Majesté, voyons comme nous pourrions l'imiter en cela. Il est dit en l'Evangile que Marthe, en la maison de laquelle entra Nostre Seigneur, s'empressoit et alloit [186] deça delà pour le bien traitter, tandis que Marie estoit aux pieds du Sauveur, où elle escoutoit sa parole. Et pendant que Marthe soignoit pour nourrir le corps de son Maistre, Marie quittoit tout autre soin pour celuy de nourrir et sustenter son ame, ce qu'elle faisoit en escoutant Nostre Seigneur.

            Marthe fut touchée d'un petit trait d'envie. Il y en a extremement peu qui n'en ayent, pour spirituels qu'ils soyent; et d'autant qu'on est plus spirituel, d'autant plus l'envie est-elle fine et comme imperceptible; elle fait ses actes si dextrement que l'on a prou peine de les remarquer. Quand on loue quelqu'un et qu'on reserve un peu de la louange que nous savons qui luy est deue, qu'est-ce qui fait cela sinon l'envie que nous avons de ses vertus? Mais Marthe fait son petit coup et jette son petit trait d'envie par forme de joyeuseté, et cette cy est la plus fine. Maistre, dit-elle, permettez-vous que ma sœur ne m'ayde point et qu'elle me laisse tout le soin de la maison? commandez-luy qu'elle vienne m'ayder. Et Nostre Seigneur qui est incomparablement bon, encores qu'il conneust bien son imperfection, ne la reprit pourtant pas severement, ains tout amoureusement, car cet Evangile est tout d'amour. L'Evangeliste marque qu'il l'appella, disant: Marthe, Marthe, tu t'empresses de beaucoup de choses. Une seule est necessaire; Marie a choisi la meilleure part qui ne luy sera point ostée.

            Mais parlons encores un peu de ces petits traits d'envie que produit nostre amour propre, lesquels sont certes comme des petits renardeaux qui vont fracassant et gastant les vignes. Escoutez des Religieux quand ils parlent de leur Institut, ils l'estiment tousjours au dessus de tous les autres: Il est vray, disent-ils, que cet Ordre dont vous parlez est de grande perfection, mais le mien est tousjours quelque chose davantage. Oh, je ne parle pas de moy, ains seulement de la grande perfection à laquelle l'on aspire ceans. Prenez garde à [187] vous, car en fin vous retournerez à vous mesme, je dis mesme sans vous en appercevoir. Un autre dira: Je suis miserable et ne puis rien faire qui vaille; mais une telle predication que je fis... et ne se feindra point d'avancer ces mots lors qu'on loue la predication de quelque autre. Et ainsy, entendant qu'on loue quelqu'un, nous avançons quelque petit mot en passant à fin que l'on revienne à nous mesme.

            Retournons à Marthe qui s'empressoit. Certes, nous autres nous ne sçaurions rien faire sans empressement, ou pour mieux dire, sans avoir un grand soin quant à nostre homme exterieur. Il faut que nous sçachions qu'il y a deux parties en nous qui ne font qu'un homme: il y a l'homme exterieur et l'homme interieur. L'homme interieur tend tousjours à l'union avec la divine Majesté et fait les discours necessaires pour parvenir à cette union. L'homme exterieur c'est celuy que nous voyons, qui regarde, qui parle, qui touche, qui gouste, qui escoute; c'est celuy cy qui s'empresse en l'exercice des vertus lesquelles concernent le commandement de l'amour du prochain, tandis que l'homme interieur prattique l'amour de Dieu. Ces deux hommes s'exercent ainsy en l'observance des deux principaux commandemens, sur lesquels, comme sur deux colonnes, est fondée et accomplie toute la Loy et les Prophetes. Les anciens philosophes ont dit qu'il faut regarder à la fin premier qu'à l'œuvre; mais nous autres faisons tout au contraire, car nous nous empressons à l'exercice de l'œuvre que nous avons entreprise, plustost que de considerer quelle en doit estre la fin.

            Disons cecy un peu plus clairement. La fin de nostre vie c'est la mort; nous devrions donques penser soigneusement quelle doit estre nostre mort et que c'est qui en doit reussir, à fin de faire correspondre nostre vie à la mort que nous desirons; car c'est chose asseurée que telle est nostre vie telle sera nostre mort, telle est nostre mort telle a esté nostre vie.

            Voyons maintenant comme cet homme exterieur ne sçauroit rien faire sans un extreme souci, non pas mesme [188] la prattique des vertus. Les anciens qui ont fait le denombrement des vertus en ont remarqué une peuplade, et à la fin ils s'y sont encores trouvés court. Entrons donc en cette economie des vertus pour rechercher si nous en pourrions point prattiquer sans soin et attention. Il faut avoir un grand soin pour la prattique de la modestie. Voyez-vous cette personne qui a dessein de la prattiquer? Elle commence à faire pacte avec ses yeux qu'ils ne regarderont que pour les choses necessaires et non point autrement; et pour cela elle leur fera comme aux esperviers que l'on chaperonne quand on ne leur veut pas donner le vol et à fin de les porter plus aysement sur le poing. Elle en fait de mesme à ses yeux, car elle leur met leur chaperon naturel, qui sont les paupieres, à fin qu'ils ne voyent que ce qu'il faut. Elle prend aussi un grand soin pour se tenir en une continuelle modestie à fin de ne point s'eschapper en quelque action qui sente la legereté.

            Quelle attention ne faut-il pas pour prattiquer la patience et pour ne point eschapper en la colere! Cassien escrit qu'il ne suffit pas de fuir les occasions de parler et converser avec les hommes; aussi n'est-ce pas le moyen d'acquerir la vertu que d'en eviter l'exercice, d'autant qu'il rapporte de luy mesme que, estant seul dans le desert, lors qu'il se levoit la nuit et qu'il prenoit son fusil pour allumer sa chandelle, si le caillou ne vouloit pas faire feu il se mettoit en colere et le jettoit contre terre.

            Il faut certes un grand soin pour ne point produire d'actes d'impatience; mais, o Dieu, prattiquer la vaillance spirituelle, ne se laisser jamais descourager au bien, cela ne se peut faire qu'avec une grande attention pour observer la discretion. J'en dis de mesme pour la constance, la perseverance, l'affabilité, la prudence, la temperance, et principalement pour la temperance en ses parolles. Quelles brides ne faut-il pas mettre à la langue pour l'empescher de courir par les rues comme un cheval eschappé et d'entrer en la maison du prochain, voire mesme dans sa vie, ou pour la censurer et [189] contreroller, ou bien pour luy oster tousjours un peu de l'estime que nous sçavons luy estre deuë.

            Mais quel remede, me direz-vous, pour ne pas avoir tant de soin, puisqu'il faut que je m'exerce en la vertu? O certes, ce soin, pourveu qu'il soit sans anxieté et empressement, est tres louable. Voicy neanmoins un remede pour vous delivrer de tant de sollicitudes: puisque Nostre Seigneur dit qu'une seule chose est necessaire, qui est d'estre sauvé, il n'est pas requis de tant multiplier les moyens pour l'acheminement de nostre salut, bien qu'il faille un acheminement à toutes choses. Je vous dis en un mot: ayez la tres sainte charité et vous aurez toutes les vertus. Et qu'ainsy ne soit, escoutez le grand Apostre: La charité est douce, elle est patiente, elle est benigne, elle est condescendante, elle est humble, elle est affable, elle supporte tout; en fin elle comprend en soy toutes les perfections des autres vertus, mais beaucoup plus excellemment qu'elles ne font pas elles-mesmes. L'amour n'a qu'un seul acte qui est de conjonction et d'union. Aymer Dieu sur toutes choses est le premier commandement; aymer le prochain sur tout ce qui n'est point Dieu c'est l'image du premier commandement.

            La tres sainte Vierge, nostre glorieuse Maistresse, prattiqua l'un et l'autre de ces amours en la reception qu'elle fit de son Fils: elle l'ayma et le receut en qualité de son Dieu, et elle le receut, l'ayma et le servit en qualité de son prochain. Avoir l'un de ces amours sans l'autre, l'on ne sçauroit. Aymez-vous parfaitement Dieu, vous aymez donques parfaitement le prochain. A mesure que l'un de ces amours croist, l'autre aussi croist; de mesme, si l'un diminue, l'autre ne tardera pas à diminuer. Si vous avez l'amour de Dieu, ne vous mettez point en peine ni en souci de prattiquer les autres vertus, d'autant qu'il ne se presentera point d'occasion de vous y exercer que sans soin vous ne le fassiez; je dis quelle vertu que ce soit: de patience, de douceur, de modestie, et ainsy des autres.

            Les lapins font des petits toutes les trois semaines; l'on [190] trouve quantité de levraux, des mouches, à milliers, des moucherons sans nombre, mais des aigles extremement peu. L'elephante ne fait qu'un veau, qu'un elephanton; la lionne ne fait jamais qu'un lion. Ainsy l'exercice de Marthe a quantité d'actes, mais celuy de Marie, qui est l'amour, n'en a qu'un seul, qui est, comme nous avons dit, de conjonction et d'union.

            Il semble que l'Assomption de Nostre Dame fut en certaine façon plus glorieuse et triomphante que non pas l'Ascension de Nostre Seigneur, d'autant qu'à l'Ascension il n'y avoit que des Anges qui luy vinssent au devant, mais en l'Assomption de sa tres sainte Mere le Roy des Anges y vint luy mesme. C'est pourquoy les trouppes angeliques s'escrioyent comme tout estonnées: Qui est celle cy qui monte du desert appuyée sur son Bien-Aymé? Par où nous pouvons entendre que si bien Nostre Dame montoit au Ciel comme estant toute pure, nonobstant sa pureté, elle estoit neanmoins appuyée sur les merites de son Fils, en vertu desquels merites elle entra en la gloire. Et tout ainsy qu'il ne fut jamais veu tant de parfums dans la ville de Hierusalem comme la reyne de Saba en porta lors qu'elle alla visiter le grand roy Salomon, lequel en contreschange luy fit des presens selon sa grandeur et magnificence royale, de mesme, dis-je, l'on ne vit jamais tant de merites ni tant d'amour portés au Ciel par aucune pure creature, comme la tres sainte Vierge y en porta à sa glorieuse Assomption. En contreschange dequoy, ce grand Roy eternel, Dieu tout puissant, luy bailla un degré de gloire digne de sa grandeur, comme aussi le pouvoir de distribuer à ses devots des graces dignes de sa liberalité et magnificence. Amen. [191]

 

XXII. Sermon pour le dix-septième Dimanche après la Pentecôte coïncidant avec l'anniversaire de la Dédicace de l'église de la Visitation

 

30 septembre 1618

 

Magister, quod est mandatum magnum

in lege? Ait illi Jesus: Diliges

Dominum Deum tuum ex toto corde

tuo, et in tota anima tua, et in tota

mente tua.

Maistre, quel est le plus grand

commandement de la loy? Jesus luy

respondit: Tu aymeras le Seigneur

ton Dieu de tout ton cœur, de toute

ton ame et de toute ta pensée.

MATT., XXII, 36, 37.

 

            Si j'eusse eu le temps, j'eusse parlé d'une certaine dedicace pieuse qui se fait par la frequentation du temple, c'est à dire de l'eglise; mais je ne parleray pour cette heure que de la dedicace du cœur, asseuré que je suis que les ames pour lesquelles je presche maintenant y prendront plus de playsir. Or, d'autant que la dedicace de nostre cœur à la divine Majesté se fait par l'amour, je suivray mot à mot ce que Nostre Seigneur dit en [192] l'Evangile qui court cette semaine à un docteur de la loy qui luy demanda quel estoit le plus grand commandement. A quoy nostre divin Maistre respondit: Tu aymeras le Seigneur ton Dieu d'un amour de dilection, de tout ton cœur, de toute ton ame, de tout ton esprit, de toute ta pensée, de toutes tes forces et en fin de tout ce que tu as et de tout ce que tu es.

            Premierement je m'arreste sur cette parole: Tu aymeras Dieu d'un amour de dilection, c'est à dire d'un amour d'election. Il faut considerer toutes ces paroles l'une apres l'autre parce qu'elles meritent d'estre pesées au poids du sanctuaire, pour la grande jalousie que Nostre Seigneur tesmoigne avoir que nous l'aymions uniquement et parfaitement, autant que nous le pouvons faire en cette vie, ainsy que je diray tantost. Dieu veut estre aymé d'un amour d'election. Il ne se contente pas, certes, d'estre aymé d'un amour commun, ainsy que nous faisons nos semblables, mais d'un amour d'election, choisi et esleu entre tous les autres, en sorte que tous les amours que nous avons pour les creatures ne soyent que des images en comparaison de celuy qu'il veut que nous luy portions. Hé Dieu, n'est-il pas bien raysonnable que cet amour domine et tienne le donjon au dessus de tous les autres, qu'il regne et commande et que tout luy soit sujet? Aymer le Seigneur d'un amour d'election, c'est cela, c'est le choisir entre mille, comme l'Espouse du Cantique des Cantiques: Mon Bien-Aymé est beau à merveille, toutes sortes de perfections sont en luy, je l'ay choisi entre mille, c'est à dire entre un nombre infini, pour mon Bien-Aymé et mon choisi.

            Or, quand ce vient à nostre choix d'eslire un objet pour le principal but de nostre amour, certes nous aurions grand tort de ne le pas chercher entre tous les sujets qui sont aymables, à fin de choisir le plus excellent. Mais dites-moy, de grace, se peut-il rencontrer un objet plus excellent que la Divinité mesme? Laissant à pari son incomparable beauté, considerons son indicible bonté qui nous a par tant et tant de façons tesmoigné [193] qu'elle nous ayme et desire infiniment que nous l'aymions. Qu'est-ce qui peut davantage esmouvoir nostre volonté à aymer que de se voir si parfaitement aymée? Mais de qui? De Dieu mesme. Et qu'ainsy ne soit, les effects de son amour le monstrent. O que ce commandement d'aymer Dieu est aymable!

            Il y a certains fols et insensés qui ont voulu soustenir qu'il estoit impossible de l'observer tant que nous serons en cette vie, en quoy ils ont grandement erré, d'autant que Nostre Seigneur n'eust jamais donné le commandement à l'homme s'il ne luy eust donné quant et quant le pouvoir de l'accomplir. Mais, disent quelques autres, Dieu veut que nous l'aymions de tout nostre cœur, de tout nostre esprit, de toutes nos forces, de toute nostre pensée, et ainsy de tout nostre pouvoir: et comme donques le pourrons nous faire en cette vie, puisqu'il faut que nous aymions nos peres, nos meres, nos femmes et nos enfans? Comment, nostre amour estant partagé, pourrons-nous aymer Dieu de toutes nos forces? Cela ne se peut, dites-vous. O pauvres gens, que vous monstrez bien qui vous estes, et que vous avez des esprits, mais non pas pour penetrer les choses de Dieu, ni les comprendre et connoistre pour telles qu'elles sont. Si Nostre Seigneur nous eust commandé de l'aymer comme font les Bienheureux là haut au Ciel, vous auriez quelque rayson de dire que nous ne le pouvons pas, d'autant qu'ils l'ayment d'un amour ferme, stable et constant, sans interruption quelconque; ils le benissent perpetuellement, et par ainsy ils sont en un continuel exercice de leur amour; ce que nous ne pouvons pas faire nous autres, car il faut que nous dormions, et pendant ce temps là nostre amour cesse son exercice. Il n'y a que Nostre Dame qui ait eu ce privilege de pouvoir aymer Dieu en cette vie sans interruption quelconque, car tandis qu'elle dormoit, son esprit ne laissoit pas d'agir et de s'eslancer en Dieu. Mais quant à nous, combien de fois nous trouvons-nous en des distractions qui nous sont inevitables! Nous pouvons voirement aymer Dieu d'un amour ferme et [194] invariable, mais non pas estre en l'exercice continuel de nostre amour.

            Pour aymer Dieu d'un amour d'election il faut avoir la volonté determinée de ne conserver et ne reserver aucun autre amour qui ne luy soit sujet et sousmis, demeurans prests à bannir de nos esprits non seulement tout ce qui sera contraire, mais aussi tout ce qui ne servira pas à la conservation et augmentation de ce divin amour, qui est le seul digne du nom de dilection. Le nom d'amour est commun à toutes les autres affections basses, terrestres et caduques, mais le nom de dilection, jamais elles ne le meritent.

            Et comment, me direz-vous, pourrons-nous faire pour satisfaire à ce divin commandement de l'amour de Dieu tandis que nous serons en cette vie, puisque vous asseurez que nous le pouvons accomplir selon le desir de la divine Bonté? Il est vray sans doute, nous le pouvons, mais pour le vous mieux faire entendre je me serviray d'une similitude.

            Imaginez-vous, de grace, de voir trois archers qui tous trois portent leur arc tendu pour tirer à tous rencontres selon la necessité, et pour cela ils ont leur carquoy plein de sagettes. L'un de ces archers tient sa fleche en une main et son arc en l'autre, prest qu'il est de la poser sur la corde de son arc toutes fois et quantes qu'il en sera mestier. L'autre porte non seulement son arc bandé, ains encores la fleche est tendue dessus, à fin que selon les rencontres il n'ayt qu'à la descocher. Mais le troisiesme ne se contente pas de cela, ains il tire sans cesse la corde de son arc à soy et lance continuellement ses sagettes dans le blanc où il vise. Ce n'est pas sans rayson, mes chers auditeurs, que les peintres peignent l'amour en archer, qui descoche incessamment des fleches dans le cœur des mortels pour les blesser et navrer de ses aymables traits. L'amour est tout suave quand il s'applique à un objet digne d'estre choisi entre mille, comme nous avons dit; car l'amour bas et caduc qui s'attache à la creature au prejudice de l'honneur que nous devons à l'amour du Createur, au contraire qu'il soit [195] doux et suave, il est desaggreable à merveille et remplit le cœur de celuy qui le possede de trouble, d'empressement et d'inquietude.

            L'amour que le vulgaire des hommes porte à Dieu, s'entend les Catholiques, est semblable à ce premier archer que nous nous sommes representé, car ils sont resolus de mourir plustost que d'offencer mortellement la divine Majesté en prevariquant ses commandemens. Ils tiennent tousjours l'arc de cette resolution bandé, prests à descocher la fleche de leur fidelité en tous les rencontres où il sera besoin de faire paroistre que l'amour qu'ils luy portent est le supreme entre tous les autres amours, faisant tousjours ceder l'amour de la creature à celuy du Createur, voire mesme celuy qu'ils ont pour leur pere, mere, femme et enfans; heureux qu'ils sont, certes, de conserver ceste fidelité à Dieu, car ainsy faisant ils l'aymeront suffisamment pour ne point entrer en sa disgrace.

            Mais il y a des ames plus nobles et genereuses qui, sçachans que la suffisance ne suffit pas en ce qui est d'aymer Dieu, passent plus outre. Elles sont semblables à ce second archer que nous nous sommes imaginé, qui non seulement tient son carquoy plein de fleches et son arc tout prest pour tirer, mais il tire fort souvent, mettant le moins de distance qu'il peut entre chaque coup; il n'attend pas la necessité, ains il lance ses traits à toutes les apparences de necessité. Ces ames donques que je dis estre comparables au second archer, sont celles qui se retirent du commun du peuple pour mener une vie plus parfaite, soit qu'elles s'en sequestrent tout à fait ou non, et qui ne se contentent pas de vivre selon l'observance des commandemens de Dieu, mais passant plus outre, embrassent la prattique de ses conseils; partant elles descochent le plus souvent qu'elles peuvent des traits et des sagettes dans le cœur de la divine Majesté par des eslancemens fervens et affectionnés de leur esprit. Par ainsy elles navrent et blessent ce Roy des cœurs, comme luy mesme l'asseure quand il dit à son Espouse: Ma mie, ma belle et ma colombe, tu m'as ravi le [196] cœur, tu m'as blessé et navré par l'un de tes yeux et par l'un de tes cheveux qui pend sur ton col, c'est à sçavoir par l'une des pensées qui viennent du costé de ton cœur. Destourne tes yeux de dessus moy, luy dit-il ailleurs, car tu m'as blessé. Pensez-vous que ce soit pour luy defendre de tirer ses sagettes qu'il parle ainsy? O non, sans doute, c'est plustost pour la blesser reciproquement, car vous m'advouerez que c'estoit bien la blesser amoureusement, mais d'une blesseure neanmoins douloureuse, que de luy dire qu'elle destourne ses yeux de dessus luy.

            Cette seconde façon d'aymer Dieu est celle que nous pouvons exercer en cette vie et à laquelle nous devons tous pretendre; car quant à la troisiesme, qui est representée par cet archer qui tire sans cesser, elle appartient aux ames des Bienheureux qui jouissent de la claire veue de la Divinité en Paradis. O qu'ils sont heureux de blesser continuellement le cœur tres aymable de Dieu de leur amour, amour qui sera infini et immortel et lequel ne pourra jamais avoir d'interruption en son exercice sacré, parce qu'à mesure qu'ils descochent les traits de leurs affections la divine Majesté remplit leurs carquois de sorte qu'ils seront eternellement inepuisables. Vous entendez donc assez maintenant comme on peut prattiquer ce commandement.

            Il est vray, me direz-vous, mais est-ce assez aymer Dieu que se contenter de l'aymer comme ceux qui observent ses commandemens? O sans doute, qui se contenteroit de cela sans desirer de l'aymer davantage, je veux dire sans avoir la pretention d'accroistre son amour envers la divine Bonté, il ne l'aymeroit pas assez; car n'avons-nous pas veu que la suffisance n'est pas suffisante? En effect, ce n'est pas icy comme aux desirs que l'on a d'acquerir des honneurs et des richesses, parce que, en ces sortes de choses, rien ne sçauroit contenter ni assouvir la soif insatiable de celuy à qui la suffisance ne suffit pas. Mais quant à l'amour divin, il ne faut jamais dire: C'est assez, j'en suis content, car celuy qui parleroit de la sorte n'en auroit pas suffisamment. [197] La Divinité ne peut estre suffisamment aymée que d'elle mesme; c'est pourquoy nostre soif de l'aymer ne pourra jamais estre assouvie. Nous devons tousjours estre haletans et souspirans apres cet amour sacré, à fin qu'il plaise à Nostre Seigneur nous donner un amour correspondant à celuy qu'il nous porte.

            Mais, o Dieu, considerons un peu quel est cet amour que le Seigneur nous porte et duquel nous sommes si cherement aymés. Remarquez, je vous supplie, combien le Sauveur a de grace à nous exprimer l'ardeur de sa passion amoureuse, tant en paroles et en affections qu'en œuvres. En paroles, cela est tres clair, car jamais il ne s'estendit tant à parler sur aucun sujet comme sur celuy de son amour envers nous et du desir qu'il a que nous l'aymions. Voyez combien il est jaloux de nostre amour: Tu aymeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton ame, de toute ta pensée, de toutes tes forces, de tout ton esprit et de tout ce que tu es, c'est à dire de tout ton pouvoir. Puis en son Sacrement il semble qu'il ne sera jamais assez content d'inviter les hommes à le recevoir, car il inculque d'une façon admirable le bien qu'il a preparé pour ceux qui s'en approcheront dignement. Je suis, dit-il, le pain qui est descendu du Ciel; quiconque me mange ne mourra point eternellement; Qui voudra boire mon sang et manger ma chair il aura la vie eternelle; Je suis le pain de vie; et tant d'autres paroles. J'ay desiré, dit-il, d'un grand desir de faire cette Pasque avec vous. Puis, parlant de sa mort: Nul n'ayme d'un plus grand amour que celuy qui met son ame pour son ami, c'est à sçavoir qui donne sa propre vie. Et en cent et cent autres façons il nous exprima l'ardeur de son amour durant tout le cours de sa vie, et principalement en sa Mort et Passion.

            Ne vous semble-t-il pas, mes cheres ames, que nous ayons une tres grande obligation à contreschanger autant que nous le pouvons cet amour sacré et incomparable duquel nous avons esté et sommes aymés de Nostre Seigneur? C'est sans doute que nous le devons; au moins [198] devons-nous avoir affection de le faire. Aymer Dieu de tout nostre cœur, qu'est-ce sinon l'aymer de tout nostre amour, mais d'un amour ardent; et pour cela il ne faut pas aymer beaucoup d'autres choses, au moins d'une affection particuliere. L'aymer de toute nostre ame, c'est occuper toute nostre ame en l'exercice de son amour. L'aymer de tout nostre esprit, c'est l'aymer d'un amour pur et simple. L'aymer de toute nostre pensée, c'est penser en luy le plus souvent que nous pouvons. L'aymer de toutes nos forces, c'est l'aymer d'un amour ferme, constant et genereux, qui ne se laisse jamais abattre, ains est tousjours perseverant. L'aymer de tout ce que nous sommes, c'est luy abandonner tout nostre estre pour demeurer totalement sousmis à l'obeissance de son amour.

            Mais vous seriez bien ayses de sçavoir comment vous pourrez connoistre si vous aymez Dieu ainsy que nous venons de dire. Je vay vous en donner des marques infaillibles. La premiere, si vous vous plaisez fort en sa presence, car vous sçavez que l'amour recherche tous-jours la presence de celuy qu'il ayme. L'amour, comme dit le grand Apostre de la France, tend à l'union; si que l'amour unit d'une union presque inseparable les cœurs de ceux qui s'ayment, quand l'amour est pur, car autrement nous n'en voulons pas parler. L'amour est un lien et un lien de perfection, c'est à dire qui ne se peut desfaire. Si vous aymez bien Dieu vous aurez un grand soin de rechercher sa presence à fin de vous unir tousjours plus avec sa divine Bonté, non point pour la consolation qu'il y a de jouir de cette presence, ains simplement pour satisfaire à son amour qui le desire ainsy; vous rechercherez le Dieu de toutes consolations et non pas les consolations de Dieu. Les amans cherchent tousjours de parler secrettement, bien que ce qu'ils ont à dire ne soyent pas des secrets ou choses qui meritent d'estre tenues pour tels. De mesme en est-il en cet amour sacré: la fidelle amante s'essaye par tous les moyens possibles de rencontrer par tout son cher Bien-Aymé tout seul, pour luy lancer dans le cœur quelques traits [199] de sa passion amoureuse et luy rendre quelque petit tesmoignage de son amour, quand ce ne seroit que de luy pouvoir dire: Vous estes tout mien, et moy je suis toute vostre.

            Une autre marque pour connoistre si vous aymez bien Dieu, est si vous n'aymez pas beaucoup d'autres choses avec luy, ainsy que j'ay dit (mais cela s'entend d'un amour fort et puissant); car vous sçavez que quand on ayme beaucoup de choses ensemble, c'est les aymer d'un amour moins fort et moins parfait. Nostre capacité d'aymer est petite tandis que nous sommes en cette vallée de miseres, et partant nous ne devons pas laisser dissiper nostre amour, ains le tenir ramassé tant qu'il nous sera possible pour l'employer à aymer un sujet tant aymable comme est celuy dont nous parlons. Il faut voirement aymer quelque chose avec Dieu, mais d'un amour qui n'aille point de pair, ains soit tousjours prest à estre rejetté entant que sa divine Majesté le desirera.

            La troisiesme et la principale marque que je vous donne pour connoistre si vous aymez bien Dieu est que vous aymerez aussi bien le prochain; car nul ne peut dire en verité qu'il ayme Dieu s'il hait le prochain, ainsy que l'asseure le grand Apostre saint Jean. Mais comme aymerez vous le prochain, de quel amour? Oh! de quel? de l'amour dont Dieu mesme nous ayme, car il faut aller puiser cet amour dans le sein du Pere eternel, à fin qu'il soit tel qu'il doit estre. Mais encor, quel pensez vous qu'il soit? C'est un amour ferme, constant, invariable, qui, ne s'attachant point aux niaiseries, ni aux qualités ou conditions des personnes, n'est pas sujet au changement ni aux aversions comme celuy que nous nous portons les uns les autres, qui pour l'ordinaire se dissipe et s'alangourit sur une mine froide ou qui n'est pas si correspondante à nostre humeur comme nous desirerions. Nostre Seigneur nous ayme sans discontinuation (je ne parle pas de ceux qui sont en estat de peché mortel, car le lieu où je suis ne le requiert pas); il nous supporte en nos defauts et en nos imperfections, sans neanmoins les aymer ni les favoriser: il faut donques que nous en [200] fassions de mesme à l'endroit de nos freres, ne nous lassant jamais de les supporter, prenant bien garde toutefois de ne favoriser ni aymer leurs imperfections, ains d'en rechercher l'extermination tant qu'il nous sera possible, ainsy que fait la divine Bonté. Mais Dieu nous ayme pour le Ciel, partant il ayme plus l'ame que le corps; de mesme devons-nous faire nous autres. Aymer le prochain pour le Ciel c'est luy procurer des graces et des benedictions par le moyen de nos prieres, voire encores l'encourageant à l'exercice des vrayes vertus, tant par paroles que par exemples. Ainsy faisant, nous nous resjouirons davantage des dons que Dieu fera à leurs ames, de sa grace, des vertus et benedictions celestes, que non pas des honneurs, richesses et biens caducs et perissables qui leur pourroyent arriver. [201]

 

XXIII. Sermon pour une Vêture

 

9 octobre 1618

 

(INÉDIT)

 

            Pensant à ce que je devois prendre pour la ceremonie que nous allons celebrer, qui est de recevoir nostre Sœur la Pretendante au Noviciat, j'ay trouvé que ces paroles des Epistres de saint Paul, escrivant aux Ephesiens et Colossiens, viennent fort à mon propos: Soyez renouvellés en justice et verité; despouillez-vous du viel homme pour vous revestir du nouveau en Nostre Seigneur Jesus Christ. Il dit: Despouillez-vous des habitudes du monde et des affections d'iceluy. C'est le souhait que l'Eglise fait aux benedictions, en mettant le voile aux vierges, comme nous vous dirons tantost en vous le donnant, ma tres chere fille: «Le Seigneur vous veuille despouiller du viel homme pour vous revestir du nouveau.» Et cecy est comme un avant propos de ce que je veux traitter.

            Plusieurs entrent en Religion par divers motifs. Les uns par desespoir, ne sçachant plus que faire au monde; le monde ne voulant plus d'eux, ils s'en viennent en [202] Religion. Oh leur intention n'est pas bonne. Les autres s'y viennent mettre de peur de l'enfer, craignant de se nerdre s'ils demeurent au monde parmi les continuelles occasions de pecher et tant de malheurs et miseres qui y regnent. Les autres viennent pour avoir le Paradis, parce qu'ils sçavent qu'on l'acquiert plus facilement en Religion où, sequestrés des fatras de ce siecle et vivant en l'observance, ils pourront plus facilement arriver au Ciel. Il y en a d'autres qui s'y enferment pour estre tousjours en repos avec Nostre Seigneur par le moyen de l'oraison, et y jouir des douceurs qu'il donne à ceux qui le servent; car, qui ne desireroit ces douceurs?

            Toutes ces pretentions sont fort imparfaites et ne sont point dressées selon l'intention pour laquelle Nostre Seigneur a institué les Religions, qui est «pour s'unir plus parfaittement à Dieu» et estre crucifié avec Jesus Christ au «mont de Calvaire,» pour vivre avec luy au Ciel, et se despouiller du viel homme pour se revestir du nouveau. Ceux qui viennent pour d'autres intentions que celle cy se trompent grandement. Il n'y faut point venir pour avoir du bon temps, d'autant qu'il se faut mortifier en tout ce à quoy la nature pouvoit prendre du playsir au monde, renoncer à sa propre volonté pour suivre en tout celle des autres, renoncer à son propre jugement, surmonter ses inclinations, ses passions, pour se sousmettre parfaittement aux Superieurs, en somme se despouiller du viel homme, de nous mesme, de nostre chair, de nos habitudes que nous avons tant suivies au monde.

            Les mauvaises habitudes nous sont demeurées apres le peché de nos premiers parens Adam et Eve, qui perdirent la grace originelle par la desobeissance. Mais despuis elles se sont mesme enviellies, car l'on voit maintenant beaucoup plus de vanité qu'autrefois, plus d'avarice, plus de convoitise des playsirs mondains, plus d'ambition pour les honneurs et grandeurs. Je me souviens qu'au temps où j'estois jeune garçon, l'on ne voyoit point tant de pompe, les enfans alloyent vestus plus simplement; mais à cette heure il faut tant despendre [203] de choses pour la vanité que rien plus; les dames de Paris sont tousjours à songer à inventer de nouvelles vanités pour despendre le bien de leurs maris. Ainsy on vit au monde selon le viel homme. Qu'est-ce que vivre selon le viel homme? C'est vivre comme les mondains: ils convoitent perpetuellement les richesses pour en avoir tousjours davantage, ils n'en sont jamais assouvis; ils pourchassent les grandeurs à fin d'estre estimés par dessus tous; ils suivent leur playsir brutal, sensuel et infame, sans s'arrester; veulent estre maistres d'un chacun et ne recevoir la correction de personne; ayment leur propre chair et leurs commodités en tout. Voyla le viel homme que saint Paul dit qu'il faut crucifier, pour vivre selon le nouveau en justice et verité.

            Le viel homme c'est nostre premier pere Adam et nostre premiere mere Eve. Nous avons receu d'eux le peché et toutes les passions que nous avons: la colere, la convoitise qui nous fait desirer des biens, des honneurs; l'amour à la propre estime, la tendreté sur soy rnesme qui fait que l'on ayme tant la liberté et que l'on n'ayme pas la sujetion. Or, il faut mortifier tout cela pour venir en Religion, et prendre des habitudes toutes contraires au monde pour vivre selon le nouvel homme. On ayme sa liberté, et icy il se faut assujettir aux Regles, à l'obeissance et aux commandemens des Superieurs. Au monde l'on ayme et cherit fort la propre estime, et en Religion il faut prattiquer l'humilité par dessus tout, car qui s'exerce bien en cette vertu il a bien tost toutes les autres. Nostre Seigneur l'a prattiquée souverainement et au supreme degré, car il n'y a creature au monde, non pas mesme tous les Saints ni tous les Anges ensemble, qui puisse atteindre à l'humilité de nostre Sauveur et Maistre. En Religion on doit vivre en une parfaitte chasteté, contraire à la liberté de la chair et du sang; en une parfaitte pauvreté, contraire aux richesses et commodités dont le monde fait tant de cas; mortifier son jugement, qui est une chose bien difficile, l'affection que l'on a pour son propre repos, l'ayse que l'on prend à l'oraison avec Dieu pour jouir de ses suavités. [204]

            Encores que cette derniere pretention paroisse bonne, ce n'est pourtant pas l'intention pour laquelle les Religions sont instituées: c'est à fin de servir plus parfaittement à Dieu et se despouiller du viel homme pour se revestir du nouveau, car entrant en Religion il n'y faut point apporter les coustumes du monde. Saint Basile escrivant à Syncleticus, qui de senateur s'estoit fait Religieux, il luy mandoit: O mon frere, qu'as-tu fait? «Tu as desfait un senateur et tu n'as pas fait un Religieux.» Tu n'es plus senateur, car tu as quitté cette charge; tu n'es pas bon Religieux, d'autant que tu vis avec les coustumes que tu as portées du monde. O ma chere fille, si vous voulez demeurer en Religion il n'y faut point apporter les moeurs du monde, mais vous despouiller du viel homme: de ces petites esmotions de colere que l'on ressent quand on nous reprend, car personne n'ayme la correction; de ces tendretés sur nous mesme quand on nous contrarie, de ces larmes de compassion et ces petits ressentimens d'impatience aux contradictions qu'on nous fait sur nos humeurs et inclinations, de la propre estime de nous mesme, du desir d'estre estimé de bonne mayson et quelque chose de plus que les autres. Oh nous sommes tous esgaux, car nous sommes tous enfans de mesme pere et de mesme mere, d'Adam et d'Eve; c'est donc une grande folie de se glorifier de sa race.

            Il se faut despouiller de tout cela. Ce n'est rien de quitter ces habits exterieurs que nous voyons pour prendre ceux de la Religion, si nous ne prenons les habitudes et les mœurs d'icelle. Combien a-t-on veu de personnes devenir saintes sous des habits de soye, de satin, de velours, de drap d'or? tesmoin sainte Radegonde reyne de France, sainte Elizabeth reyne d'Hongrie, sainte Elizabeth reyne de Portugal, et tant d'autres; de maniere que ce n'est rien de quitter ses habits exterieurs si on ne se revest des nouveaux en justice et verité. L'Eglise fait encores cette priere: Dieu «vous veuille despouiller du viel homme et vous reveste du nouveau,» pour nous monstrer que toute nostre force vient de [205] Dieu. Aussi lors que saint Paul pria Nostre Seigneur de le delivrer de ses infirmités, il luy respondit: Paul, ma grace te suffit, car ma vertu se perfectionne en ton infirmité. Qu'est ce à dire cela: ma vertu se perfectionne en ton infirmité? C'est à dire en nostre foiblesse, lors que nous croyans plus infirmes pour entreprendre le bien, nous nous appuyons totalement en Dieu, reconnoissans nostre petitesse et que nous ne pouvons rien de nous mesmes sans la grace divine. Oh! il nous faut bien humilier, car par cette vertu nous nous rendrons aggreables à la divine Majesté et nous transformerons en Nostre Seigneur.

            Saint Augustin avoit esté grandement bien nourri, et avoit vescu longuement emmi les habitudes du monde. Un jour estant en un jardin sous un figuier, il entendit comme des voix de petits enfans, qui chantoyent si melodieusement que jamais il n'en avoit ouy de pareilles. Sans doute c'estoyent les Anges qui chantoyent en musique et disoyent: «Prens et lis, prens et lis.» Ils vouloyent qu'Augustin leust les Epistres de saint Paul qu'il avoit aupres de soy. Il prend le livre, et l'ouvrant il trouve l'Epistre que l'Apostre escrivoit aux Romains: Ne soyez ivrognes, ne soyez faiseurs de banquets, fuyez la conversation des femmes, et ce qui s'ensuit. Or, Nostre Seigneur disoit au cœur de saint Augustin: Changez-vous des vielles habitudes, n'aymez point tant les festins, les playsirs, les vaines conversations, despouillez-vous du viel homme et vous revestez du nouveau.

            Pour paroistre devant le Pere eternel il se faut revestir des livrées de son Fils et mespriser tout ce dont le monde fait tant d'estat. Isaac estant malade et devenu viel, eut envie de manger de la venaison; il dit à Esau: Mon fils, si tu m'apportes de la venaison je te donneray ma benediction sacerdotale. Je ne raconteray pas toute l'histoire, car il n'est pas necessaire. Rebecca ayant ouy ce qu'Isaac avoit dit à Esau, print un chevreau qu'elle accommoda en guise de venaison, puis le fit porter par Jacob à son pere à fin qu'il eust sa benediction (Dieu ne permit pas qu'elle vinst à Esau). Mais pour mieux tromper Isaac, [206] elle fit mettre à Jacob les habits de son frere qui estoyent tout parfumés. Isaac embrassant son fils, qu'il croyoit estre Esaü, et sentant l'odeur de ses vestemens comme un champ fleuri, il luy print les mains et luy donna sa benediction de l'heritage celeste. Revestez-vous donc aussi, ma chere fille, des habits et habitudes de ce sacré Fils du Pere eternel, à fin que vous puissiez meriter la grace de recevoir sa benediction.

            O que bienheureuses sont les ames qui entrent en Religion à cette supreme fin, pour cueillir les fleurs des graces de Dieu et jouir apres de leurs fruits au Ciel! Mais ceux qui sont venus pour d'autres motifs il ne faut pas qu'ils perdent courage, car on peut tousjours redresser son intention, la bonifier et la rendre meilleure, pourveu qu'on se despouille bien du viel homme, comme nous avons dit, et qu'on prenne les habitudes de la Religion.

            Or sus, ma tres chere fille, demeurez en paix, et vous revestez de l'homme nouveau, ainsy que nous vous dirons en vous mettant le voile, et vous recevrez la benediction que l'Eglise donne à cette intention. Amen. [207]

 

XXIV. Sermon de Vêture pour le lundi de la dix-neuvième semaine après la Pentecôte

 

15 octobre 1618

 

(INÉDIT)

 

            L'histoire que la sainte Eglise nous presente pour nous servir de consideration le long de cette semaine est une parabole que Nostre Seigneur proposa aux Juifs pour leur faire reproche de leur infidelité et de leur malice. Je diray courtement et en passant ce que contient l'Evangile. Le Sauveur preschant dit que le Royaume des cieux estoit semblable à un roy qui, voulant faire les noces de son fils, fit preparer un grand festin, lequel estant dressé, il envoya ses serviteurs aux invités pour leur dire qu'ils vinssent, d'autant que le banquet estoit prest; et ils s'excuserent. Le roy n'estant pas content de cela leur en manda d'autres, lesquels ne furent pas seulement rejettés et mesprisés par les conviés, mais ils furent esgorgés et mis à mort. Ce que sçachant, le roy fut fort fasché, et appellant à soy de ses gentilshommes il leur commanda de s'en aller par la ville et par toutes les avenues des chemins pour inviter [208] tous les pauvres, tant malades que sourdsmuets, boiteux, aveugles, bossus et contrefaits, sans en laisser un seul auquel ils ne dissent: Le roy vous prie de venir en son festin.

            Cela fait, les tables estans dressées dans une grande salle, et toutes ces pauvres gens estans assis, le roy vint pour voir l'ordre de son festin; et ayant bien regardé les invités, il arresta sa veue sur un pauvre miserable qui y estoit venu sans la robe nuptiale, n'ayant point changé son habit de tous les jours. Le roy luy parla en ces termes: Ami, comment as-tu esté si impudent et inconsideré que d'entrer en une compagnie si honnorable sans ta robe nuptiale? Et le pauvre homme ne repliqua rien; il demeura muet, car il n'eut point d'excuse. Ce que voyant, le roy ordonna qu'il fust pris et lié pieds et mains et jetté aux tenebres exterieures. Puis la conclusion de cet Evangile est que Nostre Seigneur adjousta: Beaucoup sont appelles, mais peu sont choisis.

            Voyla le contenu de la parabole, laquelle je ne m'amuseray pas à expliquer selon le sens litteral, parce qu'il regarde la prediction que nostre divin Sauveur faisoit de la reprobation des Juifs et de l'election des Gentils, qui, comme borgnes, boiteux, bossus et impotens, furent amenés au festin des noces du Fils du Roy par la predication du saint Evangile qui leur fut faitte tant par les Apostres que par Nostre Seigneur mesme. Je ne m'arresteray pas non plus au deuxiesme sens de cette parabole, qui regarde l'appel general fait à tous les hommes pour les inviter à parvenir au festin royal de l'eternité, à la semonce duquel neanmoins plusieurs ne se veulent pas rendre. Les uns, comme les plus malheureux, ne refusent pas seulement d'y venir, s'excusans sur leurs affaires, mais ils mesprisent, rejettent et maltraittent les inspirations que le Seigneur leur envoye comme des messagers celestes. Les autres, ne refusans pas du tout de venir aux noces, dilayent neanmoins et disent que ce sera tantost; et ces sortes de gens courent la mesme fortune que les premiers, d'autant qu'ils ne [209] peuvent pas s'asseurer d'avoir le temps auquel ils se promettent d'aller à ce divin banquet. Le jour de demain est incertain pour plusieurs qui l'ont choisi pour se convertir.

            Il seroit hors de propos de m'arrester sur ce sujet, et partant je passe au troisiesme sens de la parabole que je declareray un peu au long; puis j'adjousteray quatre mots sur la robe nuptiale qu'il faut avoir pour aller au festin des noces de Nostre Seigneur. Et premierement, je considere que ce festin auquel nous sommes invités par le souverain Roy de gloire, c'est le festin de la Croix, qui est dressé sur la montagne de Calvaire où se celebre la solemnité des fiançailles de Jesus Christ avec nos ames. Je dis des fiançailles, parce que la consommation de nostre mariage eternel ne se fera qu'en l'eternité et en la possession de la beatitude, où nous serons tellement unis avec la divine Bonté que jamais nous n'en pourrons estre separés. Mais tandis que nous demeurons en cette vie miserable, nous ne sommes que fiancés, et pouvons tousjours estre rejettés si nous manquons de fidelité à nostre Espoux, ce que nous faisons toutes fois et quantes que nous venons à pecher mortellement. Neanmoins, rien n'est si capable de nous rendre dignes de rejet que les defauts qui se commettent contre la charité.

            Mais, me demanderez-vous, comme osez-vous appeller le jour de la Passion jour des noces de Nostre Seigneur, puisque le jour où on celebre des noces est ordinairement un jour de consolation, de playsir et de joye? Il est vray; mais ne pensez pas que ce soit moy seul qui dise cecy, ni de moy mesme, car sa divine Espouse le dit elle mesme au Cantique des Cantiques. Elle avoit quantité de filles, cette sainte amante, qui consideroyent soigneusement tous les traits de passion amoureuse que son divin Amant et elle s'entrecommuniquoyent, et partant elle s'escrie en cette sorte: O filles de Hierusalem, hé de grace, je vous supplie de mettre toutes la teste aux fenestres pour considerer mon Bien-Aymé au jour de sa joye, et voir la couronne dont sa mere l'a couronné au jour de ses fiançailles. [210]

            Ces parolles de l'Espouse sont entendues diversement par les Peres, car une partie d'iceux disent que cette couronne estoit la sacrée humanité de Nostre Seigneur, et que sa tres sainte Mere la luy avoit donnée pour en orner le chef de sa divinité. En quoy certes ils ont tres grande rayson, car chacun sçait que la couronne est un ornement de teste et un ornement royal, mais pourtant beaucoup moindre en valeur que la teste qui la porte et qui en est parée. De mesme, la tres sainte humanité estoit beaucoup moindre que la divinité du Sauveur, mais neanmoins sa divine Majesté s'est voulu servir de cette humanité sacrée pour nous faire connoistre la grandeur de sa sagesse, bonté et misericorde; et par ainsy elle a esté comme une couronne royale qui nous a fait comprendre en quelque façon, selon nostre capacité, la dignité du chef qu'elle a environné et orné.

            Le reste des Peres qui ont consideré les parolles de l'Espouse tiennent que lors qu'elle invitoit ces filles de Sion à regarder la couronne de son Bien-Aymé, de laquelle sa mere [la Synagogue] l'avoit couronné au jour de sa joye et de son allegresse, elle entendoit parler de la couronne d'espines qu'il portoit au jour de sa Passion. Mais si cela est, pourquoy dit-elle au jour de sa joye, puisque c'est au jour de sa douleur et de sa mort, ainsy que luy mesme le declare: Mon ame est triste jusques à la mort? Mon Dieu, qu'est-ce que cecy, qu'emmi une si grande allegresse il se trouvast une si grande tristesse! O certes, la tristesse et la joye ne sont pas incompatibles ensemble, de sorte qu'elles se pouvoyent facilement rencontrer toutes deux en l'ame de Nostre Seigneur le jour de sa Passion. Nul ne doit douter qu'il n'y eust en son ame deux portions: l'une superieure, qui embrassoit volontairement la mort pour satisfaire à la volonté divine à laquelle elle estoit parfaittement unie; l'autre inferieure, qui craignoit la mort et les ignominies de la croix: si que l'allegresse et la tristesse avoyent toutes deux trouvé place en cette ame tres sainte.

            L'Espouse parle du jour de la joye de son Bien-Aymé. [211] Vous sçavez que chaque chose se resjouit lors qu'elle produit son fruit; si que l'on dit qu'au printemps la terre semble se resjouir, les arbres commençans à produire des fleurs qui sont des presages de la production des fruits. La femme aussi se resjouit en la production de ses enfans. Si cela est, qui peut douter que le jour de la Passion du Sauveur ne fust le jour de sa joye et de son allegresse? car ne voyez-vous pas les fleurs qui sortent et commencent à bourgeonner autour de la Croix, presage certain des fruits que devoit rendre cet arbre de vie? je veux dire les merites de cette mort, produisans les doux fruits de la salvation des hommes qui espereroyent en ces merites? Que si la joye de la femme est de produire beaucoup d'enfans, combien de sujets de resjouissanee Nostre Seigneur et Maistre eut-il au jour de sa Mort et Passion, puisque ce fut en iceluy qu'il fut fait Pere de tous les enfans des hommes, et leur acquit la grace pour cette vie passagere et la gloire pour la vie eternelle.

            Ce ne fut pas seulement le jour de la joye de nostre cher Sauveur, mais encores celuy de la joye du Pere eternel, des Anges et de toutes les ames des Bienheureux. Et comment celuy du Pere eternel, puisqu'il voyoit mourir son Fils de la mort naturelle? Ne vous semble-t-il pas que ce fut plustost le jour de sa douleur que non pas celuy de son allegresse? Hé, non certes, mes cheres ames, il ne nous doit pas sembler ainsy. La rayson nous le monstre, puisque ce fut alors que Dieu rendit le fruit de sa justice, de sa charité et de sa misericorde envers les hommes. Outre cela, quel playsir pensez-vous qu'il eut de voir son Fils attaché sur la croix pour obeir à sa divine Majesté? Chacun sçait le contentement que les peres reçoivent en l'obeissance que leurs enfans leur rendent; et plus ceux cy se monstrent sujets et obeissans à leurs volontés plus aussi ils reçoivent de complaisance à les aymer. O Dieu, quel acte d'obeissance est celuy cy! Quel exces de complaisance pour le Pere eternel, lequel avoit desja dit au baptesme de Nostre Seigneur qu'il estoit son Fils bien aymé! Combien pensez-vous qu'il receut de contentement voyant qu'il luy rendoit le dernier et le plus [212] excellent tesmoignage de sa souveraine dilection et sousmission?

            Quant aux hommes et aux Anges, nul ne peut douter que ce ne fust le jour de leur joye par excellence au dessus de tous les autres. L'amour que Dieu porte aux Bienheureux en Paradis et que ces ames bienheureuses portent à la divine Majesté est ce qui fait leur felicité. Je sçay bien que quelques docteurs tiennent que c'est la veue de la Divinité qui fera cette felicite; mais pourtant l'un ne contrarie pas beaucoup à l'autre, d'autant que cette veue sacrée est ce qui nous excitera à des ardeurs incomparables pour l'aymer. Partant, et la connoissance que nous aurons des grandeurs de Dieu, et l'amour que nous luy porterons et qu'il nous portera seront le sujet de nostre bonheur eternel. Cela estant ainsy, qui peut douter que le jour de la Passion de Nostre Seigneur et Maistre ne soit un jour de joye et de delices pour les Anges et pour les hommes, puisque c'est en iceluy qu'il a fait paroistre le grand amour qu'il nous portait, comme il l'asseure luy mesme: Nul n'a plus grand amour que celuy qui met son ame, c'est à dire sa vie, pour celuy qu'il ayme.

            Mais, me demanderez vous, pourquoy dites vous que la Croix est un festin auquel nous sommes tous invités, sans en excepter pas un? Hé, ne voyez-vous pas les mets delicieux qui nous y sont preparés? Voyez et considerez de grace la souveraine misericorde que Dieu y presente aux hommes; remarquez, je vous supplie, que c'est là où nous sont preparés et offerts tous les secours necessaires pour parvenir à la gloire.

            C'est assez pour ce point; disons un mot de la robe nuptiale qu'il faut avoir pour venir dignement en ce banquet royal. Chose estrange! la table du roy estoit toute pleine, et cependant il n'arresta sa veüe que sur un seul, qui avoit esté si impudent que d'y venir avec ses habits de tous les jours; il s'irrita contre cet homme et le fit jetter pieds et mains liés aux tenebres exterieures. Nous venons tous au festin de la Croix, car par la grace de Dieu nous esperons d'estre sauvés par [213] les merites de Nostre Seigneur crucifié; mais le malheur est que nous n'y venons pas tous avec la robe nuptiale, de sorte que plusieurs en sont bannis et jettés dans les flammes eternelles.

            Mais qu'est-ce que cette robe nuptiale? C'est la tres sainte charité, car ainsy les Peres l'ont determiné; c'est la charité, mais une charité ample, large et d'une grande estendue. Les robes de noces que l'on faisoit du temps de nos peres estoyent extremement amples. Lors qu'il fut question de conduire la belle et chaste Esther en la presence du roy Assuerus, elle fut revestue à la royale: on luy mit une robe si pesante qu'elle ne la pouvoit presque porter, si qu'il failloit qu'elle s'appuyast sur l'espaule d'une damoyselle qui marchoit devant elle, et apres il y en avoit une autre chargée de porter la grande queue traisnante de la robe, laquelle estoit fort ample et toute diaprée de pierreries qui en augmentoyent le poids.

            Me voyci maintenant à ce que je voulois dire, et pour ne laisser plus vos attentions en suspens, je vous declareray que cette robe d'Esther represente fort bien la robe nuptiale de laquelle il faut que les ames soyent revestues pour estre trouvées aggreables par le grand Assuerus, par nostre divin Sauveur; mais principalement les Religieux et Religieuses qui luy sont presentées pour estre ses espouses et qui pretendent de parvenir à son lit nuptial.

            Je remarque premierement qu'il faut que cette robe, c'est à dire la charité dont elles doivent estre revestues, soit une charité large et clans laquelle elles se puissent tourner à l'ayse. La charité des personnes du monde est si estroitte que rien n'y sçauroit entrer que la simple observance des commandemens de Dieu; car quant aux conseils ils ne peuvent entrer en cette robe. Au contraire, celle des ames religieuses est large, tout y entre; je veux dire tout ce qu'elles peuvent sçavoir qui est aggreable à leur Espoux.

            Voyez, je vous prie, comme la difference des habits des filles du monde d'avec ceux des Religieuses monstre bien cecy. Premierement les filles du monde portent des [214] robes qui les serrent et les gesnent extremement, et cela pour faire voir qu'elles ont la taille belle; folie qui les rend pour l'ordinaire incapables de rien faire, parce qu'elles en deviennent malades ou languissantes. Les Religieuses au contraire sont vestues d'une robe large, qui puisse «faire des plis estant ceinte.» Les robes de ces filles du monde ont les manches larges et grosses du costé des espaules, mais au bout, devant elles, elles sont fort estroittes. Que represente cela, je vous prie, sinon qu'elles sont abondantes en parolles et ont fort peu d'œuvres? Oh, moy je suis une fille de bien et d'honneur; mais de bonnes actions qui soyent conformes à ces parolles, point, ou du moins peu. Quantité de bonnes affections de vivre devotement; mais d'effects, ils sont rares. Les manches des robes des Religieuses sont larges du costé des mains pour monstrer que les parolles ne suffisent pas, ains qu'il faut des œuvres; elles sont larges en sorte qu'elles puissent tenir les bras croisés dedans, pour monstrer que dès qu'elles ont fait quelques bonnes actions, quelques actes de vertu, il faut remettre la main dans la manche, c'est à dire il faut cacher cette prattique de vertu pour en eviter la louange, et ne vouloir qu'elle soit remarquée que de leur Espoux auquel seul elles desirent de plaire.

            Les filles du monde portent leurs cheveux esparpillés et poudrés, leur teste est ferrée comme l'on ferre les pieds des chevaux, elles sont plus empanachées et bouquetées qu'il ne se peut dire; bref, elles portent quantité d'affiquets. Au lieu de tout cela, on donne un voile aux Religieuses, qui rejettent toutes ces vanités; et de mesme que leur divin Espoux est couronné d'une couronne d'espines, comme estant le Roy des miserables, ainsy couvrent-elles leurs testes du voile d'abjection et du mespris non seulement de toutes les vanités, mais aussi d'elles mesmes, pour estre plus conformes à leur Bien-Aymé.

            J'ay dit que la robe de la chaste Esther estoit longue et traisnante, de sorte qu'il failloit que l'une de ses filles la portast apres elle. Que pensez-vous que je veuille [215] signifier par cela? Puisque cette robe represente la robe nuptiale que nous devons apporter au banquet et festin de la Croix, il faut que nostre charité soit longue et traisnante, qu'elle soit perseverante jusqu'à la fin de nos jours. Les Religieux et Religieuses doivent avoir cette robe tres grande, ce qui represente le bon exemple; et ne se faut pas contenter quelle aille jusqu'en terre et jusqu'à la fin de leur vie, mais aussi qu'elle passe plus outre; que l'odeur de leur sainteté charge celles qui viennent apres elles, qu'il y ait tousjours une bonne brassée de leurs bons exemples propre à estre portée, par imitation, par tous ceux qui entendront parler d'elles.

            La pauvre Esther estoit fort chargée, si qu'il estoit necessaire qu'elle s'appuyast sur une de ses damoyselles. Aussi faut-il que les ames qui doivent estre presentées au Roy souverain par les attraits et inspirations celestes soyent appuyées sur l'esperance de participer aux merites de la Mort et Passion de Nostre Seigneur; car en s'appuyant sur leurs bonnes œuvres elles ne sçauroyent marcher ni le faire seurement pour parvenir au festin nuptial de leur tres cher Espoux. Or cet Espoux divin requiert de nous que nous connoissions et reconnoissions que tout ce que nous pourrions faire ou souffrir en cette vie mortelle ne sçauroit estre capable de nous meriter les delices eternelles qu'il a preparées pour ceux qui l'ayment, si ces mesmes œuvres ou souffrances ne sont unies et conjointes avec les siennes, lesquelles seules peuvent sanctifier les nostres et nous obtenir la jouissance de sa divine presence, jouissance qui fera nostre felicité en la gloire de la bienheureuse eternité. Dieu soit beni.

 

XXV. Sermon pour la fête de saint Côme et de saint Damien

 

27 septembre 1619

 

            Mes tres cheres Sœurs, ayant un mot à vous dire de la part de Nostre Seigneur, je ne puis vous entretenir plus utilement que de vous parler des medecins et des malades, puisqu'il est à mon propos à cause de la feste que nous celebrons aujourd'huy de deux grans Martyrs et medecins tant du corps que de l'esprit. Nous sommes tous malades; la sainte Eglise est un hospital dans lequel il y a quantité de malades de diverses maladies, et le Sauveur est nostre souverain Medecin. Mais je ne veux ni dois entreprendre ce discours sans avoir jetté le fondement de l'esperance que j'ay de vous dire quelque chose qui vous soit utile et profitable en l'assistance du Saint Esprit, par l'intercession de la Sainte Vierge, luy presentant le Salut angelique.

 

            Ce grand Ouvrier duquel les ouvrages sont si parfaits, fit à la creation toutes choses si excellentes et si belles qu'il n'y avoit aucune tache ni macule. Il crea les Anges en estat de justice et de grace, quoy qu'ils en receurent chacun differemment, les uns plus, les autres moins selon leur rang; neanmoins tous en furent parfaitement [217] doués autant qu'il estoit requis pour estre aggreables à Dieu et posseder la felicité et beatitude eternelle. Les hommes furent creés en estat d'innocence sans estre sujets à aucune infirmité et maladie. Mais dès lors qu'Eve fut seduite, transgressant le commandement et mangeant du fruit defendu, et qu'elle en eut fait manger à son mari, toute leur posterité a esté entachée du peché; car en fin nous avons tous esté piqués et mordus du serpent. Certes, il le faut confesser, et nous reconnoistre pour infirmes et malades à fin d'avoir recours aux medecins et aux remedes. C'est la verité que plus nous croirons et confesserons que nous sommes infirmes, d'autant plus tost nous serons gueris et rendus sains. Comme au contraire, si nous croyons que nous sommes sains, robustes et gaillars, c'est alors que nous sommes plus mal et en plus grand danger; car ceux qui sont malades et ne croyent pas l'estre, ne veulent point suivre les ordonnances du medecin ni prendre aucun medicament, pensans qu'ils n'en ont pas besoin, et partant ils ne guerissent point, ains viennent à mourir. Mais ceux qui croyent estre malades se sousmettent volontiers aux commandemens du medecin et à prendre tous les remedes qu'on juge leur estre propres pour les guerir, tellement qu'ils sont plus facilement remis en parfaite santé.

            Il y a deux sortes de malades: les uns sont malades à la mort, et les autres sont malades d'une maladie langoureuse et traisnante; car on voit des personnes presque tousjours incommodées, elles ont tousjours quelque fer qui loche, mais pourtant il n'y a rien à craindre qu'elles fassent sonner les cloches. Ceux qui sont menacés d'apoplexie pensent estre pleins de santé, quoy qu'ils ayent la mort à la gorge, de sorte qu'ils ne veulent point de medecin; neanmoins ils meurent apoplectiques. Si vous entrez en un hospital vous y verrez quantité de malades de diverses maladies; vous en verrez de si affreux et si extremement mal qu'ils sont fort proches de la mort, quoy qu'ils en pensent estre bien esloignés. Il y a des ames grandement malades et si chargées de pechés et d'imperfections qu'elles sont bien dignes de [218] compassion, d'autant qu'elles sont en plus grand peril, parce qu'estans pleines de rancune, d'orgueil, presomption et de mille autres defauts, elles s'estiment neanmoins bien parfaites et bien saines et ne reconnoissent pas leurs maladies; partant elles ne recourent point au medecin, croyans n'en avoir aucune necessité, c'est pourquoy elles viennent à mourir de la mort eternelle.

            La sainte Eglise est une boutique d'apothicaire, toute pleine de medicamens pretieux et salutaires, qui sont les saints Sacremens que nostre Sauveur et Maistre luy a laissés pour nous guerir de nos infirmités. Par le Sacrement du Baptesme nous sommes lavés et nettoyés du peché originel, nous rentrons en grace avec sa divine Majesté et sommes rendus ses enfans bien aymés. Par le Sacrement de Penitence nous recevons l'absolution de tous nos pechés tant mortels que veniels; car encor que la confession regarde seulement les pechés mortels, si est-ce que les veniels sont suffisante matiere d'absolution, et il est tres bon de s'en confesser. Par le Sacrement de l'Eucharistie nous sommes unis et conjoins à la divine Bonté et recevons la vraye vie de nos ames; car ne sçavez-vous pas que le divin Sauveur a dit: Celuy qui me mange vivra eternellement? En fin il en est de mesme des autres Sacremens qui en une certaine façon nous lavent tous de nos iniquités.

            Ce cher Sauveur et Amant de nos ames voyant le danger où nous estions reduits à cause du peché de nostre premier pere Adam, vint par son amour ineffable ça bas en terre pour s'unir à nostre nature, et souffrir la mort à fin de nous donner la vie, nous laissant ses divins Sacremens comme des medicamens efficaces et pleins d'energie pour nous guerir de toutes nos maladies et souilleures, si nous nous en approchons avec l'humilité, la reverence et l'amour requis. Mais ceux qui ne s'en approchent qu'une fois l'année, au temps de Pasque, par maniere d'acquit et pour eviter le blasme, qu'ils ne pensent pas en rapporter aucun fruit.

            Il y a aussi d'autres ames qui servent Dieu si langoureusement et negligemment que c'est pitié; elles tombent [219] à tout propos en des imperfections et n'ont point de courage pour s'en relever. Nous devrions avoir honte d'estre si lasches à ce qui est de nostre devoir. Si ces anciens Peres, qui, à ce que rapporte Philon le Juif, estoyent si fervens et zelés au service de leur Createur et à travailler pour l'aggrandissement de sa gloire, s'ils venoyent maintenant parmi nous, ils seroyent honteux de voir que nous appellans Chrestiens nous le sommes si peu. Que veut dire, je vous prie, ce mot de Chrestien, sinon oint et embaumé, c'est à sçavoir que l'on se tient pour malade et infirme? de sorte qu'il faut advouer que veritablement nous le sommes. Ne voyez-vous pas le grand Apostre saint Paul, tout ravi qu'il avoit esté jusqu'au troisiesme Ciel, confesser qu'il est infirme et malade de corps et d'esprit? Oyez-le s'escrier: Qui me delivrera du corps de cette mortalité? Que veut-il signifier de grace, sinon: Qui me delivrera de mes maladies et infirmités?

            Il y a deux sortes de maladies, celles du corps et celles de l'esprit. La maladie corporelle arrive quelquefois lors qu'il y a quelque desordre en nous, que les humeurs s'espanchent par tout le corps et que quelque humeur froide tombe sur le foie; cela donne des douleurs d'estomach. De mesme, encores qu'il semble que ce soit marque de bonne santé d'avoir quantité de sang, neanmoins s'il y en a trop grande abondance, cela nous pourrait causer quelque maladie. La maladie de l'esprit est aussi causée par le desordre de nos passions interieures, lors qu'elles ne sont pas bien rangées à leur devoir et sousmises à la rayson et à la volonté divine.

            Quand je considere le bonheur de ces ames que Dieu a choisies de toute eternité pour les mettre en la sainte Religion, à fin de «vaquer» plus soigneusement à la purgation de leurs maladies et imperfections pour acquerir «la perfection du divin amour,» j'ay de la jalousie pour elles, d'autant qu'elles sont tres particulierement les espouses de l'Espoux celeste. Le grand saint Paul escrivant aux Corinthiens leur dit: J'ay une sainte jalousie pour vos ames qui sont espouses de Jesus [220] Christ; nuit et jour je suis consumé d'ardeur et de desir de vous rendre purs et nets, sans aucune macule devant ses yeux. Nous voyons par ces paroles que ce grand Saint appelle toutes les ames des Chrestiens generalement, espouses de ce grand Dieu. Elles le sont, de vray; mais il en est de Nostre Seigneur comme d'Assuerus qui avoit un grand nombre de damoyselles en sa mayson, lesquelles estoyent toutes ses espouses; neanmoins il y en avoit une particulierement destinée au lit royal, et quand il failloit qu'elle comparust devant le roy, on la lavoit, parfumoit et ornoit d'habits fort pretieux, à fin qu'elle fust trouvée aggreable à ses yeux. Certes, toutes les ames chrestiennes sont espouses de nostre Sauveur et Maistre et sont creées pour participer à sa gloire; neanmoins les Religieuses sont particulierement destinées au lit nuptial de l'Espoux celeste, car on ne sçauroit nier qu'elles ne soyent plus specialement ses espouses qu'aucune autre des creatures. Elles sont en fin cette unique; c'est pourquoy il faut qu'elles taschent de se laver, nettoyer et purifier, voire des moindres defauts qui les peuvent rendre desaggreables à leur divin Espoux à fin de paroistre devant luy toutes belles, toutes pures, candides et ornées des vertus qui sont plus à son gré.

            Les femmes du monde ayment voirement Dieu, mais leur amour est partagé, car elles ayment leur mari, leurs enfans, leurs moyens; elles desirent d'en acquerir davantage, tellement que leurs affections estans engagées en tant de choses, elles sont beaucoup diverties de la pureté de l'amour divin et sacré. Mais les ames religieuses ont mille fois plus de facilité parce que leur amour n'est point partagé; elles le logent tout en leur celeste Espoux, qui est l'unique objet de leurs affections et pretentions, auquel elles se sont entierement dediées et consacrées pour estre siennes à toute eternité, sans reserve ni exception; elles n'ont autre desir que de l'aymer et de luy plaire et taschent d'aneantir leur amour propre pour faire vivre et regner l'amour de Dieu, car ces deux amours ne peuvent compatir ensemble. L'amour propre [221] est si presomptueux qu'il veut regner; l'amour divin si juste qu'il veut regner aussi, comme il est bien raysonnable. Vous sçavez que deux roys ne peuvent subsister ensemble en un mesme royaume; de sorte que nous devons renoncer et aneantir l'amour propre qui nous cause tant de mal, de troubles, d'inquietudes et chagrins, pour laisser posseder nostre cœur au saint amour qui nous comblera de contentement, d'une paix et tranquillité nompareille.

            Regardons, je vous prie, nostre Sauveur en l'Evangile d'aujourd'huy: il monte sur la montagne avec une grande multitude de peuple qui le suivoit pour estre gueris de leurs maladies, car il sortoit de luy comme une celeste liqueur qui guerissoit; tellement que les uns s'approchoyent pour le voir, d'autres pour l'ouyr parler, d'autres pour toucher le bord de ses vestemens et d'autres pour odorer cette divine odeur à fin d'estre gueris. Considerez comme ce cher Sauveur de nos ames voyant ce peuple s'escrie: Venez à moy vous tous qui estes chargés de maladies et d'infirmités, venez à moy, et je vous gueriray. Voyons quelle methode il tient pour leur donner la santé. Lors qu'ils furent arrivés au sommet de la montagne il commença à les instruire, nous donnant à entendre qu'il faut que ceux qui veulent enseigner les autres montent premierement à la montagne de la perfection à fin que leurs enseignemens ayent plus d'efficace. Il leur parle donques ainsy, disant: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux; bienheureux les debonnaires, car ils possederont la terre; bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés; et ce qui suit.

            Nostre Seigneur est tout au contraire du monde; car les mondains ne tiennent pour bienheureux que les riches, parce qu'avec les richesses on fait tout ce qu'on veut. Dès qu'on voit un homme riche on dit incontinent: Il luy faut faire place, car c'est Monsieur; et nostre cher Seigneur dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit. Le monde estime bienheureux ceux qui rient, qui font des festins et qui prennent leurs playsirs; et le [222] Sauveur s'escrie: Bienheureux ceux qui pleurent. Le monde fait grand cas de ceux qui sont vaillans, qui tiennent bien leur courage contre leurs ennemis; et Nostre Seigneur appelle bienheureux les doux et debonnaires. Les mondains se font gloire de ne point pardonner et faire misericorde; et Jesus Christ enseigne: Bienheureux les misericordieux, car ils obtiendront misericorde, nous monstrant par là que si nous ne faisons misericorde elle ne nous sera pas faite. Le monde ne veut point rendre justice qu'à vive force. Une pauvre vefve à laquelle on la doit faire la demandera cent et cent fois avec tant d'instances sans la pouvoir obtenir; l'on ne tient compte d'elle ni de luy octroyer sa requeste, et partant elle endure une faim et soif extreme. En fin Nostre Seigneur adjouste: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, parce qu'ils seront rassasiés.

            Allez tant que vous voudrez par tout le monde prescher la pauvreté; qui vous entendra? Exaltez tant qu'il vous plaira la sainte humilité; à qui, je vous prie, la persuaderez-vous? Criez et recriez tant que vous pourrez que bienheureux sont les pauvres; personne ne le veut estre pour tout cela, sinon ceux à qui le Saint Esprit a donné le don de sapience, par lequel il fait gouster à leurs ames la douceur qu'il y a au service de Dieu et en la prattique des vertus. De sorte que ces ames religieuses reçoivent mille suavités et contentemens parmi la pauvreté, la mortification et les exercices de la Religion, car c'est principalement à elles que ce divin Esprit depart ses pretieux dons; partant elles ne doivent rechercher que Dieu et la mortification de leurs passions en la Religion, car si elles y cherchent autre chose elles n'y trouveront jamais la consolation qu'elles pretendent.

            Tous les anciens Peres donnent plusieurs methodes pour acquerir la perfection. Ils disent qu'il y a la voye purgative, illuminative et unitive; mais moy, pour abreger, j'ay tousjours accoustumé de dire qu'il ne faut que nous purger de nos imperfections, d'autant que c'est une chose infaillible qu'en desracinant de nous le vice, [223] la vertu y entrera. Il nous faut donques avoir un grand courage pour ne nous point lasser en ce travail, et une grande patience avec nous mesme, parce que nous aurons tousjours quelque chose à faire et à retrancher en nous. Certes, nous ne serons jamais parfaittement gueris que nous ne soyons en Paradis; car si nous corrigeons maintenant un defaut, tantost il en faudra corriger un second, et puis il en viendra d'autres. Nous devons donques reprendre nostre cœur tout doucement et luy faire embrasser amoureusement tous les moyens propres à nostre avancement, taschant de nous orner de belles habitudes pour paroistre devant nostre celeste Espoux et luy estre aggreables. Les habitudes sont les habits de l'esprit comme les habits exterieurs le sont du corps.

            Helas! je considere la fidelité que nous avons tous jurée à la divine Majesté aux saints fonts du Baptesme et comme il s'en trouve peu qui la gardent! Voyez, je vous prie, ces deux Saints dont nous celebrons aujourd'huy la feste, saint Cosme et saint Damien, lesquels subirent tant de tourmens et aymerent mieux mourir que de fausser la foy et loyauté deuë à leur Createur, disant un petit ouy. Nous en devrions tous faire de mesme si nous estions tels que nous devons estre.

            Retournons maintenant à nos beatitudes et parlons un peu de la pauvreté d'esprit. Que pensez-vous que ce soit, la pauvreté d'esprit? Ce n'est autre chose que la tres sainte humilité, parce que la richesse d'esprit c'est la vanité, l'orgueil et presomption qui font que nous nous enflons et estimons estre riches, quoy qu'à la verité nous soyons tres pauvres. L'humilité nous est tellement necessaire, que sans icelle nous ne pouvons estre aggreables à Dieu ni avoir aucune autre vertu, pas mesme la charité qui perfectionne tout, car elle est si conjointe à l'humilité que ces deux vertus ne peuvent estre separées; elles ont une si grande sympathie ensemble que l'une ne va point sans l'autre. Si vous me dites que vous avez la charité et que vous n'avez pas l'humilité, je vous respondray que vous mentez; si vous [224] asseurez que vous avez l'humilité et que vous n'avez pas la charité, vous ne dites rien qui vaille. L'humilité est une petite vertu et la moindre de toutes en apparence, qui, de sa condition et nature, penche tousjours en bas parce qu'elle se cache et aneantit au fond de la terre et du neant; la charité c'est la premiere, la plus excellente et la plus relevée, car elle embrasse Dieu, et neanmoins elle se veut unir à l'humilité avec laquelle elle est mariée.

            Lors que les mondains voyent une personne devote ils disent incontinent qu'elle est sainte; et si vous leur demandez: Pourquoy est-elle sainte? Parce, vous respondront-ils, qu'elle demeure long temps aux eglises, qu'elle recite quantité de chapelets et entend beaucoup de Messes. Cela est bon; mais encores, pourquoy est-elle sainte? Parce qu'elle communie si souvent. Voyla qui est bon; mais pourquoy encores est-elle si sainte? Parce qu'elle jette tant de larmes en l'oraison. Cela est bon quand Dieu les donne; mais que fait-elle encores pour estre si sainte que vous dites? Elle donne souvent l'aumosne. Bon, tout cela est bon; mais a-t-elle de la charité et de l'humilité? car si elle n'en a, je ne fais point d'estat de tout le reste; ses vertus ne sont que des fantosmes et non des vrayes et solides vertus. Regardez cet Evesque de l'Apocalypse qui disoit en soy mesme: Je suis riche et sçavant, je suis eloquent, je suis eslevé en dignité. Nostre Seigneur voyant sa presomption luy fit escrire une petite lettre par laquelle il luy mandoit: Tu penses estre riche, mais tu es tres pauvre, tu es miserable. (Il y a des pauvres qui ne sont pas miserables parce qu'ils sont sains, forts et gaillars, de sorte qu'ils peuvent gaigner leur vie.)

            Plusieurs diront à Nostre Seigneur au jour du jugement: Seigneur, nous avons fait des miracles en ton nom, nous avons gueri les malades en ton nom, nous avons ressuscité des morts en ton nom. Et nostre Sauveur leur respondra: Je ne vous connois point, ouvriers d'iniquité. Vous avez, de vray, fait toutes ces choses là en mon nom, mais non pas selon mon [225] nom; c'est pourquoy je ne vous connois point, et vous n'aurez aucune recompense ni part avec moy. En fin, mes cheres Soeurs, vous voyez que sans l'humilité et la charité nous ne sommes rien. Cet Evesque avoit de vray des grans talens et richesses interieures, mais parce qu'il n'avoit pas ces deux vertus et qu'il estoit enflé d'orgueil et de vanité en soy mesme, devant Dieu il est pauvre et vuide de tout bien. Si vous pensiez avoir la charité sans l'humilité vous vous tromperiez, car ce seroit faire comme celuy qui voudroit poser le couvert d'une mayson sans avoir auparavant fait le fondement et les murs; il seroit certes un grand sot. La charité est le couvert et le toit de tout l'edifice de la perfection chrestienne et l'humilité en est le fondement, de sorte qu'elle vient en l'ame devant la charité pour luy preparer le logis.

            La sainte et vraye humilité fait que l'ame se tient fort rabaissée devant Dieu. Et non seulement devant Dieu, car cela est facile (il est bien aysé à une mouche de se tenir pour rien au respect d'un elephant), mais devant les creatures; s'estimant la moindre et la plus imparfaite de toutes, elle s'aneantit, s'abaisse, se tient pour vile, abjecte et denuée de tout bien. Non seulement elle se reconnoist pour telle en soy mesme, mais ce qui est plus parfait, elle veut, desire et se resjouit que tout le monde la regarde et traitte pour telle. Il y en a encores plusieurs qui se croyent miserables, imparfaites, viles et abjectes, mais celles qui veulent estre traittées pour telles sont rares. C'est cette humilité qui a fait enfuir du monde ces ames religieuses pour s'aller cacher en la sainte Religion. Voyant qu'elles n'estoyent rien qui vaille et qu'elles ne meritoyent pas que le monde les regardast, elles se sont retirées pour estre estimées de luy viles et abjectes.

            Ne sçavez-vous pas que le grand saint Paul dit que luy et les autres Apostres, parce qu'ils servoyent leur Maistre et mesprisoyent le monde, estoyent reputés des mondains comme les excremens du monde, les balayeures et peleures des pommes, qui sont des choses si viles et que l'on jette là? Voyez comme il parle, ce divin [226] Apostre: J'ay reputé toutes choses fange et ordure pour gaigner Jesus Christ et sa bonne grace. Ainsy, à l'imitation de ce vaysseau d'election, ces ames religieuses ont reputé tout ce qui estoit au monde fange et ordure, car elles ont tout quitté: leurs parens, leurs richesses et les contentemens qu'elles pouvoyent esperer, pour se retirer dans le monastere à fin de gaigner Nostre Seigneur et sa bonne grace en s'adonnant à la prattique de la sainte humilité, par laquelle elles se rendront dignes de recevoir les faveurs de leur divin Espoux.

            C'est certes la premiere vertu qu'il faut avoir lors qu'on entre en Religion, autrement l'on n'y trouvera aucun contentement. On doit s'estimer vil, pauvre et vuide de tout bien, et y venir avec cette croyance que l'on n'est rien, que l'on ne vaut rien; c'est pourquoy on se cache, comme ne meritant pas d'estre regardé de Dieu ni des creatures. Lors que quelque personne de qualité entre en une mayson honnorable, les damoyselles qui y sont se vont cacher l'une deçà, l'autre delà, parce qu'elles ne sont pas parées selon leur desir; ainsy ces ames religieuses s'enfuyent en la Religion, de peur qu'on ne les voye, parce qu'elles pensent n'avoir rien qui merite qu'on les regarde et qu'on tienne compte d'elles. Elles ont presque tousjours la veue baissée en terre, pour voir d'où elles sont venues, pour s'aneantir et humilier. Elles sont bien au contraire de ces damoyselles du monde, lesquelles pour estre bien accommodées, s'en vont enflées d'orgueil et de vanité, la teste levée, les yeux ouverts, desirans estre remarquées des mondains.

            Quand je vois que la plus grande partie des hommes ne respirent rien moins que l'humilité, qu'ils la fuyent pour rechercher les honneurs, les charges relevées et les grandes dignités, qu'ils sont pleins de presomption et de superbe, mon Dieu, cela m'est insupportable! Et ne sçavez-vous pas, o mondains, que le mauvais riche pour s'estre enflé d'orgueil, comme il tesmoigna en mesprisant le pauvre Lazare, est maintenant aux enfers pour toute eternité? Mais lors que ces personnes du monde vont [227] un peu aux eglises entendre la sainte Messe, qu'elles communient à Pasques et font quelque aumosne, elles pensent pour cela estre saintes, tellement qu'il ne faut plus que les canonizer et les mettre sur les autels. Sçavez-vous pas, pauvres gens, que puisque vous n'avez point de charité et d'humilité tout cela n'est rien?

            D'où pensez-vous que viennent ces relasches et desordres de certaines maysons religieuses? C'est certes parce que l'humilité n'y est pas. Et pourquoy pensez-vous que l'humilité n'y est pas? C'est parce que cette infortunée parolle tien et mien n'en est pas bannie; car dès que la communauté et pauvreté n'est pas observée, la presomption et superbe y entre aussi tost, d'autant qu'il n'y a rien qui nous enfle tant que les richesses, par lesquelles nous avons dequoy dire tien et mien. La sainte pauvreté sert grandement pour nourrir et conserver l'humilité, parce qu'il n'y a rien qui nous humilie et abaisse tant que d'estre pauvre, de sorte que l'humilité est tenue fort à couvert par le moyen de la pauvreté et communauté.

            C'est pourquoy tous les anciens Peres et instituteurs de Religions ont tousjours tasché d'establir la communauté de biens en leurs congregations et monasteres. Voyez le grand saint Augustin comme il veut qu'elle soit exactement observée, car il defend tres absolument que l'on ayt «chose quelconque, pour petite qu'elle soit,» non pas mesme une epingle en particulier, ains que tout soit en commun, en sorte que ce mot de tien et mien en soit entierement banni; que les portions et tout le reste soit esgal autant que la necessité le pourra permettre, parce qu'es Religions où toutes choses ne sont communes il y a des portions particulieres. En fin la pauvreté n'y estant pas, il n'y a par consequent point d'humilité, car ces deux vertus sont fort unies ensemble, l'une servant grandement à conserver et maintenir l'autre, comme j'ay desja dit. Il ne se trouve presque personne qui veuille estre pauvre, c'est pourquoy il y en a si peu qui soyent humbles.

            Le grand saint François aymoit uniquement cette vertu de pauvreté, et beaucoup plus qu'un amant n'ayma [228] jamais son amante, et que le grand Alexandre n'ayma jamais ses richesses. Bienheureuses sont donques les ames auxquelles Dieu a fait tant de misericorde que de les avoir appellées à une Religion où la sainte communauté est exactement observée, car elles ont certes plus de moyens et de facilité pour acquerir la tres sainte humilité; et partant, ayant l'humilité elles ont par consequent la vraye pauvreté d'esprit à laquelle est jointe et attachée la felicité eternelle, puisque Nostre Seigneur et Maistre la leur a promise disant: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, c'est à sçavoir les humbles, d'autant que le Royaume des cieux est à eux.

            Toutes les ames religieuses sont en l'estat de perfection, quoy que pour cela elles ne soyent pas tousjours toutes en la perfection. Le grand saint Louys roy de France n'estoit pas en l'estat de perfection; il estoit pourtant en la perfection et en un degré fort eminent et relevé, comme l'on sçait. Il importe peu qu'on soit en l'estat de perfection ou non, pourveu qu'on soit en la perfection. Helas! voyez comme les mondains se comportent quand ils veulent mettre quelques uns de leurs enfans en Religion: ils regardent pour l'ordinaire d'y mettre les plus laids, inutiles et contrefaits, quoy que Nostre Seigneur veuille tousjours le plus beau et le meilleur, comme il est aussi raysonnable de le luy donner. Et pourquoy font-ils cela ? Parce qu'ils tiennent les Religieux comme les excremens, balayeures et peleures de pommes. Mais en fin ces ames estans ainsy reputées du monde, elles sont aymées et cheries de leur Espoux celeste, aux yeux duquel elles sont trouvées aggreables par le moyen de leur humilité et charité, par lesquelles vertus elles s'unissent à luy.

            Or, pour abreger et reduire tout en un seul point, je desire de vous donner une methode par laquelle vous pourrez facilement mettre en prattique tout ce que nous avons dit cy dessus. C'est qu'il vous faut cent et cent fois la journée toucher Nostre Seigneur crucifié. Toucher une chose avec la main, qu'est-ce sinon appliquer la main à cette chose? De mesme, toucher une chose avec l'esprit [229] c'est y appliquer son esprit: je veux donques dire qu'il nous faut appliquer nostre esprit à voir et considerer Nostre Seigneur crucifié. Si nous touchons son chef, nous trouverons sa teste couronnée d'espines poignantes, qui sont entrées dans icelle et en font sortir et ruisseler abondance de sang qui descoule au long de son divin visage. Si nous touchons ses mains sacrées, nous les trouverons percées de gros clous. Si nous touchons son pretieux corps, nous le trouverons tout meurtri, noir et couvert de playes, par lesquelles de tous costés il verse son sang pour nous laver de nos iniquités. Si nous touchons son cœur, nous le trouverons tout enflammé et embrasé d'un amour incomparable envers nous, sa divine poitrine toute consumée de l'ardeur de ce feu de nostre Sauveur et Maistre. En fin, touchant cet amour infini, comme se pourroit-il faire que nous ne l'aymassions reciproquement? Comment pourrions-nous toucher et voir son humilité extreme, sans nous humilier et nous aneantir nous mesme? Touchant sa patience, douceur et benignité, nous deviendrons patiens, doux et benins. En fin, si nous touchons Nostre Seigneur crucifié ça bas en terre, nous toucherons eternellement ce grand Dieu glorifié là haut au Ciel, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [230]

 

XXVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge

 

21 novembre 1619

 

            L'Evangile que la sainte Eglise nous propose en la feste d'aujourd'huy est composé de deux parties qui tendent toutes deux à la louange de la tres sainte Vierge, de laquelle nous celebrons la Presentation au Temple. La premiere est que Nostre Seigneur preschant, une femme se prit à crier tout haut, luy parlant en cette sorte: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées. A quoy il respondit: Bienheureux sont ceux qui oyent, qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Et cecy est la derniere partie, sur laquelle je m'arresteray principalement parce qu'elle est plus à la gloire de la tres sacrée Vierge.

            Nostre divin Maistre nous le donne à entendre par la replique qu'il fit à cette femme, car si bien la premiere louange estoit inspirée par le Saint Esprit mesme, elle estoit neanmoins prononcée par une creature. Mais comme si le Sauveur eust voulu encherir et non pas diminuer la louange que l'on rendoit à sa tres sainte [231] Mere, il poursuit le cantique d'honneur qui estoit entonné par sainte Marcelle à la faveur de Nostre Dame, disant: Il est vray, mais plus heureuse encores est-elle d'avoir escouté la parole de mon Pere et de l'avoir gardée. C'est un honneur tres grand sans doute de m'avoir porté dans son ventre et nourri du lait descoulant de ses mammelles, moy qui suis la pasture des Anges et des hommes là haut en la gloire celeste; cependant cela n'a pas esté le fondement de sa beatitude, ains d'avoir tousjours esté obeissante à la volonté de mon Pere. La felicité n'est pas attachée à la dignité ni donnée selon icelle, ains selon la mesure de l'union que nous avons avec la divine volonté; de façon que si l'on pouvoit separer la dignité de Mere de Dieu d'avec la parfaite sousmission qu'avoit la tres sacrée Vierge à sa sainte volonté, elle auroit eu le mesme degré de gloire et la mesme felicité qu'elle a maintenant au Ciel. Or, cela soit dit comme en passant.

            Nostre Dame a eu trois grans privileges au dessus de toutes les pures creatures: le premier est qu'elle a tousjours esté tres obeissante à la volonté de Dieu, c'est à dire à sa parole, et cela dès l'instant de sa conception, sans jamais varier ni discontinuer, non pas mesme un seul moment. Elle ne fut jamais sujette au changement et ne peut jamais se desprendre de cette premiere union et adhesion qu'elle fit alors de sa volonté avec celle de Dieu. Cette faveur ne fut accordée à nulle autre pure creature, non pas mesme aux Anges, car ils peurent changer et se departir de la grace qu'ils avoyent receue de la divine Majesté à leur creation. Qu'ainsy ne soit, la cheute de Lucifer et de ses adherens le monstre assez. Et quant aux hommes, qui peut estre homme et ignorer qu'il ne soit changeant et variable? L'experience s'en fait tous les jours en nous mesme. Quel est celuy qui soit tousjours d'une mesme humeur? A cette heure nous voulons une chose, tantost nous ne la voudrons plus, mais nous en desirerons une autre; dans peu de temps nous sommes joyeux et puis tristes, en somme ce n'est qu'un perpetuel changement. [232]

            Nostre Dame ne peut jamais descheoir de la premiere grace qu'elle receut de la souveraine Majesté parce qu'elle alla tousjours adherant à la divine volonté, si qu'elle meritoit sans cesse de nouvelles graces; et plus elle en recevoit, plus son ame se rendoit capable d'adherer à Dieu, en sorte qu'elle s'unissoit plus que jamais et affermissoit sa premiere conjonction avec luy. Si donc on peut trouver du changement en la tres sainte Vierge, ce n'est que pour s'unir davantage et croistre autant qu'il se pouvoit en toutes sortes de vertus pour rendre invariable la resolution qu'elle avoit faite d'estre toute à Dieu. Pour cela elle voulut se retirer au Temple, non qu'elle en eust besoin pour elle mesme, ains pour nous enseigner que nous autres estans sujets au changement, nous nous devons servir de tous les moyens possibles pour bien affermir et conserver nos bonnes resolutions tant interieures qu'exterieures. Quant à elle, il suffisoit, pour perseverer en son bon propos, qu'elle se fust donnée à Dieu dès le premier moment de sa vie, sans qu'elle eust besoin pour cela de sortir de la mayson de son pere; elle n'avoit rien à craindre que les objets exterieurs la peussent jamais divertir; mais, comme une bonne Mere, elle nous vouloit enseigner que nous ne devions rien negliger pour bien asseurer nostre vocation, ainsy que saint Pierre nous exhorte.

            La Sainte Vierge eut l'usage de rayson dès l'instant de sa conception, et au mesme instant elle vit comme la divine Bonté la preserva du precipice du peché originel, où elle alloit tomber si sa main toute puissante ne l'eust retenue. Pour reconnoissance de cette grace, elle se dedia et consacra dès lors si absolument à son service, que la parole qu'elle donna à la divine Majesté fut irrevocable. Mais nonobstant cela, elle tint l'espace de trois ans sa resolution close et couverte sous les apparences de l'enfance. Je dis sous les apparences, parce qu'en effect elle n'estoit point enfant, ains ayant l'usage de rayson, elle menoit une vie purement contemplative; c'estoit un si sage enfant qu'il ne s'en peut jamais imaginer un semblable, excepté son Fils bien aymé. Estant parvenue [233] à l'aage de trois ans, elle fut apportée une partie du chemin dès Nazareth en Hierusalem, et l'autre partie elle y vint avec ses petits pas. On rapporte que c'estoit chose belle à voir comme elle montoit joyeusement les quinze marches du Temple.

            Nous voicy en la seconde partie de nostre discours. Saint Joachim et sainte Anne la portoyent vrayement pour satisfaire au vœu qu'ils avoyent fait à Dieu de la luy offrir dans son Temple; mais cette benite Enfant y venoit aussi poussée de sa propre volonté, et, bien que pour se tenir dans les bornes de l'enfance elle ne l'eust point manifestée, l'heure neanmoins luy tardoit fort de se voir absolument toute consacrée au service de la divine Majesté. Elle venoit avec un cœur nompareil se donner à Dieu sans reserve, et semble que si elle eust osé, elle eust dit volontiers aux bonnes dames qui eslevoyent ces filles qu'on dedioit au Seigneur dans le Temple: Me voyci entre vos mains comme une boule de cire, faites de moy tout ce que vous voudrez, je ne feray nulle resistance. Aussi estoit-elle si maniable et sousmise qu'elle se laissoit tourner à toute main sans jamais tesmoigner nulle volonté de cecy ou de cela, se rendant tellement condescendante qu'elle ravissoit en admiration.

            Elle commença dès lors à imiter son Fils qui devoit estre si sousmis à la volonté d'un chacun, que si bien il estoit à son pouvoir de resister à tous, il ne le voulut pourtant jamais faire. Au commencement de sa Passion il monstra sa toute puissance lors que, comme lion de la tribu de Juda, il se prit à rugir cette parole: Ego sum, c'est moy, quand les Juifs le cherchant, il leur demanda: Qui cherchez-vous? Ils luy respondirent: Jesus de Nazareth. C'est moy, dit-il; et par ce mot il renversa tous ses ennemis par terre. Mais soudain, les ayant fait relever, il cacha derechef sa toute puissance sous le manteau d'une sainte mansuetude et debonnaireté; si que dès lors ils l'empoignerent et le conduisirent à la mort sans que plus ils vissent en luy aucune resistance, leur permettant de non seulement le tondre comme un doux aignelet, mais encores de luy [234] oster jusqu'à sa propre peau. La sacrée Vierge prevoyant tout cecy, se sousmet sans reserve quelconque, se donne et s'abandonne totalement à la merci de la divine volonté.

            C'est icy le second privilege qu'elle a eu au dessus de toutes creatures, car jamais nulle ne se donna si parfaitement et absolument qu'elle à la divine Majesté. Elle obeit plus parfaitement à la parolle de Dieu que nulle autre, aussi se donna-t-elle plus absolument à luy que nulle autre. Qui donne tout ne se reserve rien. Mais qu'est-ce, je vous prie, que nous donner tout à Dieu? C'est ne se reserver aucune chose qui ne soit pour Dieu, non pas mesme une seule de nos affections ou de nos desirs. Et qu'est-ce que Dieu demande de nous? Escoutez-le, de grace, ce sacré Sauveur de nos ames: Mon enfant, donne-moy ton cœur, va-t-il repetant à un chacun de nous.

            Mais, me dira-t-on, comment cela se peut-il faire que je donne à Dieu mon cœur qui est tout plein de pechés et d'imperfections? comment pourroit-il luy estre aggreable, puisqu'il est tout rempli de desobeissances à ses volontés? Hé, pauvre homme, de quoy te fasches-tu? pourquoy refuses-tu de le luy donner tel qu'il est? N'entens-tu pas qu'il ne dit point: Donne-moy un cœur pur comme celuy des Anges ou de Nostre Dame, mais: Donne-moy ton cœur? C'est le tien propre qu'il demande; donne-le tel qu'il est. Car, helas! ne sçavons-nous pas que tout ce qui est remis entre ses mains divines est converti en bien? Ton cœur est-il de terre, de boue ou de fange, ne crains point de le remettre entre les mains de Dieu; quand il crea Adam il prit bien un peu de terre et puis il en fit une ame vivante. As-tu un cœur bon? donne-le tel qu'il est, car c'est ce que la divine Bonté demande. Il ne veut sinon ce que nous sommes et ce que nous avons.

            En l'ancienne Loy Dieu avoit ordonné qu'un chacun visitast son Temple, mais il defendit que personne n'y vinst les mains vuides, ni pauvres ni riches. Pourtant il ne vouloit pas que tous fissent une esgale offrande, car il vouloit que les riches, comme opulens, offrissent selon [235] leurs richesses et les pauvres, selon leur pauvreté; de sorte qu'il ne se fust pas contenté si les riches eussent fait des offrandes convenables aux pauvres, parce que cela eust ressenti l'avarice, non plus qu'il n'eust pas esté content que les pauvres eussent fait l'offrande des riches, d'autant que c'eust esté presomption. Que les seculiers viennent offrir à la divine Majesté l'affection et la volonté qu'ils ont de suivre ses commandemens; Dieu s'en contentera et ils seront bien heureux, puisque s'ils les observent fidellement ils seront sauvés. Mais que les ames riches en saintes pretentions de faire de grandes choses pour Dieu ne viennent pas apporter l'offrande des pauvres, car il ne s'en contenteroit pas. Le Seigneur vous a enrichies de sa grace, il veut que vous luy apportiez ce que vous avez.

            Nostre Dame fait aujourd'huy une offrande telle que Dieu desirait, car outre la dignité de sa personne qui surpasse toutes les autres apres son Fils, elle offre tout ce qu'elle est et tout ce qu'elle a; et c'est ce que Dieu demande. Oh que bien heureux sommes-nous donques nous autres, qui, par le moyen des vœux que nous avons faits, luy avons tout dedié, et nos corps et nos cœurs et nos moyens, renonçant aux richesses par le vœu de pauvreté, aux playsirs de la chair par celuy de chasteté, et à nostre propre volonté par celuy d'obeissance. O mondains, jouissez, si bon vous semble, de vos biens, pourveu que vous ne fassiez tort à personne; prenez les playsirs licites et permis par la tres sainte Eglise, faites vos volontés en tant et tant d'occurrences, Dieu vous permet tout cela. Mais nous autres, gardons bien de rien reserver, car Dieu ne veut point de reserve, il veut tout; et comme il se donne tout à nous en son divin Sacrement, de mesme il nous veut tout entiers. Prenons garde qu'il ne peut pas estre trompé; si nous disons que nous voulons tout donner, faisons-le absolument, sous peine d'estre chastiés comme Ananie et sa femme Saphire qui mentirent au Saint Esprit.

             Mais il n'est pas de nous comme de Nostre Dame, laquelle s'estant une fois donnée, n'avoit nul besoin de [236] reconfirmer son offrande; car jamais elle ne discontinua, non pas mesme un seul moment, d'estre toute à Dieu et d'estre appliquée, collée et conjointe avec la divine volonté. Pour nous, au contraire, à cause de la continuelle vicissitude et varieté de nos affections et humeurs, il est necessaire qu'à toute heure, tous les jours, tous les moys et toutes les années nous reconfirmions et renouvellions les vœux et les paroles que nous avons prononcées d'estre tout à Dieu. C'est pourquoy, non seulement en la nouvelle Loy, ains en l'ancienne mesme, l'on a tousjours observé de marquer certains temps et certains jours pour encourager les hommes à renouveller leurs bonnes resolutions.

            Les Israëlites, qui estoyent le peuple de Dieu, faisoyent leur renouvellement à chaque nouvelle lune, et pour y inviter un chacun, ils celebroyent des festes solemnelles, sonnant les trompettes pour resveiller l'esprit, non en des fanfares ou choses vaines, ains apres les choses eternelles. Et la sainte Eglise, comme une sage mere, nous va presentant de temps en temps, tout le long de l'année, des festes signalées, pour nous encourager à renouveller nos bons propos. Car, je vous prie, qui est celuy qui au jour solemnel de Pasques ne se renouvelle tout entier par des saintes affections et resolutions de mieux faire, voyant Nostre Seigneur tout renouvellé en sa Resurrection? Qui est le Chrestien qui ne renouvelle point son cœur au jour de la Pentecoste, où il considere que Dieu envoye du Ciel un nouvel esprit sur ceux qui l'ayment, et au jour de la Toussaint où la sainte Eglise nous represente la gloire et felicité des Esprits bienheureux, apres laquelle nous souspirons et pour laquelle nous esperons? En fin, qui peut estre de si petit courage qu'il ne s'efforce de se renouveller au jour de Noël, où l'on voit le Sauveur de nos ames fait petit enfant tant aymable qui vient pour nous racheter?

            Mais outre toutes ces festes, ç'a esté la coustume de tous ceux qui se sont plus specialement dediés à Dieu, comme les Religieux et Religieuses, de prendre un jour particulier pour reconfirmer leurs vœux à fin de mieux [237] obeir au grand Apostre qui nous conseille de bien affermir nostre vocation. Et comme le pourrions-nous mieux faire que par des reconfirmations du dessein que nous avons et du choix que nous en avons fait? Vous avez donques, mes cheres ames, mis aujourd'huy un clou à vostre vocation par le renouvellement de vos vœux en presence de la divine Majesté, qui demande cela de vous en reconnoissance du don sacré qu'elle vous a fait à mesme temps d'elle mesme.

            Je ne puis passer au troisiesme privilege de la glorieuse Vierge. Adjoustons neanmoins encores ce mot, qui est qu'elle fut obeissante à la divine Majesté, non seulement à ses commandemens, ains à ses volontés et à ses inspirations; et c'est en quoy il faut que nous prenions garde, mes cheres ames, de l'imiter au plus pres qu'il nous sera possible. Ce que je dis parce qu'il s'en trouve fort peu qui le fassent fidellement, et beaucoup qui protestent le vouloir faire. Obeir à la volonté de Dieu c'est obeir à sa parole. Demandez, je vous prie, à un Chrestien s'il ne veut pas obeir à la parole de Dieu: Oh! sans doute je le veux. Mais escoutez Nostre Seigneur qui dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit; et cependant il s'en trouve si peu qui ne veuillent estre riches! Moy je ne me soucie point d'estre riche, mais j'ayme la pauvreté. Ouy, pourveu que rien ne vous manque. Et de cette parole du Sauveur: Bienheureux sont les debonnaires, qui est-ce qui en tient compte? Je viens du monde, et je vous puis asseurer qu'il s'en trouve bien peu qui la pratiquent. Quand on leur presche la douceur, parce que Nostre Seigneur a dit: Apprenez de moy que je suis doux et humble de cœur, il y en a peu qui ne respondent: Mais ceux qui sont doux ne se font pas assez craindre. O Dieu, si vous voulez estre redouté vous ne serez pas humble, car il n'y a rien qui soit plus contraire à l'humilité. Prenez garde que nostre divin Maistre ne voulut estre redouté qu'une fois en sa vie, ainsy que je l'ay desja touché, quand il dit à ceux qui le voulurent prendre au jardin des Olives: C'est moy. Il y en a moins encores qui veulent croire à cette [238] parole: Bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice.

            Il ne faut non plus d'exemption en cette obeissance qu'en l'offrande que Dieu veut que nous luy fassions de nous mesme, car si Nostre Dame n'eust pas esté aggreable à la divine Majesté sans cette absolue obeissance, comme Nostre Seigneur le monstre par la louange qu'il luy donna apres celle de cette benite femme mentionnée en nostre Evangile, beaucoup moins le serons-nous, nous autres. Pourtant, mes cheres Soeurs, bien que nul autre que la Sainte Vierge puisse avoir cet honneur d'estre Mere de Nostre Seigneur en effect, nous devons neanmoins tascher d'en meriter le nom par l'obeissance à la volonté de Dieu. Vous sçavez que le Sauveur preschant un jour dans le Temple les parolles de la vie eternelle, Nostre Dame estant à la porte, quelqu'un luy vint dire que sa Mere et ses freres le demandoyent (car il y avoit encores quelques uns de ses parens qu'il appelloit ses freres); à quoy il respondit: Qui est ma mere et qui sont mes freres? Ce sont ceux qui font la volonté de mon Pere qui est au Ciel………………………………………………. [239]

 

XXVII. Sermon de Profession pour la fête de saint Ambroise

 

7 décembre 1619

 

(INÉDIT)

 

            Nostre Seigneur ayant enseigné à ses Apostres la perfection de la loy evangelique, disant: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, bienheureux les debonnaires, bienheureux ceux qui pleurent, et la suite, il adjousta: Vous estes le sel de la terre; ce que l'on attribue non seulement aux Apostres, mais aussi à tous leurs successeurs, tel que fut le grand saint Ambroise duquel la sainte Eglise celebre aujourd'huy la feste. Cette mesme louange se peut donner aux Religieux et Religieuses, non comme estans successeurs immediats des Apostres quant à l'office, car tous ne preschent pas, mais ouy bien quant à la maniere de servir Dieu, en la pretention de suivre ses conseils et ses volontés, à fin de tascher d'acquerir la perfection.

            Nostre Seigneur dit donques à tous les hommes apostoliques et aux Religieux et Religieuses: Vous estes le sel de la terre. Cecy ne se doit pas entendre materiellement ains spirituellement; et pour vous le mieux faire comprendre je considere trois qualités du sel, sur lesquelles nous nous arresterons principalement. La premiere est que le sel est composé de feu, et si neanmoins il esteint le feu; la seconde, qu'il donne goust et saveur [240] à la viande; et la troisiesme, qu'il preserve de corruption et putrefaction la chair, le poisson et autres choses qui ne peuvent estre bonnement gardées sans estre salées. Cela estant donques ainsy, je ne m'arresteray pas à la premiere proprieté, car l'experience s'en fait journellement. Que le sel soit composé de feu, et qu'il esteigne neanmoins le feu, faites-en l'espreuve. Si vous en mettez un grain sur vostre langue, tout incontinent vous sentirez qu'il brusle, comme le poivre ou autres espiceries fortes; au contraire, jettez-en quelques grains dans le feu et vous verrez l'effect: s'il y a du feu à la cheminée vous le verrez tomber et s'esteindre. De mesme, si le feu du Saint Esprit, l'amour de Dieu, touche une ame et la choisit pour y faire sa demeure, vous appercevrez tout aussi tost que l'amour terrestre, caduc et perissable commencera à s'esteindre, à mourir et perir, en fin à luy quitter la place.

            Remarquez donques, je vous prie, combien il est vray que les Religieux et Religieuses sont le sel de la terre (s'entend pourveu qu'ils soyent bons Religieux), puisqu'ils ont cette premiere condition du sel. Car qui ne voit que non seulement ils ont esté touchés, mais esclairés et enflammés du feu du Saint Esprit, en sorte qu'ils n'ont autre attention que d'exterminer et aneantir l'amour charnel et perissable? Qu'est-ce, je vous supplie, qui auroit peu esteindre le feu de la convoitise des richesses ou des honneurs, que les Religieux et Religieuses renoncent pour jamais en faisant le vœu de pauvreté, s'ils n'eussent esté touchés de cette flamme sacrée et tres aymable de l'amour de Dieu, qui les a tirés d'entre le peuple pour les mettre ès lieux où plus à souhait ils peussent monstrer les effects de son infinie misericorde exercée en leur endroit? O Dieu, qu'ils sont heureux d'avoir donné entrée à ce feu celeste! car tout ainsy que le feu du ciel esteint celuy de la terre, de mesme le feu sacré exterminera et consommera celuy de la concupiscence qui regne et domine en nostre chair. Ils seront à bonne enseigne nommés successeurs du grand Apostre, puisqu'ils pourront veritablement dire: J'ay reputé [241] toutes choses de ce monde comme ordure, puanteur et en fin comme fumier, pour mieux gaigner Jesus Christ et sa bonne grace. C'est de ce feu dont Nostre Seigneur parloit lors qu'il dit: J'ay apporté le feu du Ciel en terre, et que veux-je sinon qu'il brusle? O Dieu, quelle grace d'estre touché de ce feu tres beni, car jamais plus on ne se plaist ès ardeurs qui luy sont contraires.

            La seconde proprieté du sel c'est qu'il donne goust et saveur aux viandes lesquelles sans iceluy ne sont pas propres à nostre manger, ains meritent plustost d'estre abhorrées et rejettées; car elles sont insipides, sans goust et bonnes plustost à mortifier qu'à consoler et contenter le goust de celuy qui les mange. Or, ce sel qui assaisonne tout ce que nous faisons, c'est la sagesse et discretion. Quelle plus grande sagesse, je vous supplie, que celle des Religieux qui connoissans leur foiblesse pour demeurer dans le monde, emmi les continuelles occasions de se perdre, s'en retirent pour plus à souhait servir Dieu fidellement? Ils ont esté touchés de ce feu du Saint Esprit lequel leur a fait connoistre, par un petit rayon de sa lumiere, qu'ils ont plusieurs maladies spirituelles auxquelles il faut remedier pour ne point tomber au peril de la mort eternelle.

            Les Religieux ont esté appellés d'un nom grec qui a deux significations, dont l'une vaut autant à dire que remediateur, medecin, remede et medecine. L'Eglise n'est autre chose qu'un hospital où il y a plusieurs sortes d'infirmeries pleines de malades; car les pecheurs ne sont-ce paà des malades? Mais comme aux hospitaux il y a tousjours quelque infirmerie ou chambre pour les convalescens, de mesme les Religions sont destinées aux ames relevées qui desirent grandement de se rendre quittes des maladies qu'elles ont apportées du monde et que Nostre Seigneur par sa grace leur a fait connoistre. Ces bigearreries, ces propres volontés qui ne se veulent point sousmettre, ces jugemens particuliers, ces intentions impures qui ruinent et gastent toutes nos meilleures actions, ces laschetés et cette negligence d'esprit qui n'a point de cœur pour la pretention de la perfection, [242] qu'est-ce autre chose que des maladies contractées par nostre ame en la communication que nous avons eue avec le peché?

            Or, les Religieux et Religieuses recherchent la guerison de ces maladies, car si bien ils ne sont pas tenus d'estre parfaits, ils sont neanmoins obligés de tendre à la perfection, puisque en faisant des vœux, nous autres tant ecclesiastiques que Religieux, nous nous obligeons quant et quant de tascher de tout nostre pouvoir d'acquerir la perfection et de vivre selon icelle. C'est en cette façon que tous peuvent estre appellés et estre par consequent dignes successeurs des Apostres; car si bien tous ne preschent pas et n'administrent pas les Sacremens, qui sont les remedes dont se sert la sainte Eglise pour la guerison de ses malades, tous neanmoins peuvent et doivent prescher d'exemple; et cette predication ne sera peut estre pas moins utile que l'autre. Et comme les medecins jugent que le repos et la tranquillité aydent beaucoup à recouvrer plus promptement la santé, de mesme les Religieux se retirent au port de la tranquillité qui est la Religion, pour plus aysement acquerir la santé de leurs ames qui est la sainteté.

            L'autre explication ou signification du nom qu'on leur a donné est cultivateur, qui est autant à dire que laboureur. Certes, c'est à bon droit qu'on leur a donné ce nom, car il est fort conforme à leur office. Qu'est ce que l'office du Religieux sinon de bien cultiver son esprit, pour en desraciner toutes les mauvaises productions que nostre nature depravée fait bourgeonner tous les jours, si qu'il semble qu'il soit tousjours à refaire? Et comme il ne faut pas que les laboureurs se faschent, puisqu'ils ne meritent pas d'estre blasmés, pour n'avoir recueilli une bonne prise, pourveu neanmoins qu'ils ayent eu soin de bien cultiver la terre et de bien ensemencer, de mesme le Religieux ne doit point se fascher s'il ne recueille pas si tost les fruits de la perfection et des [243] vertus, pourveu qu'il aye une grande fidelité pour bien cultiver la terre de son cœur en retranchant ce qu'il apperçoit estre contraire à la perfection à laquelle il est obligé de pretendre, et faisant ce qu'il voit devoir estre fait pour l'acquisition des vertus.

            Mais, je vous supplie, considerez un peu la folie des mondains lesquels estans fort malades n'estiment pourtant pas l'estre, ains ils se louent de la meilleure santé du monde, bien que leurs maladies soyent telles qu'ils sont prests à tomber dans la fosse de la mort eternelle. La convoitise de l'honneur brusle les uns, celle de l'avarice les autres, et d'autres le sont par la convoitise des playsirs vilains, brutaux et deshonnestes; cependant ils ne sont point malades! ou du moins ils se vantent de ne l'estre pas. Voyons, je vous prie, en quoy ils constituent leur sagesse. Ils estiment estre sages de conserver ou d'acquerir leur liberté, d'estre maistres de leur volonté; et qui a plus de cette miserable liberté est consideré comme le plus sage et le plus heureux. De là vient qu'ils tiennent pour malheureux les serviteurs parce qu'ils sont sujets à leurs maistres, et plus encores les esclaves, d'autant qu'ils ne sont pas maistres de leur liberté.

            Mais, o Dieu, que leur folie est grande de se vouloir gouverner eux mesmes! Escoutez le grand saint Bernard qui demande à l'un de ceux cy: Dis-moy, je te prie, qui est ton maistre? Je le suis moy mesme. O pauvre miserable, respond-il, tu es «gouverné par un grand fol;» puisque tu es maistre de toy mesme, tu es par consequent disciple d'un sot. Les Religieux ne veulent pas estre si insensés que ceux cy, lesquels le sont d'autant plus qu'ils ne le pensent pas estre, ains s'estiment si sages qu'ils ne tiennent nul compte des autres hommes, ne les croyant pas mesme capables de leur servir de planche, eu esgard à leur grande sagesse et preudhommie. Les Religieux ayans esté esclairés par le Saint Esprit constituent toute leur sagesse en la tres sainte sousmission, sujetion, humilité et mespris d'eux mesmes, car ils ont fort bien consideré que c'est l'abus de leur liberté qui a fait [244] descendre les Anges du Ciel et les a precipités en l'abisme de l'enfer, où ils seront eternellement esclaves de ses peines eternelles.

            Et non seulement cette liberté a ruiné les Anges, mais encores les hommes. Qu'est-ce, je vous prie, qui precipita nostre mere Eve, et apres elle nostre premier pere Adam, dans le gouffre du peché, sinon le desir de faire leur propre volonté et jouir de leur independance? Vous sçavez ce qui leur en arriva, et à nous apres eux. Escoutez le Prophete, lequel introduisant les mondains dit qu'ils ont secoué leur joug, et ayans rompu les liens de charité se sont pris à dire: Qui est nostre maistre? se voulans ainsy gouverner eux mesmes, et protestans: Nous ne servirons pas; c'est à sçavoir, nous ne dependrons de personne sinon de nostre propre volonté, et par ainsy nous jouirons de nostre liberté. Mais, o Dieu, qu'est-ce qui suit cette liberté? non autre certes qu'un eternel esclavage apres cette vie mortelle, qui est de si peu de durée au prix de l'eternelle.

            La folie des mondains fait d'autant plus connoistre et estimer la sagesse de ceux qui renoncent à leur propre liberté et s'assujettissent volontairement pour jamais. Mais quel est ce sel qui donne goust et saveur à toutes nos actions et sans lequel elles ne sçauroyent meriter que Nostre Seigneur les trouve bonnes ni aggreables à sa bonté? C'est la sainte obeissance qui les rend aussi meritoires de la vie eternelle; ouy, mesme une action qui de soy n'est nullement bonne et de nul merite, si elle est faite par obeissance elle devient bonne, et les indifferentes sont rendues meritoires et aggreables à Dieu. Certes, la pluspart des mondains font presque tout par caprice et fantasie. S'ils s'en vont dormir ils le font souventesfois par caprice; ils mangent de mesme et ainsy des autres choses. Voire, bien souvent ils font leurs prieres par caprice. Je le remarque en ce qu'on en trouve qui ne sont pas contens s'ils ne disent une grande quantité d'oraisons devant la Messe et apres, et cependant voyez les durant le temps qu'on la dit, ils s'amusent bien souvent à causer et à se distraire. Pourtant ils sçavent [245] bien que ce temps là est principalement donné pour la priere et pour rendre graces à Nostre Seigneur des mysteres qui y sont representés.

            Or les Religieux et ceux qui vivent vertueusement et sagement dans le monde n'agissent pas de la sorte, car ils ne font chose quelconque que par obeissance. S'ils se vont coucher ils le font simplement parce qu'il est expedient de donner du repos à leur corps à fin d'avoir par apres assez de force pour le travail ordinaire et necessaire pour la gloire de Dieu. Et ainsy du manger; ils n'y vont que pour la mesme fin et parce que la cloche les appelle. Et quant aux prieres, ils s'y rendent fidelles aux heures marquées, pour les faire avec la perfection qui leur est enseignée. O qu'ils sont heureux ceux cy parce qu'ils ne font rien qui ne soit aggreable à Dieu! Vous estes le sel de la terre; c'est à dire vous assaisonnez les actions mesme terrestres, et par ce moyen vous les rendez celestes.

            Pourquoy pensez-vous que le Seigneur en l'ancienne Loy eust commandé aux Israelites qu'ils se gardassent bien de luy offrir aucun sacrifice où ils ne missent du sel? Nostre divin Maistre reconfirma ce mesme commandement par sa sacrée bouche, pour nous monstrer qu'il vouloit que tous nos sacrifices fussent offerts avec une grande sagesse et consideration. Ce qu'ayant fort bien consideré, ces filles qui se viennent offrir à Nostre Seigneur en sacrifice tres aymable ont fait dessein de renoncer à leur propre liberté; ne s'estimans pas assez sages pour se conduire elles mesmes, elles se viennent abandonner entre les bras de la sainte obeissance pour demeurer à jamais sujettes et sousmises à la volonté de Dieu et de leurs Superieurs. O que c'est une grande sagesse de ne s'estimer pas assez sage pour se conduire soy mesme! Je sçay bien que si nous nous laissions gouverner par la rayson elle nous meneroit bien avant dans le Ciel; mais le peché a tellement gasté et tracassé nos puissances interieures, que la partie inferieure de nostre ame a pour l'ordinaire plus de pouvoir pour nous tirer au mal que non pas la partie superieure pour nous [246] faire tendre du costé du bien. C'est pourquoy il est fort à propos de nous lier et engager à la poursuite des biens eternels par le moyen du vœu que nous faisons de l'obeissance à la volonté de Dieu qui nous est signifiée par ses commandemens, ses conseils, nos Regles et les ordonnances des Superieurs.

            Quiconque sera plus fidelle à cette sainte sousmission sera tenu pour le plus sage. Le roy ne seroit pas reputé sage et prudent s'il ne se faisoit paisiblement obeir par ses sujets et ne gouvernoit son royaume selon la justice et l'equité comme il convient à un souverain; un marchand ne sera pas estimé sage s'il ne tasche, par le moyen de son traffic, de s'enrichir et augmenter ses moyens; et ainsy des autres. De mesme les Religieux ne seront point tenus pour sages s'ils ne recherchent de tout leur pouvoir d'aller tousjours plus avant au chemin de la perfection, puisqu'ils s'y sont obligés de leur propre mouvement, car nul ne les y a peu contraindre. C'est donques à eux que Nostre Seigneur dit: Vous estes le sel de la terre.

            Mais je considere en apres la troisiesme proprieté du sel: c'est qu'il est propre à preserver de corruption et de putrefaction ce à quoy on l'applique. Les mondains font beaucoup d'œuvres bonnes en elles mesmes, mais le sel de la bonne intention y manquant, elles viennent quasi toutes à se corrompre et à estre desaggreables à la divine Majesté. O Dieu, si nous autres qui sommes drdiés au service de la divine Bonté faisions la centiesme partie des choses que les courtisans des rois et des princes font pour eux, indubitablement nous serions tous saints. Que de veilles insupportables et autres travaux tant du corps que de l'esprit! Et cependant, ces pauvres gens perdent pour la pluspart toute leur peine, faute de relever leurs intentions et de le faire parce que les rois et les princes tiennent la place de Dieu quant aux choses temporelles, et que partant il les faut honnorer et servir de bon cœur. La droite intention est ce qui rend nos œuvres meritoires de la vie eternelle, et, comme nous avons desja dit, les œuvres indifferentes, voire mesme [247] les necessaires pour la conservation de nostre vie, sont meritoires et fort aggreables à Nostre Seigneur.

            Or, considerez combien le sont davantage les actions penibles et contraires à la nature: la mortification des passions, de la propre volonté, du propre jugement et en fin l'entier renoncement de nous mesmes pour nous laisser conduire et gouverner au gré d'autruy, nous rendre maniables, pliables et entierement sousmis en toutes occasions. Ces actions sont aussi infiniment aggreables à la divine Majesté et au Sauveur mesme qui s'est voulu rendre nostre Maistre, en nous enseignant cette prattique excellente du delaissement de nous mesmes pour nous sousmettre à autruy, et se rendant obeissant pour nous à son Pere celeste jusques à la mort de la croix. C'est cette droite intention qui amene icy ces filles pour se sacrifier à Nostre Seigneur par la resolution inviolable d'estre toutes à Dieu; elles ne se contentent pas d'observer ses commandemens, car elles ont esté touchées de cet amour du Saint Esprit qui fait qu'elles ne veulent pas seulement s'unir à Dieu par la prattique d'iceux comme le reste des Chrestiens, mais, par une pretention plus genereuse et amoureuse, elles se viennent obliger à l'observance de ses conseils et de ses volontés, pour estre tant soit peu plus unies au Ciel avec sa divine Bonté.

            O que vous estes heureuses, mille fois plus que les imperatrices et les reynes, non seulement parce qu'apres avoir esté espouses de Jesus crucifié en cette vie vous le serez de Jesus glorifié là haut en sa gloire, mais aussi parce que la Croix du Sauveur est mille fois, et sans comparaison, plus honnorable que les sceptres et couronnes et les royaumes tout entiers de ce monde perissable. Que vous avez bien conceu Nostre Dame en la veille de sa Conception! car, qu'est-ce autre chose concevoir la sacrée Vierge sinon concevoir la volonté et le desir de l'imiter en ses vertus? Elle estoit si droite en ses intentions qu'elle ne voulut point donner son consentement d'estre Mere de Dieu que premier elle n'eust consideré si c'estoit la divine volonté; mais l'ayant [248] reconneuë elle dit: Fiat; me soit fait selon ta parole. Dieu vous fasse la grace d'enfanter Nostre Dame ainsy que vous l'avez conceue, c'est à sçavoir de bien mettre en effect vos resolutions et vos desirs.

            Oh que vostre pretention est masle et genereuse, et qu'elle vous rendra grandement aggreables à la mesme Vierge, qui sera vostre protectrice pourveu que vous luy soyez fidelles. Vous allez devenir esclaves bien aymées de son Fils tres beni Nostre Seigneur, car que voulons-nous signifier quand nous jettons la croix au col de ces filles, ainsy que vous verrez tantost? Que nous les attachons à la Croix de Nostre Seigneur, pour passer le reste de leurs jours sur le mont de Calvaire à fin d'y considerer le renoncement parfait et les travaux qu'il a soufferts pour nous, nous excitant par ce moyen à cette continuelle attention de faire tout pour luy, et preserver ainsy nos actions de la corruption et putrefaction qu'elles contractent en la communication des intentions obliques et impures. Les Religieux sont donques tres justement le sel de la terre, puisqu'ils ont, comme nous venons de le dire, les qualités et conditions du sel. [249]

 

XXVIII. Sermon pour la fête de la Purification

 

2 février 1620

 

            Dieu dit comme il fait et fait comme il dit; en quoy il nous monstre qu'il ne nous faut pas contenter de bien dire, mais qu'il faut que nous ajustions les effects à nos propositions et les œuvres à nos parolles si nous luy voulons estre aggreables; et tout ainsy que son dire est faire, il veut de mesme que nostre dire soit incontinent suivi du faire et de l'execution de nostre bon propos. Pour cela, quand les anciens vouloyent representer l'homme de bien, ils se servoyent de la comparaison d'une pesche sur laquelle ils appliquoyent une feuille de pescher, parce que la pesche a la forme d'un cœur et la feuille du pescher celle de la langue. Ils signifioyent ainsy que l'homme de bien et vertueux a non seulement une langue pour dire beaucoup de bonnes choses, mais que cette langue estant appliquée sur son cœur, il ne parle sinon à mesure que son cœur le veut, c'est à sçavoir, il ne dit sinon des paroles qui procedent premierement de son cœur, qui le porte quant et quant à l'operation et aux effects de ses paroles. Pour le mesme sujet, les quatre-animaux n'avoyent pas seulement des aisles pour voler, mais aussi des mains au dessous d'icelles, à fin de nous donner à entendre que nous [250] ne nous devons pas contenter d'avoir des aisles pour voler au Ciel par des saints desirs et speculations, si avec cela nous n'avons des mains qui nous portent aux œuvres et à la prattique de nos desirs, estant chose asseurée que les seuls bons propos et saintes resolutions ne nous conduiront point en Paradis, s'ils ne sont accompagnés des effects conformes à iceux.

            Nostre Seigneur donques pour confirmer cette verité, vient aujourd'huy au Temple pour y estre offert à Dieu son Pere, s'assujettissant à l'observance de la Loy que jadis il avoit donnée à Moyse, escritte sur les tables de pierre. Il y avoit en cette Loy une grande quantité d'observances particulieres auxquelles nostre divin Maistre et Nostre Dame n'estoyent nullement obligés, car le Sauveur estant le Roy et le Monarque de toute la terre, voire du Ciel, de la terre et de tout ce qu'ils contiennent, ne pouvoit estre sujet à aucune loy ni commandement. Neanmoins, parce qu'il devoit estre mis devant nos yeux comme un souverain et incomparable patron auquel nous nous devions conformer en toutes choses, autant que la foiblesse de nostre nature le peut permettre, il voulut observer la Loy et s'y assujettir, et sa tres benite Mere à son exemple, ainsy que nous voyons en l'Evangile d'aujourd'huy, qui nous propose la purification de Nostre Dame et la presentation de Nostre Seigneur au Temple. Sur ce sujet je fais trois considerations auxquelles je ne m'arresteray pas beaucoup, ains ne feray que les toucher en passant, les laissant par apres ruminer à vos esprits, comme des animaux mondes, pour en faire une bonne et heureuse digestion. La premiere consideration est sur l'exemple d'une profonde et veritable humilité que nostre divin Sauveur et la glorieuse Vierge nous donnent; la seconde, sur l'obeissance qui est entée sur l'humilité; et en troisiesme lieu, sur la methode excellente qu'ils nous enseignent pour bien faire l'oraison.

            Et premierement, quelle humilité plus grande et plus profonde se peut-il imaginer que celle que Nostre Seigneur et Nostre Dame pratiquent en venant au Temple, [251] l'un pour y estre offert comme tous les autres enfans des hommes pecheurs, et l'autre se venant purifier? C'est chose certaine que Nostre Seigneur ne pouvoit estre obligé à cette ceremonie, puisqu'il estoit la pureté mesme et qu'elle ne regardoit que les pecheurs. Quant à Nostre Dame, quelle necessité avoit-elle de se purifier, puisqu'elle n'estoit ni ne pouvoit estre souillée, ayant receu une grace si excellente dès l'instant de sa conception que celle des Cherubins et des Seraphins ne luy est nullement comparable? car si bien Dieu les prevint de sa grace dès leur creation pour les empescher de tomber en peché, neanmoins ils n'y furent pas confirmés dès cet instant en sorte qu'ils ne peussent plus prevariquer, ains le furent par apres en vertu du choix qu'ils firent de se servir de cette premiere grace, et par la volontaire sousmission de leur franc arbitre. Mais Nostre Dame fut prevenue de la grace de Dieu et confirmée en icelle au mesme instant de sa conception, de sorte qu'elle ne pouvoit en descheoir ni pecher. Neanmoins, et l'Enfant et la Mere, nonobstant leur incomparable pureté, se viennent aujourd'huy presenter au Temple comme s'ils eussent esté pecheurs ainsy que le reste des hommes. O acte d'humilité incomparable!

            Plus la dignité des personnes qui s'humilient est grande, plus aussi l'acte d'humilité qu'elles font est estimable. O Dieu, quelle grandeur de Nostre Seigneur et de Nostre Dame qui est sa Mere! Que c'est une consideration belle, et la plus utile et profitable que nous sceussions faire que celle cy, de l'humilité que le Sauveur a si cherement aymée! Il semble qu'elle ait esté sa bien aymée et qu'il ne soit descendu du Ciel pour venir en terre que pour l'amour d'elle. C'est la plus grande de toutes les vertus purement morales, car je n'entens pas parler de l'amour de Dieu et de la charité, celle-cy n'estant pas seulement une vertu particuliere ains une vertu generale qui se respand sur toutes les autres, et dont elles tirent leur splendeur. Mais quant aux vertus particulieres, il n'y en a point de si grande ni de si necessaire que l'humilité. [252]

            Nostre Seigneur l'a tellement cherie qu'il a mieux aymé mourir que d'en laisser la prattique. Il a dit luy mesme: Il n'y a point de plus grand amour que de mettre sa vie pour la chose aymée. Or, il a vrayement donné sa vie pour cette vertu, car il a fait en mourant le plus excellent et le plus souverain acte d'humilité qui se puisse jamais imaginer. L'Apostre saint Paul, pour nous faire concevoir en quelque façon l'amour que nostre Sauveur portoit à cette sainte vertu, dit qu'il s'est humilié jusques à la mort et à la mort de la croix, comme voulant dire: Mon Maistre ne s'est pas humilié seulement pour un temps ou pour quelques actions particulieres, ains jusques à la mort, c'est à sçavoir dès l'instant de sa conception et puis tout le temps de sa vie jusques à la mort; et non seulement jusques là, mais il l'a voulu mesme pratiquer en mourant. Et encherissant cette humilité il adjouste: et la mort de la croix, mort la plus ignominieuse et pleine d'abjection sur tout autre genre de mort.

            Par ce divin exemple nous sommes enseignés qu'il ne nous faut pas contenter de pratiquer l'humilité en quelques actions particulieres ou pour un temps seulement, ains tousjours et en toutes occasions; non pas seulement jusques à la mort, mais jusques à la mortification de nous mesmes, humiliant ainsy l'amour de nostre propre estime et l'estime de nostre propre amour. Il ne se faut pas amuser à la prattique d'une certaine humilité de contenances et parolles, qui consiste à dire que nous ne sommes rien et à faire tant de reverences et d'humiliations exterieures que vous voudrez, et que sçay-je moy, choses semblables qui ne sont rien moins que l'humilité mesme. Or, celle-cy pour estre bonne, doit non seulement nous faire connoistre, mais reconnoistre pour des vrays neants qui ne meritons pas de vivre; elle nous rend souples, maniables et sousmis à un chacun, observant par ce moyen ce precepte du Sauveur qui nous ordonne de renoncer à nous mesmes si nous le voulons suivre.

            Il y en a plusieurs qui se trompent grandement en ce qu'ils pensent que l'humilité ne soit propre à pratiquer [253] que par les novices et commençans, et que dès qu'ils ont fait un peu de chemin en la voye de Dieu ils se peuvent bien relascher en cette prattique. Certes, s'estimans desja assez sages, ils se trouvent estre bien sots, car ne voyent-ils pas que Nostre Seigneur s'est humilié jusques à la mort, c'est à dire tout le temps de sa vie? O que ce divin Maistre de nos ames sçavoit bien que son exemple nous estoit necessaire, car il n'avoit nul besoin de s'abaisser, et neanmoins il a voulu perseverer à ce faire parce que la necessité estoit en nous. O que la perseverance est grandement requise en ce sujet, car combien en a-t-on veu qui ayans fort bien commencé en la prattique de l'humilité se sont perdus faute de perseverance. Nostre Seigneur n'a pas dit: Celuy qui commencera, ains celuy qui perseverera en humilité sera sauvé.

            Qu'est-ce qui fit pecher les Anges sinon le defaut d'humilité? car si bien leur peché fut une desobeissance, neanmoins, pour prendre toutes choses en leur origine, ce fut l'orgueil qui les fit desobeir. Le miserable Lucifer commença à se mirer et contempler, puis il passa de là à s'admirer et complaire en sa beauté, sur laquelle complaisance il dit: Je ne serviray point, et secoua ainsy le joug de la sainte sousmission. Il avoit bien rayson de se mirer et considerer son excellente nature, mais non pas pour s'y complaire et en tirer de la vanité. Ce n'est point mal de se considerer soy mesme pour glorifier Dieu des dons qu'il nous a faits, pourveu que nous ne passions à la vanité et complaisance sur nous mesmes. C'est une parole des philosophes, mais qui a esté approuvée pour bonne par les docteurs chrestiens: «Connois-toy toy mesme,» c'est à dire, connois l'excellence de ton ame à fin de ne la point avilir ni mespriser. Cependant il faut tousjours demeurer dans les termes et limites d'une sainte et amoureuse reconnoissance envers Dieu de qui nous dependons et qui nous a faits ce que nous sommes.

            Nos premiers peres et tous les autres qui ont peché ont presque tous esté esmeus à ce faire par l'orgueil. Nostre Seigneur, comme un bon et amoureux medecin de nos ames, prend le mal en sa racine, et au lieu de [254] l'orgueil il vient premierement planter la belle et utile plante de la tres sainte humilité, vertu qui est d'autant plus necessaire que son vice contraire est plus general entre tous les hommes. Nous avons veu comme l'orgueil s'est trouvé entre les Anges et comme le defaut d'humilité les a fait perdre pour jamais; mais voyons comme entre les hommes, plusieurs, ayans bien commencé, se sont perdus miserablement faute de perseverance en cette vertu. Le roy Saul que ne fit-il pas au commencement de son regne? L'Escriture dit qu'il estoit en l'innocence d'un enfant d'un an; et cependant il se pervertit de telle sorte par son orgueil qu'il merita d'estre reprouvé de Dieu. Quelle humilité Judas ne tesmoigna-t-il pas vivant en la compagnie de Nostre Seigneur? et cependant, voyez quel orgueil il avoit en mourant; ne se voulant point humilier et faire les actes de penitence qui presupposent une tres grande et bonne humilité, il desespere d'obtenir le pardon. Superbe insupportable de ne vouloir s'abaisser devant la divine misericorde, de laquelle nous devons attendre tout nostre bien et tout nostre bonheur.

            Bref, c'est un mal commun entre tous les hommes; c'est pourquoy l'on ne peut jamais assez prescher et inculquer dans leurs esprits la necessité de la perseverance en la prattique de la tres sainte et tres aymable vertu d'humilité. Et à cette intention, Nostre Seigneur et Nostre Dame viennent aujourd'huy prendre la marque des pecheurs, eux qui ne le pouvoyent estre, et s'assujettir à la Loy qui n'estoit point faitte ni pour l'un ni pour l'autre. Humilité grande de s'abaisser ainsy. Ce n'est pas grand chose ni un abaissement de grande importance que celuy que font les petits en comparaison de celuy des geants. Les chats, les rats et autres telles bestes qui ont presque le ventre rampant sur la terre n'ont pas grande difficulté de se relever quand ils sont une fois cheus ou affaissés; mais les elephans, quand ils sont une fois baissés ou tombés, ils ont une tres grande peine et difficulté à se relever et se remettre sur pied. De mesme ce n'est pas grand chose de nous voir [255] abaisser et humilier nous autres qui ne sommes que des neants et qui ne meritons que l'abjection et l'aneantissement; mais nostre cher Sauveur et la sacrée Vierge qui sont comme des geants d'une grandeur et hauteur incomparable, leurs humiliations sont d'un prix inestimable. Dès qu'ils se furent une fois humiliés, ils persevererent tout le temps de leur vie et ne se voulurent plus relever; car Nostre Seigneur, et sa tres benite Mere à son imitation, s'humilia jusques à la mort et la mort de la croix. Mais nous autres miserables qui, comme des rats, des chats et autres tels animaux, ne faisons que ramper et nous traisner sur la terre, dès que nous nous sommes abaissés ou humiliés en quelques legeres occurrences, nous nous relevons tout incontinent, faisons les hautains et recherchons d'estre estimés quelque chose de bon.

            Nous sommes l'impureté mesme, et nous voulons qu'on nous croye purs et saints; folie grande à la verité plus qu'il ne se peut dire. Nostre Dame n'a point peché, neanmoins elle veut bien estre tenue pour pecheresse. Prenez, je vous prie, une fille d'Eve: comme quoy n'est-elle pas ambitieuse de l'honneur et de se faire estimer? Certes, si bien ce mal est general entre les hommes, cependant il semble que ce sexe y soit plus enclin que tout autre. Nostre glorieuse Maistresse n'estoit nullement fille d'Eve selon l'esprit, ains seulement selon le sang, car elle ne fut jamais qu'extremement humble et rabaissée, comme elle dit elle mesme en son sacré cantique: Le Seigneur a regardé l'humilité de sa servante, c'est pour quoy toutes les nations la prescheront bienheureuse. Je sçay bien qu'elle entendoit ainsy, que Dieu avoit regardé sa petitesse et sa bassesse, mais c'est en cela mesme que nous reconnoissons davantage sa profonde et sincere humilité. Escoutez-la, de grace, comme elle se mesestima tousjours, et principalement quand l'Ange luy annonça qu'elle devoit estre Mere du Fils de Dieu: Je suis, dit-elle, sa servante. Donc, pour conclusion de ce premier point (car il faut estre court, d'autant que le sujet se presente fort souvent), nous sommes enseignés par nostre divin Maistre de l'estime que nous devons faire [256] de la tres sainte humilité qui a tousjours esté sa bien cherie. Aussi est-elle la base et le fondement de tout l'edifice de nostre perfection, lequel ne peut subsister ni s'eslever que par le moyen de la prattique d'une profonde, sincere et veritable reconnoissance de nostre petitesse et imbecillité, qui nous porte à un vray aneantissement et mespris de nous mesmes.

            Passons au second point, et disons que nostre divin Sauveur et sa tres benite Mere ont tousjours accompagné leur humilité d'une parfaite obeissance; obeissance qui eut tant de puissance sur l'un et sur l'autre qu'ils ont plus aymé mourir, et de la mort de la croix, que de manquer d'obeir. Nostre Seigneur mourut sur la croix par obeissance; et Nostre Dame, quels actes signalés n'en fit-elle pas à l'heure mesme de la mort de son Fils qui estoit le cœur de ses entrailles? car elle ne resista nullement à la volonté du Pere celeste, ains demeura ferme et constante au pied de la croix et pleinement sousmise au divin bon playsir. Nous pouvons, ainsy que nous l'avons fait pour l'humilité, dire les mesmes paroles de saint Paul: Nostre Seigneur s'est fait obeissant jusques à la mort, et à la mort de la croix; il ne fit jamais rien que par obeissance tout le temps de sa vie, ce qu'il nous manifeste luy mesme quand il dit: Je ne suis point venu pour faire ma volonté, ains celle de Celuy qui m'a envoyé. Il regardoit donques tousjours et en toutes choses la volonté de son Pere celeste pour la suivre, et non pas pour un temps, ains tousjours et jusques à la mort.

            Quant à Nostre Dame, voyez et considerez tout le cours de sa vie, vous n'y trouverez qu'obeissance. Elle a tellement estimé cette vertu, que si bien elle avoit fait vœu de virginité, neanmoins elle se sousmit au commandement qui luy fut fait de se marier. Apres, elle persevera tousjours en obeissance, ainsy que nous voyons aujourd'huy, puisqu'elle vient au Temple pour obeir à la loy de la purification, bien qu'elle n'eust nulle necessité de l'observer ni son Fils non plus, comme nous l'avons desja touché au premier point; ains c'estoit une [257] obeissance purement volontaire, et pour estre volontaire et non necessaire elle n'en estoit pas moindre. Elle a mesme si cherement aymé cette vertu, que son sacré Fils avoit entée comme un divin greffe sur le tronc de la sainte humilité, qu'elle n'en a point recommandé d'autre aux hommes. Il ne se trouve point en l'Evangile qu'elle ait parlé, sinon aux noces de Cana en Galilée lors qu'elle dit: Faites ce que mon Fils vous dira, preschant ainsy l'observance de l'obeissance. Cette vertu est compagne inseparable de l'humilité; elles ne se trouvent point l'une sans l'autre, car l'humilité fait que nous nous sousmettons à obeir.

            Nostre Dame et sacrée Maistresse ne craignoit pas de desobeir, parce qu'elle n'estoit nullement obligée à la Loy qui n'estoit point faite pour elle ni pour son Fils, ains elle craignoit l'ombre de la desobeissance; car si elle ne fust pas venue au Temple pour offrir Nostre Seigneur et pour se purifier, quoy qu'elle n'en eust point besoin, estant toute pure, l'on eust peu trouver des gens qui eussent voulu faire l'enqueste de sa vie à fin de sçavoir pourquoy elle ne faisoit pas comme le reste des femmes. Elle vient donques aujourd'huy au Temple pour lever tout ombrage aux hommes qui l'auroyent peu considerer, et pour nous monstrer encores que nous ne nous devons pas contenter d'eviter les pechés ains l'ombre des pechés, ne nous arrestans pas non plus à la resolution que nous avons faite de ne point commettre tel ou tel peché, mais fuir mesme les occasions qui nous pourroyent servir de tentation d'y tomber. Elle nous apprend aussi à ne nous pas tenir pour satisfaits du tesmoignage de nostre bonne conscience, mais à prendre soin de lever tout ombrage aux autres de se mal edifier de nous ou de nos deportemens. Ce que je dis pour certaines personnes lesquelles, estans resolues de ne point commettre quelques pechés, ne se soucient pas d'eviter les tesmoignages qu'elles rendent qu'elles les commettroyent volontiers si elles osoyent.

            O combien cet exemple que Nostre Seigneur et Nostre Dame nous donnent de la tres sainte obeissance nous [258] devroit inciter à nous sousmettre absolument et sans aucune reserve à l'observance de tout ce qui nous est commandé, et ne nous pas contenter de cela, mais observer encores les choses qui nous sont conseillées pour nous rendre plus aggreables à la divine Bonté! Mon Dieu, est-ce si grand chose de nous voir obeir, nous autres qui ne sommes nés que pour servir, puisque le Roy supreme à qui toutes choses doivent estre sujettes s'est bien voulu assujettir à l'obeissance? Recueillons donques cet exemple sacré que nous donnent le Sauveur et la glorieuse Vierge, et apprenons à nous sousmettre, à nous rendre souples, maniables et faciles à tourner à toutes mains par la tres sainte obeissance, et non pas pour un temps ni pour certains actes particuliers, ains pour tousjours, tout le temps de nostre vie jusques à la mort.

            Voyons en troisiesme lieu comme nous pouvons remarquer en l'Evangile d'aujourd'huy une excellente maniere de bien faire l'oraison. Plusieurs se trompent grandement, croyant qu'il faille tant de choses, tant de methodes pour la bien faire. L'on en voit aucuns qui sont en un grand empressement à fin de rechercher tous les moyens possibles pour trouver un certain art qu'il leur semble necessaire de sçavoir pour la bien faire, et ne cessent jamais de subtiliser et pointiller autour de leur oraison pour voir comme ils la pourront faire ainsy qu'ils desirent. Les uns pensent qu'il ne faille tousser ni se remuer, de crainte que l'Esprit de Dieu ne se retire: folie tres grande, comme si l'Esprit de Dieu estoit si delicat qu'il dependist de la methode ou de la contenance de ceux qui font l'oraison. Je ne dis pas qu'il ne faille se servir des methodes qui sont marquées; mais l'on ne s'y doit pas attacher et les affecter tellement que nous mettions toute nostre confiance en icelles, comme ceux qui pensent que pourveu qu'ils fassent tousjours leurs [259] considerations devant les affections, tout va bien. Il est fort bon de faire des considerations, mais non pas de s'attacher tellement à une methode ou à une autre qu'on pense que tout depende de nostre industrie.

            Il n'y a qu'une seule chose necessaire pour bien faire l'oraison, qui est d'avoir Nostre Seigneur entre nos bras; cela estant, elle est tousjours bien faitte de quelle façon que nous nous y prenions. Il n'y a point d'autre finesse, et sans cette condition jamais nos oraisons ne vaudront rien ni ne pourront estre receues de Dieu; car le divin Maistre l'a dit luy mesme: Nul ne peut aller à mon Pere que par moy. L'oraison n'est autre chose qu'une «eslevation de nostre esprit en Dieu,» que nous ne pouvons nullement faire de nous mesmes. Or, quand nous avons nostre Sauveur entre nos bras, tout nous est rendu facile. Voyez, de grace, le saint homme Simeon comme il fait bien l'oraison ayant Nostre Seigneur entre les siens. Laissez, dit-il, maintenant aller vostre serviteur en paix, puisqu'il a veu son salutaire et son Dieu. Ce seroit une horrible meschanceté de vouloir exclure Nostre Seigneur Jesus Christ de nostre oraison et de la penser bien faire sans son assistance, puisque c'est une chose indubitable que nous ne pouvons estre aggreables au Pere eternel sinon entant qu'il nous regarde à travers son Fils nostre Sauveur; et non seulement les hommes, mais encor les Anges, car si bien il n'en est pas le Redempteur, il est neanmoins leur Sauveur et ils ont esté confirmés en grace par luy. Et tout ainsy comme quand on regarde au travers d'un verre rouge ou violet, tout ce qu'on voit paroist à nos yeux de la mesme couleur, le Pere eternel nous regardant au travers de la beauté et bonté de son Fils tres beni nous trouve beaux et bons selon qu'il nous desire; mais sans cet artifice nous ne sommes que laideur et la difformité mesme.

            J'ay dit que l'oraison est «une eslevation en Dieu.» Il est vray, car si bien en allant à Dieu nous rencontrons les Anges ou les Saints en nostre chemin, nous n'eslevons pas nostre esprit à eux ni ne leur addressons pas nos [260] oraisons, comme l'ont voulu dire meschamment les heretiques; ains seulement nous les prions de joindre leurs oraisons aux nostres et en faire une sainte confusion, à fin que par ce sacré meslange les nostres soyent mieux receues de la divine Bonté, qui les a tousjours aggreables si nous menons quant et nous son cher Benjamin, ainsy que firent les enfans de Jacob quand ils allerent voir leur frere Joseph en Egypte. Si nous ne le conduisons avec nous, nous aurons la mesme punition dont Joseph menaça ses freres, à sçavoir qu'ils ne verroyent plus sa face et n'auroyent rien de luy s'ils ne luy menoyent leur petit frere.

            Nostre cher petit frere c'est ce beni Poupon que Nostre Dame vient aujourd'huy apporter au Temple et qu'elle remet elle mesme ou par l'entremise de saint Joseph au bon viellard Simeon. Il est plus probable que ce fut saint Joseph que non pas la sacrée Vierge, pour deux raysons, dont l'une est que les peres venoyent offrir leurs enfans, comme y ayans plus de part que la mere mesme; l'autre, que les femmes n'estans pas encores purifiées n'osoyent pas approcher de l'autel où se faisoyent les offrandes. Mais quoy qu'il en soit, il n'importe pas beaucoup; il suffit que saint Simeon receut ce tres beni Poupon entre ses bras, ou des mains de Nostre Dame ou bien de saint Joseph. O qu'heureux sont ceux qui vont au Temple disposés pour recevoir cette grace, d'obtenir de cette divine Mere ou de son cher Espoux Nostre Seigneur et Maistre, car l'ayant entre nos bras nous n'avons plus rien à desirer, et pouvons bien chanter ce divin cantique: Laissez maintenant aller vostre serviteur en paix, o mon Dieu, puisque mon ame est pleinement satisfaite, possedant tout ce qui est de plus desirable soit au Ciel soit en la terre.

            Mais considerons un peu, je vous prie, les conditions necessaires pour obtenir cette faveur de prendre le Sauveur entre nos bras et de le recevoir des mains de Nostre Dame, comme saint Simeon et Anne, cette bonne vefve qui eut le bonheur de se trouver au Temple en [261] ce mesme temps. L'Eglise nous fait chanter que saint Simeon estoit juste, qu'il estoit timoré. En plusieurs endroits de l'Escriture Sainte ce mot de timoré nous fait entendre la reverence envers Dieu et les choses de son service. Il estoit donc plein de reverence autour des choses sacrées; en apres, il attendoit la redemption d'Israël et le Saint Esprit estoit en luy. Ces quatre conditions sont necessaires pour bien faire l'oraison, puisqu'il les faut avoir premier que nous puissions tenir Nostre Seigneur entre nos bras, en quoy consiste la vraye oraison.

            Premierement, Simeon estoit juste; qu'est-ce à dire cela, sinon qu'il avoit ajusté sa volonté à celle de Dieu? Estre juste n'est autre qu'estre selon le cœur de Dieu et vivre selon son bon playsir. Quant à nous autres, nous sommes d'autant moins capables de faire la tres sainte oraison, que nous avons nostre volonté moins unie et ajustée avec celle de Nostre Seigneur. Il faut que je me fasse mieux entendre. Demandez à une personne où elle va: Je m'en vay faire l'oraison. Cela est bon, Dieu vous veuille acheminer au but de vostre desir et entreprise; mais dites-moy, je vous prie, qu'est-ce que vous y allez faire? Je m'en vay demander à Dieu des consolations. C'est bien dit; vous ne voulez donques pas ajuster vostre volonté à celle de Dieu qui veut que vous y ayez des secheresses et des sterilités? cela n'est pas estre juste. Oh! je m'en vay demander à Dieu qu'il me delivre de tant de distractions qui m'y arrivent et qui m'y importunent. Helas, ne voyez-vous pas que tout cela n'est pas rendre vostre volonté capable d'estre unie et ajustée à celle de Nostre Seigneur, qui veut qu'entrant à l'oraison vous soyez resolue d'y souffrir la peine des continuelles distractions, secheresses et degousts qui vous y surviendront, demeurant aussi contente que si vous y aviez beaucoup de consolations et de tranquillité, puisque c'est une chose certaine que vostre oraison ne sera pas moins aggreable à Dieu, ni à vous moins utile, pour estre faite avec plus de difficultés. Pourveu que nous ajustions nostre volonté avec celle de la divine Majesté [262] en toutes sortes d'evenemens, soit en l'oraison ou ès autres occurrences, nous ferons tousjours nos oraisons et toutes autres choses utilement et aggreablement aux yeux de sa Bonté.

            La seconde condition que nous trouvons estre necessaire pour bien faire l'oraison est que nous attendions, comme le bon saint Simeon, la redemption d'Israël, c'est à dire que nous vivions en l'attente de nostre propre perfection. O qu'heureux sont ceux qui vivans en attente ne se lassent point d'attendre! Ce que je dis pour plusieurs lesquels ayans le desir de se perfectionner par l'acquisition des vertus les voudroyent avoir toutes d'un coup, comme si la perfection ne consistoit qu'à la desirer. Ce seroit certes un grand bien si nous pouvions estre humbles tout aussi tost que nous avons desiré de l'estre, sans autre peine; ou bien si un Ange pouvoit un jour remplir une sacristie de vertus et de la perfection mesme, et que nous n'eussions à faire que d'entrer là dedans et nous revestir d'icelle comme nous ferions d'une robe; certes, ce seroit bien aggreable. Mais cela ne se pouvant, il faut que nous nous accoustumions à rechercher l'evenement de nostre perfection selon les voyes ordinaires, en tranquillité de cœur, faisant tout ce que nous pouvons pour acquerir les vertus par la fidelité que nous aurons à les pratiquer, un chacun selon nostre condition et vocation; et demeurons en attente pour ce qui regarde de parvenir tost ou tard au but de nostre pretention, laissant cela à la divine Providence, laquelle aura soin de nous consoler, comme saint Simeon, au temps qu'elle a destiné de le faire. Et quand mesme ce ne seroit qu'à l'heure de nostre mort, cela nous doit suffire, pourveu que nous rendions nostre devoir en faisant tousjours ce qui est en nous et en nostre pouvoir. Nous aurons tousjours assez tost ce que nous desirons, quand nous l'aurons lors qu'il plaira à Dieu de nous le donner. [263]

            La troisiesme condition est qu'il faut estre, comme saint Simeon, timoré, c'est à dire plein de reverence devant Dieu au temps de la sainte oraison. Car, en quel respect et en quelle reverence ne devons nous pas estre en parlant à la divine Majesté, puisque les Anges qui sont si purs tremblent en sa presence? Mais, mon Dieu, je ne puis point avoir ce sentiment de la presence de Dieu qui cause une si grande humiliation de toute l'ame, c'est à dire de toutes les facultés de nostre ame, en fin cette reverence sensible qui me feroit aneantir si doucement et aggreablement devant Dieu. Or, ce n'est pas de celle cy que j'entens parler, ains de celle qui fait que la partie supreme et la pointe de nostre esprit se tient basse et en humilité devant Dieu, en reconnoissance de son infinie grandeur et de nostre profonde petitesse et indignité. O qu'il faisoit bon voir le respect avec lequel ce saint homme Simeon tenoit le divin Enfant entre ses bras, puisqu'il avoit la connoissance de la souveraine dignité de Celuy qu'il tenoit!

            En quatriesme lieu, il est dit que le Saint Esprit estoit en saint Simeon et qu'il faisoit sa demeure en luy; ce fut pour cela qu'il merita de voir Nostre Seigneur et de le tenir entre ses bras. Il est donques necessaire que nous donnions place en nous au Saint Esprit, si nous voulons que Nostre Dame ou saint Joseph nous donne à tenir et porter entre nos bras ce divin Sauveur de nos ames auquel consiste tout nostre bonheur, puisque nous ne pouvons avoir acces vers son Pere celeste que par son entremise et par sa faveur. Or, que faut-il faire pour donner place en nous au Saint Esprit? L'Esprit du Seigneur a esté respandu sur toute la terre; mais pourtant il est dit en un autre endroit qu'il n'habite point en un cœur feint et dissimulé. Grand cas que ce divin Esprit ne fasse nulle reserve pour n'habiter point en nous, que celle de la feintise et artifice! Il faut donc estre simples et naïfs, si nous voulons qu'il vienne en nous, et par apres Nostre Seigneur; car le Saint Esprit semble estre le fourrier de nostre Sauveur Jesus Christ, et comme il procede de luy de toute eternité entant que [264] Dieu, il semble qu'il luy rende son change, Nostre Seigneur procedant de luy entant qu'homme.

            Que nous reste-t-il donc plus à dire maintenant, sinon qu'ayant dès cette vie perissable et mortelle le Saint Esprit en nous, nous tenant en grand respect et reverence devant la divine Majesté en attendant avec sous-mission l'evenement de nostre perfection et ajustant, autant qu'il nous sera possible, nostre volonté à celle de Dieu, nous aurons le bonheur de porter le Sauveur entre nos bras, et au moyen de cette grace nous serons bienheureux eternellement. Amen. [265]

 

XXIX. Sermon pour le Vendredi-Saint

 

17 avril 1620

 

            Le grand Apostre saint Paul, predicateur de la Croix de Nostre Seigneur, raconte qu'estant allé un jour en la ville d'Athenes il fit de ses yeux le rencontre d'un autel qui avoit pour tiltre: Au Dieu inconneu. Je rencontray de mes yeux, dit-il, un autel dedié au Dieu inconneu; et de là il print occasion de prescher aux Atheniens quel estoit ce Dieu inconneu qu'ils adoroyent. O bien aymés et tres chers Atheniens, leur disoit ce grand predicateur de la Croix, ce Dieu que vous ne connoissez point encores et que tout maintenant je vous veux faire connoistre n'est autre que Dieu le Pere tout puissant, qui a envoyé son Fils ça bas en terre pour prendre nostre nature humaine; en icelle, bien qu'il fust Dieu comme son Pere, de mesme nature et essence que luy, ce divin Fils a neanmoins souffert la mort, et la mort de la croix, pour satisfaire à la justice de Dieu son Pere justement indigné contre les hommes en suite du peché de nos premiers parens, peché qui nous eust sans doute causé à tous la mort eternelle. Les Atheniens, comme la pluspart des hommes de ce temps-là, reconnoissoyent plusieurs dieux, mais en fin ils confessoyent qu'entre tous ceux-là il y en avoit un qu'ils ne connoissoyent point.

            Le grand Apostre donc print sujet de cette inscription pour leur faire une excellente predication, leur donnant à entendre avec des termes admirables quel estoit ce Dieu qu'ils ignoroyent encores. Et moy, mes tres cheres [266] Sœurs, ayant à vous entretenir icy quelque peu de temps, j'ay jetté les yeux de ma consideration sur le tiltre que j'ay veu non au dessus de l'autel des Atheniens, mais au dessus de cet autel incomparable sur lequel nostre Sauveur et Maistre s'est offert pour nous à Dieu son Pere en sacrifice tres aggreable et d'une suavité nompareille, autel qui n'est autre que la Croix, laquelle despuis a tousjours esté honnorée comme tres pretieuse et adorable. Or, ayant consideré le tiltre placé sur icelle, j'ay pensé qu'à l'imitation du predicateur de la Croix, je ne devois pas rechercher autre sujet pour fondement de ce que je vous devois dire. Non pas que je vous veuille parler d'un Dieu inconneu, car grace à sa bonté nous le connoissons; mais certes, je pourrois bien parler d'un Dieu mesconneu. Nous ne vous ferons donc pas connoistre, mais nous vous ferons reconnoistre ce Dieu tant aymable qui est mort pour nous.

            Oh que c'est une chose utile que cette reconnoissance! Car veritablement, au dire de plusieurs, Abraham, Isaac et Jacob eussent eu quelque excuse s'ils n'eussent pas reconneu la divine Majesté, d'autant qu'ils ne l'avoyent pas conneue si clairement que nous, qui sommes hors d'excuse, ayans appris de Dieu mesme ce qu'il est, par la divine bouche de Nostre Seigneur qui est, comme nous avons dit, un mesme Dieu avec son Pere. Les Chrestiens seront inexcusables de ne l'avoir pas aymé et servi de tout leur cœur, puisqu'ils ont esté si bien enseignés combien il est aymable et comme cherement il les a aymés en donnant sa vie pour eux.

            Or je n'entens pas vous parler, mes cheres Sœurs, avec combien d'ignominies, de douleurs, d'amertumes, d'angoisses, de vituperes, d'affronts, de mespris nostre divin Maistre souffrit la mort, ni moins vous faire un narré de la cruauté envenimée avec laquelle les Juifs l'attacherent à la croix; car vous sçavez que je vous ay tousjours fait entendre que c'est la moindre consideration en la Passion de nostre Sauveur que celle cy, et celle sur laquelle vous vous devez moins arrester, puisque l'affection de compassion sur ses souffrances est la moins utile. [267] Luy mesme a semblé nous le vouloir inculquer lors qu'il dit aux femmes qui le suivoyent de ne point pleurer sur luy, ains sur elles mesmes. Si nous avons des larmes, pleurons tout simplement, car nous ne les sçaurions jetter pour un plus digne sujet; mais ne nous arrestons pas là, passons à des considerations plus utiles selon que le requiert le patir de nostre Sauveur.

            Je reprens donques mon propos et considere le tiltre qui est posé sur le haut de la croix. O qu'il est admirable! Je suis presque ravi en le considerant. Jesus Nazarenus, Rex Judaeorum. Qui eust jamais pensé que des paroles si saintes eussent esté prononcées par la miserable bouche d'un si meschant homme qu'estoit Pilate? Pourtant elles furent tres veritables, et Nostre Seigneur les confirma pour telles en sa Passion, ainsy que nous verrons en la suite de nostre discours. C'est chose remarquable combien les Juifs dirent de belles paroles en la mort de nostre Sauveur, quoy qu'ils ne les entendissent pas et les dissent malicieusement et à mauvaise intention. Quelle sentence plus belle et plus vraye peut estre prononcée, que celle du plus meschant d'entre tous les hommes, ce miserable Caïphe: Il est requis qu'un homme meure (c'est à dire, un homme le plus excellent d'entre tous les hommes), de peur que tous les autres ne perissent, que toutes les gens ne perissent. Et les Juifs: Que son sang soit respandu sur nous et sur nos enfans. Ce qui arriva tant en la personne de plusieurs d'entre eux, comme en la conversion des Apostres et des autres disciples qui estoyent leurs enfans. Pilate ayant escrit le tiltre de la croix: Ce que j'ay escrit est escrit, dit-il; il est ainsy, reconfirmant cette verité.

            Mais que veulent donc signifier ces divines paroles? Premierement, Jesus est autant à dire que Sauveur; deuxiesmement, de Nazareth, ville fleurissante, fleurie; en troisiesme lieu, il est dit que Nostre Seigneur estoit Roy: trois qualités qui luy sont extremement bien deuës.

            Et d'abord, il est Sauveur. O combien cecy est veritable! Il est Sauveur non seulement des hommes mais [268] aussi des Anges. Tous tiennent le salut de la divine Bonté, et l'ont en vertu de la Mort et Passion de Jesus Christ; car de toute eternité il projetta cette misericordieuse pensée qu'il mourroit pour tous. Mais il faut confesser que les hommes ont un sujet d'une consolation inexplicable en cette Mort et Passion de Nostre Seigneur; car si bien il est le Sauveur des Anges il n'est pas pourtant leur Redempteur, mais ouy bien des hommes. Aussi tost que les Anges eurent peché ils furent en mesme temps confirmés en leur malice par la volontaire election qu'ils firent du mal et de ce qui pouvoit estre desaggreable à Dieu; si que dès lors il n'y eut plus d'esperance pour eux de s'en pouvoir desprendre. Dès qu'ils eurent esleu le peché ils furent rendus ses esclaves; ils furent cloués et attachés de telle façon à la perdition que jamais plus il ne leur sera possible de s'en destacher. Ils se servirent malheureusement de leur franc arbitre contre la volonté divine, c'est pourquoy ce franc arbitre a esté fait serf des peines infernales pour jamais. Mais dès que l'homme eut mangé du fruit defendu de l'arbre de science du bien et du mal, Nostre Seigneur, c'est à dire la seconde Personne de la sainte Trinité, resolut de venir racheter ce pauvre homme au prix de son tres pretieux sang, se revestant de la nature humaine qu'il unit inseparablement à sa Personne divine pour se rendre capable de patir et mourir ainsy qu'il a fait.

            O quelle pensée suave et aggreable plus qu'il ne se peut dire, quelle joye, quelle douceur de cœur, quelle delectation doit causer à l'homme cette verité, que Nostre Seigneur est son Redempteur et qu'il tient la vie de luy! La vie luy a esté donnée à fin qu'il la donnast à un chacun et que tous la tinssent de luy comme il la tenoit de son Pere. Ce n'est pas de la vie corporelle que nous entendons parler, car nul n'en peut douter, ains de la vie spirituelle. Or, Nostre Seigneur possede une vie non commune et petite, mais une vie surabondante, à fin qu'un chacun des hommes y participast et vescust de la mesme vie, qui est celle de la grace, toute parfaite et tout aymable. Mais pour nous acquerir cette vie, Nostre [269] Seigneur nous l'a achetée au prix de son sang et a livré la sienne: donques nostre vie n'est pas nostre, ains sienne, nous ne sommes plus à nous, ains à luy. Puisqu'il nous a achetés, nous sommes ses esclaves; quel heureux esclavage! Il ne faut donques plus vivre pour nous ains pour luy. O que cette rayson est puissante pour nous faire dedier totalement au service de cet amour celeste duquel nous avons esté si cherement favorisés, et si je l'ose dire, au dessus des Anges mesmes.

            Voyons maintenant comme Nostre Seigneur se monstra veritablement Sauveur et Redempteur des hommes en sa Mort et Passion. Les felons Juifs ayans presque assouvi leur cruauté barbare et inouïe sur ce tres doux Aigneau, l'ayans attaché à la croix, et vomi de leurs miserables bouches plusieurs execrables blasphemes contre sa divine Majesté, nostre Sauveur se print à crier ces divines parolles comme en contrecarrant ces injustes et indignes blasphemes: Pere, pardonnez-leur, car ils ne sçavent ce qu'ils font. Mon Dieu, que ces parolles sont admirables! Considerez, je vous prie, la douceur du cœur de nostre Maistre, et voyez comme la charité recherche des artifices pour parvenir au but de sa pretention qui est la gloire de Dieu et le salut du prochain. Mon Pere, s'escrie nostre cher Sauveur; comme s'il eust voulu dire: Je suis vostre Fils, resouvenez-vous que vous estes mon Pere, et partant que vous ne me devez rien refuser. Et qu'est-ce qu'il demande? Rien pour luy, car il s'est oublié soy mesme. Il souffre beaucoup plus qu'il ne se peut jamais imaginer, mais pourtant il ne pense point à luy ni à ce qu'il endure; il fait tout au contraire de nous autres qui ne pouvons penser qu'à nostre douleur quand nous en avons, et oublions presque toutes autres choses; ouy mesme un mal de dents nous oste le souvenir de ce qui est autour de nous, tant nous nous aymons nous mesmes et nous sommes attachés à cette miserable chair.

            Les hommes pensent presque toute leur vie à ce qu'ils ont à faire à leur mort, comme quoy ils pourront bien establir leurs dernieres volontés à fin qu'elles soyent [270] bien entendues de ceux qu'ils laissent apres eux, soit leurs enfans ou autres qui doivent heriter de leurs biens. Et pour cela, plusieurs font leur testament en pleine santé craignant que l'effort des douleurs mortelles ne leur oste le moyen de manifester leurs intentions à leur trespas. Mais Nostre Seigneur sçachant qu'il mettroit sa vie et la garderoit comme et quand il luy plairoit, remit à faire son testament à la mort, testament qu'il scella et cachetta avant mesme qu'il fust escrit et prononcé.

            Les hommes, pour monstrer que ce qui est escrit est leur volonté et qu'ils entendent qu'il soit ainsy fait, le cachettent de leur sceau, mais ils ne l'appliquent qu'apres que tout est parachevé. Le Sauveur ne voulant prononcer son testament qu'en la croix et un peu avant que de mourir, appliqua neanmoins son sceau et cachetta son testament avant toutes autres choses. Son sceau n'est autre que luy mesme, ainsy qu'il l'avoit fait dire à Salomon parlant en sa personne à l'ame devote: Mets moy comme un sceau sur ton cœur et comme un cachet sur ton bras. Il appliqua ce sceau sacré lors qu'il institua le tres saint et tres adorable Sacrement de l'autel, qu'il appelle son nouveau testament; Sacrement qui contient en soy la Divinité et l'humanité tout ensemble, et entierement la Personne sacrée de Nostre Seigneur.

            Il se posa et appliqua donques sur nos cœurs par le moyen de la tres sainte Communion comme un sceau sacré et un cachet tres aymable. Puis il fit son testament, manifestant ses dernieres volontés sur la croix un peu avant que de mourir, à fin qu'un chacun des hommes qui devoyent estre ses coheritiers au Royaume de son Pere celeste fussent grandement bien instruits, tant de ce qu'ils devoyent faire comme de l'affection incomparable qu'il avoit pour eux. Il s'oublie soy mesme pour penser premierement à eux, tant sa charité est grande, puis en apres il retournera à soy mesme.

            Son testament, mes cheres ames, n'est autre que les divines paroles qu'il prononça estant en la croix. Absorbé donques en cet amour qu'il portoit aux pecheurs, il se [271] print à amadouer son Pere celeste l'appellant Pere: Mon Pere, par donnez-leur, parce qu'ils ne sçavent ce qu'ils font. O que voicy un document incomparable d'une parfaite charité! Aymez-vous les uns les autres comme je vous ay aymès, disoit-il souvent preschant au peuple ou à ses Apostres, de telle sorte qu'il sembloit n'avoir point tant d'affection pour autre chose que pour inculquer cette tres sainte dilection. Mais maintenant il en donne un exemple du tout inimaginable: il excuse ceux-là mesme qui le crucifioyent et l'injurioyent d'une rage toute barbare, et cherche des inventions pour faire que son Pere leur pardonne, et cela en l'acte mesme du peché et de l'injure. O que nous sommes miserables nous autres, car à peine pouvons-nous oublier une injure dix ans apres qu'elle nous a esté faite; ouy mesme il s'en est trouvé qui à l'heure de la mort ne pouvoyent ouïr parler de ceux dont ils avoyent receu quelque outrage et ne leur vouloyent pardonner. O Dieu, quelle misere est la nostre! A peine pouvons-nous pardonner à nos ennemis, et Nostre Seigneur les aymoit si cherement et prioit ardemment pour eux!

            Cette priere si admirable porta un tel fruit que plusieurs d'entre eux se convertirent: aucuns tout sur le champ, confessant, apres l'avoir ouïe, que cela estant tout à fait au dessus de la nature humaine, il estoit veritablement Fils de Dieu. Les autres firent comme une biche laquelle estant blessée va neanmoins rendre les abbois encores assez loin du lieu où elle a receu le coup de la mort. Nostre divin Maistre avoit obtenu de son Pere celeste qu'il envoyast des hauts lieux plusieurs traits et sagettes dans les cœurs de ceux pour qui il prioit; ce qu'il fit tout ainsy qu'il avoit desiré. Mais pourtant plusieurs ne rendirent pas sur l'heure mesme leur vie par leur conversion, ains porterent le coup de ces divines sagettes des remords interieurs jusques à la Pentecoste, jour auquel, en la premiere predication de saint Pierre, se convertirent bien trois mille personnes, entre lesquelles estoyent indubitablement plusieurs de ceux qui se trouverent à la mort de nostre Sauveur; conversion  [272] qui appartenoit au merite de cette tant admirable priere qu'il fit à son Pere celeste en l'acte mesme des injures et meschancetés que ses ennemis luy faisoyent souffrir.

            Chose estrange certes, en mesme temps que les hommes pervers et malheureux vomissoyent contre sa divine Majesté et contre celle de son Pere ces blasphemes insupportables: S'il est tout puissant comme il dit, et se confie en son Pere qui l'a envoyé, qu'il l'appelle maintenant et qu'il le sauve; s'il veut que nous croy ions en luy, qu'il se sauve maintenant soy mesme; il dit qu'il restablira le Temple en trois jours, et semblables paroles vrayement diaboliques, Nostre Seigneur, dis-je, à mesme temps eslançoit vers Dieu des souspirs de compassion et des parolles plus douces que le miel et le sucre à fin qu'il leur pardonnast leurs forfaits et leur donnast sa grace. Voyez donques comme Nostre Seigneur est tres justement appellé Sauveur.

            Mais outre la grace qu'il octroye aux pecheurs, il la demande pour eux à son Pere celeste avec une charité si artificieuse qu'il ne l'appelle point son Dieu ni Seigneur, comme nous verrons qu'il fera cy apres en parlant pour soy, ains il l'appelle mon Pere, sçachant bien que ce mot si tendre estant prononcé par l'amour cordial, est plus respectueux que celuy de mon Seigneur, et que partant il seroit plus tost exaucé. Et semble qu'il commence par là sa priere pour charmer ce cœur paternel, à fin qu'il pardonne aux pauvres pecheurs pour lesquels il se rendoit pleige et caution devant la justice divine; comme s'il eust voulu dire: Mon Pere, pardonnez à ces pauvres pecheurs et à ceux mesme qui me crucifient, car je suis icy pour payer pour eux. je ne demande pas que vous me pardonniez à moy, car je suis monté sur le comptoir de la croix à fin de satisfaire à toutes leurs dettes; et pour que vous ne leur demandiez rien et que vostre bonté leur pardonne je respandray jusques à la derniere goutte de mon sang, bien qu'une seule fust suffisante. Je me sousmets de tres bon cœur à supporter les effects de vostre justice, prenez sur moy la vengeance de leurs pechés; mais quant aux pecheurs, pardonnez [273] leur, car telle est ma volonté. O Dieu, quelle bonté et quelle douceur du cœur de nostre tres doux Sauveur!

            Le premier legat qu'il fit en son testament fut de donner aux pecheurs sa grace, par le moyen de laquelle ils peussent par apres parvenir à sa gloire, où nul ne peut entrer sans sa grace et sans les merites de sa Passion. Ayant donques desja monstré qu'en donnant sa grace aux pecheurs il estoit tres veritablement appellé Sauveur, il promet la gloire au bon larron qui estoit penitent. Mais il faut remarquer en passant que l'un des larrons se convertit et l'autre non. Nous autres, dit le bon larron, sommes tres justement punis de nos mesfaits, car nous avons tousjours esté meschans et malheureux, ayans commis des grandes voleries: il confessa ainsy ses pechés. Nous en pourrions bien faire autant toutes fois et quantes que nous recevons quelque affliction. Nous sommes tres justement punis, devrions nous dire, faisant ainsy de necessité vertu, et confessant nos pechés; mais helas, nous nous comportons comme l'autre larron qui demeura en son endurcissement, et blasphemoit encores en mourant.

            Soudain apres avoir fait sa confession, le bon larron demanda l'absolution: Hé, Seigneur, adjousta-t-il, souviens toy de moy quand tu seras en ton Royaume. A quoy nostre cher Sauveur respondit gracieusement: Aujourd'huy tu seras avec moy en Paradis. Et ce fut la premiere fois qu'il le promit, à ce que l'on sçache. O quelle douce et aymable parolle: Aujourd'huy tu seras avec moy. Grand a tousjours esté l'amour de Nostre Seigneur envers les penitens. Peu auparavant il demandoit que la grace fust donnée aux pecheurs; maintenant il donne la gloire aux penitens. La grace rend les pecheurs penitens, et ceux-ci sont seuls rendus dignes de la gloire. Le Ciel n'est presque rempli que de penitens. Il n'y a que Nostre Dame, saint Jean Baptiste, saint Joseph et quelques autres qui ayent esté exempts de peché et prevenus de la grace qui les a empeschés d'y tomber. La tres sainte Vierge l'a esté d'une façon toute particuliere au dessus de tous autres, car elle ne fut pas [274] seulement preservée de peché tant originel qu'actuel, mais elle fut aussi preservée de l'ombre d'iceluy, ne commettant pas mesme des imperfections pour petites qu'elles peussent estre.

            Le Paradis est tout tapissé de penitens, et, comme nous avons dit, l'on n'y voit presque autre chose. Les Martyrs ont esté penitens en respandant leur sang dans lequel ils ont esté lavés comme dans un bain de penitence; tous les tourmens qu'ils ont soufferts n'ont esté que des actes de penitence. Les Vierges ont esté penitentes, les Confesseurs aussi; bref, nul n'est entré au Ciel sans penitence et sans se reconnoistre pour pecheur, excepté ceux dont nous avons parlé. Tous sans exception ont eu besoin du merite du sang respandu par Nostre Seigneur, lequel, comme je crois, jettoit des odeurs et des parfums si excellens, tant devant la Majesté du Pere eternel que devant les hommes, qu'il estoit presqu'impossible qu'il ne fust reconneu pour estre le sang non d'un homme seulement, mais d'un homme Dieu.

            Il m'est advis que ce sang tres sacré estoit comme l'encens lequel estant jetté dessus le feu respand de toutes parts autour d'iceluy sa fumée odoriferante, voire exhale cette fumée en haut; ainsy le sang de Nostre Seigneur distillant de son corps tres sacré en terre jusques à la derniere goutte, jettoit des parfums de tous costés. Aussi cette odeur pretieuse parvint jusques au bon larron, lequel fut rempli d'une si grande suavité qu'il se convertit à l'instant et merita d'ouïr cette tant gracieuse parolle: Aujourd'huy tu seras avec moy en Paradis, Paradis dont nostre Sauveur n'avoit pas voulu parler jusques à maintenant qu'il estoit si proche d'y entrer et se trouvoit desja à la porte. N'est-ce pas une vraye marque que Nostre Seigneur estoit vrayement nostre Sauveur, puisqu'il promet si absolument la gloire qu'il ne differe point de la donner, ains dit aujourd'huy? O parolle de grande consolation pour les pecheurs penitens, car ce que sa Bonté a fait pour le bon larron elle le fera pour tous les autres enfans de la Croix qui sont les Chrestiens. O heureux enfans de la Croix, puisque vous [275] estes asseurés qu'au mesme temps que vous serez penitens et vous repentirez de vos pechés, nostre Sauveur sera vostre Redempteur et vous donnera la gloire!

            Cependant il luy restoit encores quelque legat à faire en son divin testament. Et quoy, me direz-vous, qu'y a-t-il autre chose? Quoy, mes chers Sœurs? Il y a une certaine delicatesse spirituelle dont il devoit faire present à ses plus chers amis, delicatesse qui n'est autre qu'un moyen tres singulier pour conserver la grace acquise et pour parvenir au plus haut degré de gloire. Regardant donques de ses yeux pleins de compassion sa tres benite Mere, qui estoit debout au pied de la croix avec son bien aymé disciple, il ne luy voulut pas donner la grace ou la demander pour elle, car elle la possedoit desja fort excellemment, ni moins luy promettre la gloire, car elle en estoit toute asseurée; mais il luy donna une certaine union de cœur et amour tendre pour le prochain, cet amour des uns pour les autres qui est un don des plus grans que sa bonté fasse aux hommes.

            Mais quel amour? Un amour maternel. Femme, dit-il, voyla ton fils. O Dieu, quel eschange; du Fils au serviteur, de Dieu à la creature! Neanmoins elle ne refuse point, sçachant bien qu'en la personne de saint Jean elle acceptoit pour siens tous les enfans de la Croix et qu'elle en seroit la chere Mere. Nostre divin Maistre nous enseignoit par là que si nous voulons avoir part en son testament et aux merites de sa Mort et Passion, il faut que nous nous aymions tous les uns les autres de cet amour tendre et grandement cordial du fils envers la mere et de la mere envers le fils, qui est en quelque façon plus grand que non pas celuy des peres.

            Il nous faut remarquer que Nostre Dame estoit debout au pied de la croix. En quoy certes ont grand tort ceux qui pensent qu'elle fut tellement outrée de douleur qu'elle en demeura pasmée; car sans doute cela n'est point, ains elle demeura ferme et constante, bien que son affliction fust la plus grande que jamais femme aye ressenti pour la mort de son enfant, parce qu'il ne s'en est jamais trouvé qui ayt eu autant d'amour qu'elle en avoit pour Nostre [276] Seigneur, non seulement parce qu'il estoit son Dieu, mais aussi parce qu'il estoit son Fils tres cher et tres aymable.

            Grande fut la constance de la tres sainte Vierge et du bien aymé Disciple; c'est pourquoy celuy cy fut favorisé du don que sa bonté luy fit de sa tres sainte Mere, Mere la plus aymable qu'il soit possible d'imaginer. Cette vertu de constance et generosité d'esprit a tousjours esté grandement cherie de Nostre Seigneur au dessus de plusieurs autres. L'amour de Nostre Dame estoit vrayement plus fort et plus tendre qu'il ne se peut dire, et par consequent sa douleur plus vehemente que toute autre en la Mort et Passion de Jesus Christ; mais comme cet amour estoit selon l'esprit, conduit et gouverné par la rayson, il ne produisit point de mouvement desreglé en l'affliction qu'elle ressentit se voyant privée de son Fils, qui luy causoit une consolation incomparable. Elle demeura donc, cette tres glorieuse Mere, ferme, constante et parfaittement sousmise au bon playsir de Dieu, qui avoit decreté que Nostre Seigneur mourroit pour le salut et redemption des hommes.

            Il nous faut passer outre, car je n'ay pas le temps de m'arrester beaucoup sur ce sujet, bien que je prendrais playsir de finir sur cette sainte delicatesse spirituelle, c'est à dire cet amour cordial et tendre que nostre cher Maistre desire tant que nous ayons les uns pour les autres. Nostre Seigneur fut donques appellé Sauveur, et à tres juste rayson, puisqu'il l'approuva luy mesme et en fit tout particulierement l'office sur la croix, comme nous avons dit. Car si bien tout ce qu'il a fait durant le cours de sa vie mortelle a esté pour nous sauver et en intention de satisfaire pour nous vers son Pere celeste, neanmoins ce qu'il opera en sa Mort et Passion est appellé l'œuvre de nostre Redemption par excellence, comme en estant l'abbregé.

            Mais il ne se monstra pas seulement digne du nom de Jesus, ains encores de celuy de Nazareen; et cecy est le deuxiesme point de nostre discours et la deuxiesme parolle de ce tiltre sacré que j'ay regardé et consideré sur l'autel de la Croix, dedié non au Dieu inconneu mais au Dieu mesconneu. Le doux Sauveur de nos ames [277] voulut qu'on le nommast Jesus de Nazareth pource que Nazareth est interpreté ville fleurie ou fleurissante; et luy mesme, au Cantique des Cantiques, avoit voulu estre appellé la fleur des champs et le lys des vallées. Or, pour nous monstrer qu'il n'estoit pas seulement une fleur, ains qu'il estoit un bouquet composé de l'assemblage des plus belles et plus odoriferantes fleurs que l'on sceust rencontrer, il a voulu garder le nom de fleurissant sur l'arbre de la croix. Mais dites-moy, Nostre Seigneur n'estoit-il pas sur icelle une fleur plustost fletrie, fanée et passée que non pas fleurie? Regardez-le, de grace, comme il ose se nommer fleuri, puisqu'il est si transi, tout couvert et sali de crachats infects et puants, les yeux haves et ternis, sa face meurtrie de coups, pasle et decolorée à force de douleurs et d'avoir respandu son sang tres beni. Bref, les douleurs de la mort s'estoyent desja saisies de toutes les parties de son corps.

            O mes cheres Filles, grandes et belles à merveille sont les fleurs que cette benite plante de la Mort et Passion de Nostre Seigneur fit esclore et espanouir tandis qu'il estoit sur la croix. Elles seroyent trop longues à vous les rapporter toutes, c'est pourquoy je me contenteray d'en remarquer quatre tant seulement, lesquelles je ne feray que toucher en passant, les laissant par apres considerer le reste de cette journée à une chacune de vous autres, à fin que leurs odeurs tres aggreables puissent parfumer toutes vos ames et les embaumer d'un saint propos de les odorer souventesfois, ainsy que le Sauveur le desire pour vostre avancement en la perfection. Ces quatre fleurs ne sont autre que quatre vertus des plus remarquables et des plus necessaires. La premiere est la tres sainte humilité, laquelle comme la violette respand une odeur extremement suave en la mort de Nostre Seigneur; la seconde est la patience, la troisiesme, la perseverance, et la quatriesme est une vertu grandement excellente qui est la tres sainte indifference.

            Quant à la premiere, Nostre Seigneur ne prattiqua-t-il pas au temps de sa Passion l'humilité la plus profonde, la plus veritable et sincere qui se puisse imaginer, ains [278] la plus inimaginable, dans tous les tourmens et abjections qu'il endura? Ne prattiqua-t-il pas cette vertu tout le temps de sa vie? Elle fut certes tres grande en ce que se pouvant faire appeller Hierosolymitain ou bien de Bethleem, ville où il estoit né et qui appartenoit à son grand pere David, il ne le voulut neanmoins pas, pour monstrer qu'il choisissoit tout au contraire des grans de ce monde, lesquels prennent les noms les plus honnorables qu'ils peuvent. Mais quant à luy, il choisit le nom de la moindre ville qu'il peut, gardant tousjours pour son partage l'abjection, la pauvreté et la bassesse.

            Or, les Evangelistes nous disent que soudain que nostre Sauveur eut prononcé les trois premieres paroles que nous avons remarquées, les tenebres se firent sur toute la face de la terre par l'espace de trois heures et le soleil s'ecclipsa, non que cette ecclipse fust naturelle, ains elle arriva extraordinairement. La lune ayant rebroussé sa course et se venant opposer devant la lumiere du soleil, les tenebres s'ensuivirent. En quoy certes je m'imagine que la lune fit un extreme playsir aux estoilles, à fin qu'elles eussent l'honneur de venir respandre leur lumiere en la presence de ce vray Soleil de justice, qui sans doute sembloit s'estre ecclipsé tant sa couleur estoit ternie. Cette fleur estoit fletrie par les douleurs mortelles dont il estoit desja environné, de sorte qu'il sembloit expiré, car durant tout ce temps là il ne dit pas un seul mot, ains observa un tres profond silence par l'espace de trois heures; d'où vient que l'on a tousjours ordonné quelques heures de silence en tous les monasteres bien reformés, pour imiter celuy de Nostre Seigneur en la croix.

            Mais que pensez-vous qu'il faisoit, ce doux Sauveur de nos ames, durant ce silence? Il rentroit en soy mesme et consideroit le mystere de son abjection; car l'humilité, qu'est-ce autre chose sinon un rentrement en nous mesme pour nous considerer plus meurement? Et que cela ne soit ainsy il nous le fait entendre par ce qu'il dit par apres: Mon Dieu, mon Dieu, pour quoy m'avez vous delaissé? Ayant consideré sa pauvreté, non tant [279] exterieure que beaucoup plus interieure, il eslança cette parole de parfaite humilité, faisant connoistre sa disette, son abjection et son delaissement. Il ne faut neanmoins pas entendre que le Pere celeste l'eust abandonné d'un abandon tel qu'il eust retiré sa protection paternelle pour un Fils tant aymable, car cela ne se peut, puisqu'il estoit joint et uni à la Divinité. Mais quant au sentiment de cette tres sainte protection et union, il estoit retiré tout entierement en la pointe de son esprit, le reste de l'ame estant absolument delaissé à la merci de toutes sortes de peines et d'afflictions, si qu'il se print à dire: Pourquoy m'avez-vous abandonné? Durant le cours de sa vie il avoit tousjours, ou pour l'ordinaire, receu quelques consolations; il tesmoignoit aucunesfois de ressentir de la joye en la conversion des pecheurs, comme il le disoit aux Apostres; mais en sa Mort et Passion il n'en avoit aucune, tout luy servoit d'affliction, de tourment et d'amertume. Grande donc fut sa pauvreté interieure, et grand l'acte d'humilité qu'il fit en nous la donnant à connoistre.

            Mais encores, que pensons-nous que nostre doux Sauveur fist durant ce long silence? Pour moy je crois sans doute qu'il regardoit tous les enfans de la Croix, et tous les hommes voirement bien, mais plus specialement ceux qui tireroyent du fruit de sa Mort et Passion. Il nous consideroit tous les uns apres les autres, meditant les moyens requis pour nous appliquer le merite de ses souffrances. O Dieu, quelle douceur du cœur de nostre Maistre qui nous aymoit si cherement; nous, dis-je, et ceux mesme qui estoyent en l'acte du peché le plus enorme que jamais homme puisse faire! car il n'y a point de plus grand peché que de haïr Dieu qui n'est en façon quelconque capable d'estre haï en soy mesme. Non, cette haine ne se peut trouver qu'au cœur des hommes forcenés de desespoir et de rage à cause des vehementes douleurs qu'ils souffrent; et cela fait que quelquefois ils haïssent Dieu et sont du tout incapables de l'aymer. Mais quant aux Juifs qui crucifierent Nostre Seigneur, le peché qu'ils commirent fut un monstre [280] de meschanceté; et neanmoins Nostre Seigneur avoit des pensées d'amour pour eux, prevoyant les moyens qu'il leur vouloit donner pour tirer le fruit de sa sainte Passion.

            Cecy appartient desja à la seconde fleur que nous avons pris à considerer, qui est la patience. Cette patience fut grande plus qu'il ne se peut dire; car jamais l'on n'entendit nulle plainte sortir de la bouche du Sauveur, il ne rendit nul tesmoignage, comme nous faisons nous autres, de la grandeur de sa souffrance à fin d'esmouvoir ceux qui estoyent presens à compassion sur luy. Ses douleurs estoyent indicibles. Je vous laisse à penser: estant attaché avec des clous sur la croix, navré dès la teste jusques aux pieds en telle sorte qu'il n'avoit qu'une seule playe qui tenoit tout au long de son tres sacré corps; ses os tout disloqués. Et quant aux douleurs interieures, elles estoyent sans comparaison plus grandes. Or, cette parolle que nous disions nagueres ne fut nullement prononcée pour se plaindre, ains seulement pour nous enseigner comme au fort de nos peines interieures, delaissemens et abandonnemens spirituels nous nous devons addresser à Dieu et ne nous plaindre qu'à luy mesme qui seul doit voir nostre affliction, ne souffrant pas que les hommes s'en apperçoivent sinon le moins qu'il se peut.

            Mais quelle fut la douleur de nostre Maistre oyant ces detestables blasphemes que ses ennemis vomissoyent contre luy et contre son Pere celeste, et voyant que leur rage ne se pouvoit assouvir à force de le tourmenter? Sans doute, cela luy outreperçoit le cœur plus sensiblement encores que les clous ne perçoyent ses pieds et ses tres benites mains. Et en outre, quel devoit estre l'attendrissement que luy causoit la douleur de sa tres sainte Mere qui l'aymoit si cherement? Les cœurs du Fils et de la Mere se regardoyent avec une compassion nompareille, mais aussi avec une generosité et constance incomparables; car ils ne se plaignoyent point, ils ne destournoyent point leur veue l'un de dessus l'autre pour rendre leur peine moins sensible, ains ils se regardoyent [281] fixement. Bref, il n'est pas en nostre pouvoir de descrire ni mesme imaginer quelles furent les souffrances de nostre Maistre en sa Passion.

            Cependant il ne se plaignit jamais. Il dit bien voirement qu'il avoit soif, mais quoy qu'il fust tres vray, helas, il ne demanda pourtant pas à boire, car c'estoit du salut des ames qu'il estoit alteré. Il manifesta neanmoins simplement sa necessité pour nostre instruction, si vous le voulez prendre en ce sens; apres quoy il fit un acte de tres grande sousmission, car quelques uns luy ayant tendu au bout d'une lance un morceau d'esponge trempé dans du vinaigre pour le desalterer, il le sucça avec ses tres benites levres. Chose estrange! il n'ignoroit pas que c'estoit un breuvage qui augmenteroit ses peines, neanmoins il le prit tout simplement, sans rendre nul tesmoignage que cela luy faschoit ou qu'il ne l'eust pas trouvé bon, pour nous apprendre avec quelle sousmission nous devons prendre ce qui nous est ordonné quand nous sommes malades, voire quand nous serions en doute que cela pourroit accroistre nostre mal; et de mesme devons-nous faire des viandes qui nous sont presentées, sans rendre tant de tesmoignages que nous en sommes degoustés et ennuyés.

            Helas! si nous avons tant soit peu de mal nous faisons tout au contraire de ce que nostre tres doux Maistre nous a enseigné, car nous ne cessons de nous lamenter et de nous plaindre; nous ne trouvons pas assez de gens, ce semble, pour leur raconter toutes nos douleurs par le menu. Nostre mal, pour petit qu'il soit, est incomparable, et ceux que les autres souffrent ne sont rien en comparaison; nous sommes plus chagrins et impatiens qu'il ne se peut dire; nous ne trouvons rien qui aille comme il faut pour nous contenter. En fin c'est grande compassion de voir combien nous sommes peu observateurs de la patience de nostre Sauveur, lequel s'oublioit de ses souffrances et ne taschoit point de les faire remarquer [282] par les hommes, se contentant que son Pere celeste, par l'obeissance duquel il les enduroit, les considerast, et apaisast son courroux envers la nature humaine pour laquelle il patissoit.

            Je passe outre et remarque la troisiesme vertu que Nostre Seigneur nous presente sur la croix, comme une fleur tres aggreable: c'est la tres sainte perseverance, vertu sans laquelle nous ne sçaurions estre dignes du fruit de sa Mort et Passion; car ce n'est pas tout de bien commencer si l'on ne persevere jusques à la fin, puisque c'est chose asseurée que l'estat auquel nous nous trouverons à la fin de nos jours, lors que Dieu coupera le fil de nostre vie, sera celuy où nous demeurerons pour toute eternité. Bienheureuse donques sera l'ame qui perseverera à bien vivre et à faire ce pour quoy elle a esté envoyée, comme Nostre Seigneur qui persevera jusques à la mort en la prattique de toutes les vertus, comme saint Paul escrit de l'obeissance: Il a esté obeissant jusques à la mort; c'est à sçavoir tout le temps de sa vie jusques à la mort. C'est pourquoy il dit en fin tres veritablement: Tout est consommé. O l'admirable parolle que celle cy: Tout est consommé! c'est à sçavoir: Il ne reste plus rien à faire de ce qui m'a esté commandé. Que les Religieux et Religieuses seroyent heureux si à la fin de leur vie ils pouvoyent dire bien veritablement avec le Sauveur: Tout est consommé; j'ay fait tout ce qui m'estoit commandé soit par les Regles, soit par les Constitutions ou par les ordonnances des Superieurs; j'ay persevere fidellement en tous mes exercices, il ne me reste plus rien à faire.

            Mais plus excellente que toute autre est la quatriesme vertu, car elle est la cresme de la charité, l'odeur de l'humilité, le merite, ce semble, de la patience et le fruit de la perseverance; grande est cette vertu, et seule digne d'estre prattiquée des plus chers enfans de Dieu: c'est la tres aymable indifference. Mon Pere, dit nostre [283] tres doux Sauveur apres la sixiesme parole, je remets mon esprit entre vos mains. Il est vray, vouloit-il dire, que tout est consommé et que j'ay tout accompli ce que vous m'aviez commandé; mais pourtant, si telle est vostre volonté que je demeure encor davantage sur cette croix pour souffrir plus long temps, j'en suis content; je remets mon esprit entre vos mains, vous en pouvez faire tout ainsy qu'il vous plaira. Nous en devrions faire de mesme, mes cheres Sœurs, en toutes occasions, soit quand nous souffrons ou quand nous jouissons, et repeter: Mon Pere, je remets mon esprit entre vos mains, faites de moy tout ce qu'il vous plaira, nous laissant ainsy conduire à la volonté divine, sans jamais nous laisser preoccuper de nostre volonté particuliere.

            Nostre Seigneur ayme donques d'un amour extremement tendre ceux qui sont si heureux que de s'abandonner entierement en son soin paternel, se laissant gouverner par sa divine providence comme il luy plaist, sans s'amuser à considerer si les effects de cette providence leur sont utiles, profitables ou dommageables; estant tout asseuré que rien ne nous sçauroit estre envoyé de ce cœur paternel et tres aymable, ni qu'il ne permettra que rien nous arrive de quoy il ne nous fasse tirer du bien et de l'utilité, pourveu que nous ayons mis toute nostre confiance en luy, et que de bon cœur nous disions: Je remets mon esprit entre vos mains; et non seulement mon esprit, mais mon ame, mon corps et tout ce que j'ay, à fin que vous en fassiez selon qu'il vous plaira.

            Et en cecy il sera verifié que tres raysonnablement et veritablement Nostre Seigneur doit estre appellé Roy, troisiesme qualité que Pilate luy bailla, et que la bonté de nostre Maistre a bien voulu luy estre donnée jusques à present; car il veut que nous demeurions absolument et sans reserve sousmis à ses volontés. Nostre cher Sauveur expose son ame, c'est à dire sa vie, à la cruauté des ennemis des hommes, pour les defendre de tous malheurs et leur redonner la paix qu'ils avoyent pour jamais perdue par le peché. Pour nous restablir en sa [284] grace et nous rendre dignes de sa misericorde, il a pris sur soy les coups de la justice divine, justice qui se devoit exercer sur nous qui estions les seuls contre qui elle fust irritée à bon droit. Considerons donques si tres justement il ne doit pas estre appelle nostre Roy, ayant eu un tel soin de garantir son pauvre peuple de tous malheurs et l'ayant defendu contre ses ennemis.

            Or, puisqu'il est nostre Roy, il faut sousmettre tout ce que nous avons à son service. Nous luy devons nos corps, nos cœurs et nos esprits à fin qu'il en fasse comme de choses siennes, et que jamais nous ne les employions pour contrevenir à ses lois divines. Mais quelles sont-elles ces lois de nostre Roy? O quelles elles sont, mes cheres Sœurs? C'est tout ce que je viens de dire, qu'il a observé le premier pour nous donner exemple: la tres sainte humilité, la generosité, la patience, la constance et invariable perseverance, et en fin la tres aymable et excellente vertu d'indifference. Il veut que nous apprenions de luy ces vertus en la consideration de sa Mort et Passion, et desire que nous luy tesmoignions par icelles nostre amour et nostre fidelité, puisque ç'a esté en les pratiquant qu'il nous a monstré l'excellence et l'ardeur du sien envers nous qui en estions si indignes. Que le nom de Jesus soit eternellement beni! Amen. [285]

 

XXX. Sermon pour le mardi de Pâques

 

21 avril 1620

 

Pax vobis, ego sum, nolite timere.

Paix vous soit, c'est moy, ne craignez

point.

LUCAE, ult., 36.

 

            Les Apostres et les disciples de Nostre Seigneur, comme des enfans sans pere et des soldats sans capitaine, s'estans retirés dans une mayson tout craintifs qu'ils estoyent, le Sauveur s'apparut à eux pour les consoler en leur affliction et leur dit: Paix vous soit. Comme s'il eust voulu dire: Qu'y a-t-il que vous estes si craintifs et affligés? Si c'est le doute que ce que je vous ay promis de ma resurrection n'arrive point, pax vobis, demeurez en paix, la paix soit faite en vous, car je suis ressuscité. Voyez mes mains, touchez mes blesseures; je suis bien moy mesme, ne craignez plus, la paix soit en vous. Sur lesquelles parolles je considere trois sortes de paix. La premiere est celle du saint Evangile et de l'Eglise; car l'Evangile et l'Eglise ne sont que paix, que douceur, que tranquillité. Hors de l'observance de l'Evangile et de l'obeissance à l'Eglise il ne se trouve que guerre et que trouble, ainsy que nous dirons tantost. La seconde paix est celle que les saints Peres ont distinguée en trois parties: la paix avec Dieu, [286] la paix les uns avec les autres et la paix avec nous mesme. La troisiesme est celle que nous possederons en la vie eternelle. Si j'ay du temps je traitteray de ces trois sortes de paix, mais du moins parleray-je des deux premieres.

            Les Iraëlites ayans quitté l'observance des commandemens de Dieu et s'estans departis de sa grace, le Seigneur justement indigné contre eux, les laissa, en punition, tomber entre les mains des Madianites, leurs ennemis jurés; partant il leur osta sa paix en laquelle il les avoit tousjours tenus tandis qu'ils avoyent esté fidelles. Grand certes est le chastiment que Dieu tire de nous lors qu'il nous laisse entre les mains de nos ennemis, qu'il retire son divin secours et ne nous tient plus en sa tres sainte protection. Quand il nous laisse à l'abandon c'est un tres grand signe et indice certain de nostre perte, car indubitablement les Madianites, qui sont nos ennemis spirituels, auront prise sur nous et nous demeurerons vaincus.

            Les Madianites donques ayans resolu de brusler les Israelites à petit feu, venoyent tous les ans trouppe à trouppe dans leurs villages au temps de la cueillette, de sorte qu'ils ne leur laissoyent rien pour vivre. Or, la bonté de Dieu qui est si grande envers les hommes, ayant abandonné les Israelites par l'espace d'environ sept ans, se resolut d'avoir pitié d'eux et envoya un Ange annoncer à Gedeon qu'il vouloit les restablir en leur premiere paix, et par son moyen. L'Ange l'ayant rencontré dans un lieu où il battoit du blé, le salua en cette sorte: Le Seigneur est avec toy, homme fort entre tous les hommes. Puis il luy dit de quitter son occupation, de prendre les armes contre les Madianites et que sans faute il remporteroit la victoire et terrasseroit ses ennemis. Gedeon demeura bien estonné de ces parolles et respondit: Hé, comment est-il possible que ce que vous dites soit vray? Vous m'asseurez que le Seigneur est avec moy; si cela estoit, comme seroit-il possible que je fusse saisi et environné de tant d'afflictions? Le Seigneur est le Dieu de paix, et je ne suis qu'en [287] guerre et en trouble. Grand cas de la tromperie du monde et des hommes qui croyent que là où est Nostre Seigneur l'affliction et la peine n'y peut estre, ains que la consolation y abonde tousjours. Or cela n'est pas; au contraire, en l'affliction et en la tribulation Dieu se tient plus pres de nous, d'autant que nous avons plus besoin de sa protection et de son secours.

            Le Seigneur est avec toy, dit l'Ange, nonobstant que tu sois affligé. Mais, reprend Gedeon, helas, comment m'osez-vous appeller fort, puisque je suis si foible? C'est le propre de l'ennemy de nous faire trouver foibles, en sorte qu'il nous semble n'avoir aucune force. Vous me dites, poursuit-il, que je prenne les armes et que je demeureray victorieux; hé, ne sçavez-vous pas que je suis le moindre de tous les hommes? C'est tout un, respond l'Ange, Dieu veut que ce soit toy qui delivres les Israelites de l'affliction en laquelle ils sont. Bien, dit Gedeon, je crois ce que vous m'annoncez, mais à fin d'en estre plus certain je voudrois qu'il vous pleust m'en donner quelques signes par lesquels je puisse reconnoistre que veritablement il arrivera tout ainsy que vous m'asseurez. Lors, l'Ange condescendant à son desir, luy dit: Va, prens un chevreau et dresse un sacrifice au Seigneur. Ce que Gedeon fit tout promptement, et ayant tué le chevreau et l'ayant accommodé avec une bonne sauce, print de la farine et fit des tourtes cuites sous la cendre. Ensuite il revint et dressa son sacrifice, lequel estant prest, l'Ange le toucha du bout d'une baguette et soudain le feu du ciel descendit qui le consuma. Puis l'Ange disparut; ce que voyant Gedeon: Oh, dit-il, je suis mort, car j'ay veu un Ange. C'estoit l'opinion du vulgaire, quoy que fausse, car l'experience l'avoit demonstré en plusieurs, qu'un homme vivant ne pouvoit voir un Ange sans mourir. Mais s'estant un peu rasseuré il reprint cœur et forces, et fit ce qui luy estoit commandé par l'Ange, que jusques à cette heure il avoit tenu pour quelque prophete passager. Despuis il esleva un autel au lieu où il luy avoit parlé, lequel il nomma Domini pax, c'est à dire la paix du Seigneur, [288] parce que la paix luy avoit esté annoncée de la part de Dieu en ce lieu là.

            Il n'y a point de cloute, mes cheres ames, que la Croix ne represente merveilleusement bien cet autel sur lequel fut offert le sacrifice de la paix, et lequel fut nommé ensuite la paix du Seigneur; ou que plustost le sacrifice de Gedeon et son autel ne fust la figure de celuy que Nostre Seigneur et Maistre accomplit sur la croix, puisque ce sacrifice a esté appellé le sacrifice d'accoisement et de pacification; car les hommes ayant esté pacifiés avec Dieu, receurent la paix en eux mesmes au moyen de la grace que le Sauveur leur acquit par sa Mort et Passion. En cette mort il fut fait peché pour nous, ainsy que dit saint Paul; c'est à sçavoir, luy qui estoit impeccable fut rendu comme un pecheur devant la face de Dieu son Pere, ayant par sa bonté non ouye pris sur luy toutes nos iniquités à fin de satisfaire pour nous à la justice divine.

            C'est ainsy qu'il fut offert comme un chevreau rosti. En l'ancienne Loy il n'estoit pas si expressement dit que l'on celebrast la Pasque en mangeant un aigneau, que l'on ne peust prendre un chevreau au lieu d'un aigneau, si qu'on se servoit de l'un ou de l'autre. Mais en cette Pasque ou en ce sacrifice que celebra Nostre Seigneur au jour de sa Passion, il s'offrit luy mesme non seulement comme un aigneau tout doux, tout benin, gracieux et plein de pureté, mais aussi comme un chevreau qui porte les pechés de son peuple. Il fut donc ainsy fait peché pour nous.

            Le sacrifice de Gedeon estant dressé, l'Ange le toucha d'une baguette par le moyen de laquelle le feu du ciel descendit sur iceluy et le consuma; de mesme, le sacrifice de la Croix estant dressé, le Pere eternel et non un Ange, le toucha de sa toute bonté, et soudain le feu de la tres sainte charité survint qui le consuma. Et tout ainsy que par ce signe Gedeon demeura confirmé en l'esperance de l'evenement de la paix et de la victoire qu'il devoit remporter sur les Madianites, comme l'Ange le luy avoit predit, de mesme le sacrifice de la Croix [289] estant consommé et Nostre Seigneur ayant dit: Mon Pere, je remets mon esprit entre vos mains, les hommes furent soudain confirmés en l'esperance que les Prophetes leur avoyent donnée par tant de siecles, que la paix seroit un jour faite en eux, et que l'ire de Dieu estant accoisée par le moyen de ce sacrifice, qui est un sacrifice de pacification, ils seroyent rendus victorieux et triomphans de leurs ennemis.

C'est ce que nostre divin Maistre vouloit signifier à ses Apostres par ces paroles: La paix soit avec vous, voyci mes pieds et mes mains, leur monstrant un signe certain que la paix leur estoit asseurée par le moyen de ses playes. Comme s'il eust voulu dire: Qu'avez-vous? Je vois bien, mes Apostres, que vous estes tout craintifs et peureux; mais desormais vous n'en avez plus aucun sujet, car je vous ay acquis la paix que je vous donne. Non seulement mon Pere me la doit parce que je suis son Fils, mais encores parce que je l'ay achetée au prix de mon sang et de ces playes que je vous monstre. Desormais ne soyez plus couards ni peureux, car la guerre est finie. Vous avez eu quelques raysons de craindre ces jours passés quand vous m'avez veu fouetter (ou du moins vous l'avez ouï dire, car tous m'ont abandonné excepté l'un d'entre vous qui m'a esté fidelle). Vous avez donques sceu que j'ay esté battu, couronné d'espines, navré dès la teste jusques aux pieds et attaché à la croix, que j'ay souffert toutes sortes d'opprobres, de derelictions et d'ignominies, et qu'en somme mes ennemis bandés contre moy m'ont fait endurer mille tourmens. Mais à cette heure ne craignez plus, la paix soit en vos cœurs; car je suis demeuré victorieux et ay terrassé tous mes adversaires: j'ay vaincu le diable, le monde et la chair. N'ayez point peur, car j'ay fait la paix entre mon Pere celeste et les hommes, et c'est en ce sacrifice que j'ay offert à la divine Bonté sur l'arbre de la croix que s'est accomplie cette sainte reconciliation. Jusques à cette heure je vous ay donné diverses fois ma paix, mais maintenant je vous monstre comme je vous l'ay acquise. Je suis pauvre, car je n'ay rien, [290]

            Vous sçavez que ma grandeur ne consiste point en la possession des biens de la terre, puisque je n'en ay point eu tout le temps de ma vie; mais pour toutes richesses j'ay la paix, qui est le legat eternel que je vous ay fait en me departant d'avec vous et lequel je vous reconfirme encores. Tout ce que je donne à mes plus chers, c'est la paix; c'est pourquoy, Pax vobis, et à tous ceux qui croiront en moy.

            Allez, leur avoit-il dit auparavant, annoncez aux hommes les choses que je vous ay apprises, et entrant aux maisons dites: La paix soit ceans. Comme s'il eust voulu dire: Annoncez d'abord en entrant ès maisons que vous n'y allez pas pour y mettre la guerre, mais pour y apporter la paix de ma part, et que quiconque vous recevra demeurera en paix; au contraire, quiconque vous rejettera aura indubitablement la guerre. Mais cecy je le diray tantost.

            Le saint Evangile, comme la sainte Eglise, n'est que paix. Il a esté commencé par la paix, comme nous voyons en l'Evangile qui se lit en la Nativité de Nostre Seigneur, en laquelle les Anges chantoyent: Gloire à Dieu ès lieux hauts, et paix en terre aux hommes de bonne volonté. Et par apres il ne presche que la paix: Je vous donne ma paix, dit le Sauveur parlant à ses Apostres, je vous baille ma paix, mais je ne la vous donne pas comme le monde la donne, ains comme mon Pere me la donne. Le monde, semble-t-il dire, ne donne point ce qu'il promet, car il est un trompeur; il amadoue les hommes, leur promettant beaucoup, et puis en fin ne leur donne rien, se moquant ainsy d'eux apres qu'il les a trompés. Mais moy je ne vous promets pas la paix tant seulement, ains je vous la donne; et non pas une paix telle quelle, ains telle que je l'ay receue de mon Pere, par laquelle vous surmonterez tous vos ennemis et en demeurerez victorieux. Ils vous feront voirement bien la guerre, mais nonobstant leurs assauts vous conserverez la tranquillité et la paix en vous mesme. En somme, le saint Evangile ne traitte presque par tout que de la paix; et comme il commence par la [291] paix, de mesme il finit par la paix pour nous enseigner que c'est l'heritage que le Seigneur Dieu nostre Maistre a laissé à ses enfans qui sont en la sujetion de la tres sainte Eglise, nostre bonne Mere et son Espouse tres chere.

            Cependant, comme cette paix est un peu bien generale, il nous faut traitter de la seconde, qui est celle qui nous pacifie avec Dieu, avec le prochain et avec nous mesme. Quant au premier point, nous avons desja dit que c'est par le moyen de la Mort et Passion de Nostre Seigneur que nous avons esté reconciliés avec Dieu. Mais comme despuis nous nous sommes tant de fois rendus rebelles et desobeissans à ses divins commandemens et avons perdu, autant de fois que nous sommes tombés au peché, cette paix que Jesus Christ nous avoit acquise, nous avions besoin d'un nouveau moyen de reconciliation. C'est à cette fin que nostre divin Maistre institua le tres saint et tres auguste Sacrement de l'Eucharistie, à fin que comme nostre paix avoit esté faite avec son Pere celeste par le sacrifice qu'il luy offrit luy mesme sur la croix, il fust semblablement apaisé par ce divin sacrifice autant de fois qu'il seroit offert à sa justice irritée. Nul homme, fors les enfans de l'Eglise, ne peut avoir de tels moyens pour se reconcilier avec Dieu, à faute desquels aussi ils demeurent tousjours enfans d'ire et miserables.

            Nostre Seigneur disoit donc bien justement: Je vous donne ma paix, puisqu'il se donnoit luy mesme qui est la vraye paix. La paix n'appartient qu'aux enfans de l'Eglise, il est vray; car tous les autres n'ont point les moyens de reconciliation que nostre Sauveur nous a donnés pour nous remettre en la bonne grace de Dieu son Pere autant de fois que nous la perdons, bien que veritablement nous la perdions par nostre faute. La guerre n'est entre les Chrestiens sinon entant qu'ils ne sont pas en la grace de Dieu; car, s'ils y demeurent, le diable, le monde et la chair n'ont nul pouvoir sur eux. Hé, ne le voyez-vous pas, puisque Nostre Seigneur asseure ses Apostres qu'ils vivront en paix, ayant par [292] le moyen de ses playes et de ses tourmens terrassé leurs ennemis et abattu toutes leurs forces?

            Imaginez-vous un prince revenant de la guerre en laquelle il a battu à dos et à ventre ses ennemis et les a fait passer par le fil de l'espée, sans en laisser aucun en vie, sinon quelques fuyars, quelques laquais et couards auxquels il auroit fait grace par compassion. Apres cette victoire, il s'en retourneroit tout triomphant dans la ville principale, chargé neanmoins de blesseures, et rencontrant ses sujets il leur diroit: Courage, mes amis, voyla les playes avec lesquelles je vous ay acquis la paix ; demeurez en repos, ne craignez plus, car j'ay terrassé nos ennemis. J'ay bien donné la vie à certains goujats qui peut estre viendront vous servir de quelque importunité; mais ne craignez rien, parce qu'ils n'ont aucun pouvoir sur vous, et ne vous sçauroyent nuire, bien qu'ils vous ennuyent.

            Nostre Seigneur et Maistre, qui est appellé le Prince de paix, revenant de la guerre où il avoit veritablement receu quantité de playes, mais playes non point dignes de mespris ains d'honneur incomparable, et desquelles il fait trophée et merite une eternelle louange, il s'addresse à ses Apostres comme à son peuple bien aymé et les leur monstre: Pax vobis, voyla mes playes. Touchez, dira-t-il Dimanche à saint Thomas, touchez de vos doigts les playes de mes pieds et de mes mains; mettez, si bon vous semble, toute vostre main dans mon costé, et voyez que je suis bien moy mesme; ayant fait cela, ne soyez plus incredule mais fidelle. Voyez mes playes et sçachez que je les ay receues en terrassant et vainquant vos ennemis, lesquels j'ay desconfits et exterminés. Il en est resté voirement quelques uns, mais ne craignez point, car ils n'auront aucun pouvoir sur vous, ains vous aurez pleine authorité sur eux; partant, demeurez en paix.

            Le second point de cette paix est de l'avoir les uns avec les autres. Le defaut d'icelle est la source de tous les malheurs, afflictions et miseres que l'on voit en ce monde parmi les hommes. Car, d'où vient, je vous prie, [293] tant de pauvreté que plusieurs souffrent, sinon des miserables pretentions que les autres ont d'accroistre leurs biens et d'estre riches, quoy que ce soit aux despens du prochain? Les uns ont trop et les autres n'ont rien. Qu'est-ce qui ruine la paix, sinon les proces, les ambitions, les desirs des honneurs, des dignités, des preeminences? Si la paix estoit entre les hommes l'on ne verroit point de telles miseres. D'où viennent tant de guerres sinon du defaut de la paix?

            Bref, rien ne fait la guerre à l'homme que l'homme mesme. Il n'y a rien qui ne puisse estre rangé et gouverné par l'homme que le seul homme; car si bien le pouvoir que Dieu avoit donné à Adam au paradis terrestre sur tous les animaux a receu quelque deschet par le peché, si est-ce pourtant que l'homme peut dompter les bestes les plus farouches, par l'entremise de la rayson dont Dieu l'a doué, ainsy que l'experience s'en fait tous les jours. Si les hommes vivoyent en paix les uns avec les autres rien ne pourroit troubler leur tranquillité. Que craindroyent-ils? de quoy auroyent-ils peur? Des lions? Nullement; car, comme nous disions tout à cette heure, ils auroyent suffisamment d'industrie en eux mesmes pour eviter leur rage et celle de tous les autres animaux, pour brutaux qu'ils puissent estre.

            Nostre Seigneur sçachant fort bien la grande necessité que les hommes en avoyent, n'a rien tant presché que cette paix qui procede de l'amour qu'il nous a tant recommandé d'avoir les uns pour les autres. C'est ce qu'il a le plus inculqué à ses Apostres; si que le glorieux saint Paul dit ne vouloir sçavoir ni prescher autre chose que Jesus Christ crucifié, qui nous a pacifiés et donné cette paix par laquelle nous luy soyons rendus semblables en toutes choses, à luy, dis-je, qui est le Prince de paix, et qui a fait la paix tant en la terre qu'au Ciel. Le Sauveur visite ses Apostres, mais c'est quand ils sont tous assemblés, qu'ils sont tous en paix, qu'ils vivent en une sainte union. Et si bien il apparut aux deux disciples allant en Emmaus, lesquels estoyent sortis de la ville de Hierusalem qui represente la paix, [294] estant appellée vision de paix, nous ne devons pourtant pas croire que ce qu'il a fait pour ces deux il le veuille faire pour tous. Saint Thomas ne receut pas cette faveur qu'il ne fust retourné en l'assemblée des autres Apostres. Si nous ne vivons en paix et en union les uns avec les autres nous ne devons pas attendre de recevoir la grace de voir Nostre Seigneur ressuscité.

            La troisiesme condition de cette paix est que nous l'ayons avec nous mesme ou en nous mesme; ce que pour mieux entendre il faut sçavoir ce que nous asseure tres bien le grand Apostre, que nous avons deux parties en nous lesquelles se font une perpetuelle guerre: l'esprit et la chair. La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit a ses lois tout à fait contraires à celles de la chair. Une chacune de ces deux parties a ses adherens et ses forçats. La chair a la partie concupiscible et certaines facultés et sens communs à l'ame qui guerroyent en sa faveur contre l'esprit. L'esprit n'a pour toutes ses forces que trois soldats qui combattent pour luy, et lesquels encores font à tous propos des faux bonds et des cheutes en la fidelité qu'ils doivent à leur capitaine, se rangeant du costé de la chair pour combattre pour elle contre l'esprit mesme qui est leur maistre.

            Or, si ces soldats estoyent fideles, l'esprit n'auroit aucune crainte, ains il se moqueroit de ses ennemis, comme font ceux qui, ayans des munitions suffisantes, se trouvent au donjon d'une forteresse imprenable; et ce, bien que les ennemis soyent aux fauxbourgs, voire que la ville fust prinse, ainsy qu'il arriva en la citadelle de Nice, devant laquelle les forces de trois grans princes n'estoyent pas capables d'estonner ceux qui estoyent au donjon. De mesme, l'esprit qui est le donjon de l'ame, demeurant retiré en soy mesme, ne craint rien, pourveu qu'il soit accompagné de ses trois soldats, l'entendement, [295] la memoire et la volonté. Le monde, le diable et la chair ayans bandé toutes leurs forces contre luy ne peuvent aucunement l'espouvanter; ils brouilleront bien quelque chose, se servant des autres facultés de l'ame, mais pourtant, en vertu de la paix que Nostre Seigneur nous a acquise, ils ne sçauroyent nullement luy nuire. Si l'esprit vit en bonne intelligence avec ces trois serviteurs il se moquera tousjours de ses ennemis et ils resteront vaincus.

            Ce sont les vrayes armes des Chrestiens que la paix; avec icelle ils demeureront victorieux en tous combats. Mais si elle manque, et que cette intelligence entre l'esprit et l'entendement, la memoire et la volonté vienne à defaillir, tout est perdu; indubitablement l'homme perira. Lors que l'entendement se tient ferme en la croyance des choses que la foy nous enseigne ou que Nostre Seigneur nous a apprises, il a une force incomparable au dessus de celle de la chair, laquelle n'est que foiblesse au prix de celle là. Mais quand il vient à escouter les raysons et les harangues que la chair luy represente pour le destourner de cette attention aux divines verités, incontinent tout est perdu; l'experience s'en fait tous les jours.

            Nul ne peut douter que nostre cher Maistre n'ayt dit: Bienheureux les pauvres et ceux qui souffrent persecution; et l'entendement, au lieu de demeurer fermement attentif à cette verité, va recevoir la suggestion que la chair luy represente qu'il faut avoir des biens et beaucoup, à fin de luy donner ses ayses et commmodités: voyla quant et quant la guerre. La chair dicte miserablement à l'entendement que les pauvres ne sont pas estimés; il escoute ces opinions, le voyla perdu. En somme, tout ce que la chair desire est absolument contraire à l'esprit qui, estant esclairé de la lumiere celeste, ne peut s'empescher de voir que ces raysons inspirées par la chair sont bestiales et impertinentes, et qu'il ne les sçauroit approuver. Il souffre par ce moyen une tres grande guerre, voyant l'un de ses soldats presque gaigné, et bien souvent tout à fait perdu. Nous disons voirement tous [296] que nous avons la foy, mais nous ne la monstrons pas par les œuvres. Si nous voulons garder en nous mesme la paix parmi la guerre il faut tenir l'entendement fermement attaché aux verités que Nostre Seigneur nous a enseignées, et l'empescher d'escouter ou recevoir les opinions et raysons humaines.

            La perte des Anges et des hommes est venue de là. Les Anges apostats escouterent cette fausse opinion qu'ils devoyent estre comme Dieu, et se perdirent en leurs pensées. Saint Michel ayant entrepris de resister à leur temerité: Miserables, dit-il, qui est comme Dieu? et au son de cette parolle ils furent precipités et malheureux pour jamais. Mais soudain que Lucifer vit que son ambition outrecuidée l'avoit perdu, il presenta cette mesme tentation à nostre pauvre mere Eve, l'asseurant qu'elle ne mourroit point, bien que Dieu l'eust dit, ains qu'elle seroit semblable à luy en mangeant du fruit defendu. Et la pauvrette, au lieu de se tenir ferme en la parolle que le Seigneur luy avoit donnée, escouta et consentit à cette perverse proposition, qui fut cause qu'elle perit et son mari avec elle. Il luy eust bien mieux valu, et à nous aussi, qu'elle eust respondu à l'ennemy: Miserable, laisse-nous demeurer en la bassesse et humilité en laquelle nous avons esté creés, plustost que de nous proposer un eslevement duquel tu as esté precipité. O que le pauvre Adam eust esté heureux de demeurer seul et sans estre marié, car il n'eust pas encouru l'indignation de Dieu en prevariquant son commandement!

            Nos entendemens sont ordinairement si pleins de raysons, d'opinions et de considerations suggerées par l'amour propre que cela cause de grandes guerres en l'ame. Au lieu de l'arrester et attacher à se conduire en tout selon que Nostre Seigneur nous l'a enseigné, nous nous servons des considerations de la sagesse humaine laquelle nous represente qu'il faut bien estre discret, et moderer les choses selon la prudence pour que tout aille bien. Et cependant c'est tout au contraire, car c'est à fin que tout aille mal. Certes, on ne sçait plus de [297] quel biais prendre ces personnes qui se servent de cette fausse prudence, parce que, faute de simplifier leur entendement, elles ne veulent pas entendre les raysons qu'on leur donne et en apportent cent contraires pour soustenir leurs opinions, quoy que bien souvent mauvaises; dès qu'elles s'y sont une fois attachées, l'on ne sçait plus que faire avec elles.

            Servez-vous de la prudence, car elle est bonne, mais servez-vous-en comme d'un cheval: montez dessus, et la tournez à toutes mains, donnez-luy cent coups d'esperons, jusques à tant que vous l'ayez rangée et domptée pour la rendre sousmise à la simplicité de Nostre Seigneur. Ce tres bon Maistre voyant les Apostres entortillés en diverses considerations et doutes de l'accomplissement de ses parolles, n'ayans pas la patience d'attendre que le soir du jour auquel il avoit dit qu'il ressusciteroit fust venu (estans seulement au matin ils commençoyent à douter), Pax vobis, leur dit-il; vostre entendement soit pacifié par le rejet de tant de reflexions. Voyez mes playes, et ne soyez pas mescroyans, mais fidelles.

            Grand cas de l'esprit humain! Nostre Seigneur a dit: Tout ce que vous demanderez en mon nom vous sera donné; neanmoins, parce que nous ne le recevons pas si promptement que nous voudrions, incontinent nous sommes chancelans en la foy de cette promesse. Mais, j'ay desja tant demandé une telle vertu, et cependant je ne l'ay point. Oh! patience, le jour n'est pas passé; ce n'est que le matin, et vous doutez. Attendez au soir de cette vie mortelle; indubitablement, si vous perseverez à demander vous obtiendrez. Les Apostres ne voyoient pas si promptement Nostre Seigneur ressuscité, et les voyla bien tost en perplexité. Oh! pensoyent-ils en eux mesmes, que nous eussions esté heureux si nous eussions eu un Maistre immortel! et plusieurs telles raysons par lesquelles ils monstroyent qu'ils estoyent en doute de l'effect de la promesse du Sauveur; et partant il leur dit pour les accoiser: La paix soit avec vous. Donques le premier sujet qui cause en nous la guerre et qui en chasse la paix n'est autre chose que le manquement de [298] foy et d'asseurance ès parolles de Nostre Seigneur, et la facilité avec laquelle nous escoutons la multitude des raysons de la prudence humaine.

            Le second soldat de nostre esprit est la memoire, la fidelité duquel venant à faillir le trouble se fait grand en l'ame. La memoire est le siege de l'esperance et de la crainte. Je sçay bien que l'esperance est en la volonté, mais je veux dire ainsy pour maintenant. La pluspart des troubles que nous avons en nostre ame viennent dequoy l'imagination de la chair presente des souvenirs à l'imagination de l'esprit, lesquels estans receus par nostre memoire, nous nous laissons aller à de vaines craintes de n'avoir pas assez de cecy et de cela, au lieu de nous occuper à nous resouvenir des promesses que Nostre Seigneur nous a faites, et ainsy demeurer fermes en cette confiance que tout perira plustost que ces promesses viennent à manquer, et partant les inquietudes arrivent. La chair employe toutes ses forces contre l'esprit, attirant de son costé l'entendement et la memoire pour combattre pour elle.

            C'est grand pitié du desgat que ce manquement de paix fait en l'ame; au lieu que nous jouirions d'un grand repos si la memoire demeuroit ferme au souvenir des promesses divines qui nous asseurent non seulement de la fidelité de Dieu, mais encor de son soin tendre et amoureux pour tous ceux qui se confient en luy et ont logé en sa bonté toutes leurs esperances. Que nous serions heureux si nous nous occupions aussi des promesses que non seulement au Baptesme, mais, la pluspart d'entre nous, par le moyen des vœux, nous avons faites à Dieu de luy estre fidelles et de ne nous arrester jamais qu'à ce qui nous pourra rendre plus aggreables à ses yeux! Si les Religieux et Religieuses accomplissoyent les promesses qu'ils ont faites d'observer fidellement leurs Regles et Constitutions et de suivre les conseils qui leur seront donnés, ils possederoyent, dis-je, la paix en leurs ames, Nostre Seigneur viendrait en eux et leur dirait: Paix vous soit, comme il fit à ses Apostres.

            Le troisiesme soldat de nostre esprit et le plus fort de [299] tous c'est la volonté, car nul ne peut surmonter la liberté de la volonté de l'homme; Dieu mesme qui l'a creé ne veut en façon quelconque la forcer ni violenter. Neanmoins elle est si lasche que bien souvent elle se laisse gaigner aux persuasions de la chair, se rendant à ses efforts, bien qu'elle sçache que la chair est le plus dangereux ennemy de l'homme; c'est cette felone Dalila qui tue meschamment le pauvre Samson qui l'aymoit si cherement. La chair a des ruses nompareilles pour vaincre l'esprit et l'attirer à ses bestiales inclinations; mais le principal ennemy de la volonté et ce qui la fait estre si lasche que de quitter l'esprit qui est comme son tres cher espoux, c'est la multitude des desirs que nous avons de cecy et de cela. Bref, nostre volonté est si pleine de pretentions et de desseins que bien souvent elle ne fait rien que s'amuser à les regarder l'un apres l'autre, ou bien tous à la fois, au lieu de s'occuper à en faire reussir quelques uns des plus profitables.

            Combien avez-vous de desirs en vostre volonté? dira-t-on à quelqu'un. Combien? je n'en ay que deux. C'est trop, car il n'en faut qu'un; Nostre Seigneur le dit luy mesme: Marie a choisi cet un necessaire. Et quel est-il cet un? C'est Dieu qu'il faut vouloir, mes cheres Sœurs, et rien autre; car qui ne se contente pas de Dieu merite de n'avoir rien. Mais, me repliquerez-vous, ne faut-il pas vouloir aymer le prochain? Puisque vous dites qu'il ne faut aymer que Dieu et ne vouloir que luy seul, pourquoy donques tant de livres spirituels, tant de predications et tous les autres exercices de devotion? Un exemple vous fera entendre cecy: vous regardez cette muraille qui est blanche, et je vous demande ce que vous voyez. Je vois, respondrez-vous, cette muraille qui est blanche. Mais ne voyez-vous point l'air qui est entre elle et vous? Non, me direz-vous, parce que je ne regarde que cette muraille; et bien que ma veiie passe et traverse parmi l'air qui est d'icy là, neanmoins je ne le vois pas, d'autant que je n'y arreste pas ma veüe. De mesme, pourriez-vous bien dire, en aymant Dieu je rencontre plusieurs autres choses, comme les livres, les vertus, [300] l'oraison, le prochain que j'ayme voirement bien; cependant mon dessein principal estant de n'aymer que Dieu, fait que j'ayme toutes ces choses et que je m'en sers, mais ce n'est qu'en passant, pour m'exciter à l'aymer davantage, et tousjours plus parfaitement, car tel est mon vouloir et je n'en veux jamais point d'autre.

            En fin finale, si nous voulons avoir la paix en nous mesme il ne faut avoir qu'une seule volonté, ainsy que nous avons dit, non plus que saint Paul qui ne pretendoit sçavoir et prescher qu'une seule chose, Nostre Seigneur Jesus Christ crucifié. C'estoit là toute sa doctrine, en cela consistoit toute sa science; en cette mort de Nostre Seigneur il occupoit toute sa memoire, et en ce seul amour du Crucifié il avoit arresté tous ses desirs et toutes ses volontés. Ainsy puissions-nous faire, mes cheres ames, car nous possederons comme luy la vraye paix; nos puissances et nos facultés estans toutes ramassées en nous mesme, nostre doux Sauveur, pour l'amour duquel nous les aurons accoisées, ne manquera pas, sans doute, d'estre en nous et de nous apporter cette paix qu'il donne aujourd'huy à ses Apotres bien aymés.

            Mais, mon Dieu, quelle paix est celle cy, et qu'elle est differente de celle que le monde donne! Les mondains se vantent aucunesfois d'avoir la paix, mais c'est une paix fausse, laquelle est en fin suivie d'une tres grande guerre. Imaginez-vous, je vous supplie, de voir deux barques ou navires qui voguent sur la mer, dont l'une soit celle où Nostre Seigneur estant avec ses Apostres, dormoit tout doucement. Pendant son sommeil les vents se lavent, la tourmente se fait grosse, les vagues si impetueuses qu'elles semblent à tous momens faire perir le navire; les Apostres bien esmeus du present danger courent de proue en poupe et de poupe en proue; en fin ils resveillent Nostre Seigneur, disant: Maistre, nous perissons, si tu ne nous secours. O pauvres gens, dequoy vous troublez-vous? n'avez-vous pas avec vous le Sauveur qui est la vraye paix? Alors Jesus leur dit: Que craignez-vous, gens de petite foy? n'ayez point peur. Incontinent il commanda à la [301] mer de s'accoiser, et le calme fut soudain fait, le divin Maistre perseverant en la paix avec laquelle il dormoit, qui procedoit de la candeur et pureté de son ame. Son bien aymé Apostre saint Pierre en fit tout de mesme apres luy, car il dormoit paisiblement quand l'Ange le vint tirer de la prison, le soir devant le jour auquel on le devoit faire mourir; tant les vrays amis de Dieu sont tranquilles et possedent la paix que Nostre Seigneur leur a acquise.

            L'autre barque dont je vous parle et qui represente la paix des enfans du monde, est celle où estoit Jonas. La tempeste estant grande et les matelots ne sçachant plus que faire pour eviter le peril eminent auquel ils se voyoient presque reduits, s'en vont au fond du navire, où trouvant le pauvre Jonas qui dormoit, non d'un sommeil de paix mais d'un sommeil de detresse, ils luy dirent: Quoy, miserable, tu dors en cette affliction! Et s'estant enquis d'où il estoit: Oh! respondit-il, je suis un miserable homme qui fuis de devant la juste indignation de Dieu irrité contre moy. Ce qu'entendant, le patron du navire luy dit soudain: D'où viens-tu et d'où es-tu? Jonas respondit derechef: Je suis un miserable homme. Et soudain les pilotes le jetterent en la mer. De mesme en font les hommes pecheurs lors qu'ils pensent fuir l'ire de Dieu. Ils se vantent de dormir d'un bon repos, comme s'ils possedoyent la paix, mais en fin ils se trouvent bien trompés à leur resveil, se voyant environnés de mille troubles qui sont pres de les precipiter en la mer des tourmens eternels, s'ils ne se repentent et ne se retournent du costé de la divine Bonté pour implorer sa misericorde sur eux, à fin de pouvoir par leur contrition, recouvrer la grace qu'ils ont perdue emmi leur paix et tranquillité. Cette paix devroit plustost estre appellée trouble, puisqu'elle se termine en fin en une inquietude insupportable.

            La paix, mes cheres ames, ne se trouve qu'emmi les enfans de Dieu et de l'Eglise, qui vivent selon la volonté divine en l'observance de ses commandemens. Mais beaucoup plus vraye et plus grande est celle que possedent [302] ceux qui ne vivent pas seulement selon les commandemens, ains en l'observance des conseils et selon la regle de la vertu, car la vraye paix se trouve en la parfaite mortification. Les enfans de la paix font une continuelle guerre à la chair qui leur cause des attaques tres violentes, laquelle n'a pourtant pas le pouvoir de troubler leur repos, non plus que le diable et le monde, ainsy que nous avons desja dit.

            Mais il faut qu'un chacun de nous sçache qu'on ne doit pas demeurer en une paix accompagnée de faineantise, car il faut tousjours combattre. Nous pouvons bien affoiblir la chair, nostre principal ennemy, qui nous poursuit de si pres que jamais il ne nous abandonne; mais pourtant nous ne le pouvons abattre ni terrasser tout à fait, parce que c'est l'un de ces goujats et coquins que Dieu a laissés en vie pour nous exercer, bien qu'ils ne nous puissent nuire. La chair fait sa demeure dans nostre sein, c'est pourquoy elle nous inquieté quelquefois le cœur. Elle a des ruses estranges pour dresser des embusches à nostre esprit; mais si nous nous tenons fermes dans le donjon, accompagnés des trois soldats dont nous avons parlé, nous serons tousjours les plus forts et possederons la vraye paix qui nous tient contens emmi les injures, les mespris, les afflictions, les contradictions et en fin emmi tout ce qui nous arrive de contraire à la nature.

            Il faut que je vous raconte sur ce sujet un bel exemple que je lisois l'autre jour dans les Vies des Peres nouvellement recueillies. (C'est un livre qui n'a pas encor esté traduit en françois.) Je finiray par cet exemple. Un jeune homme, touché de l'esprit de Dieu pour se retirer en Religion, s'en alla clans un monastere de la Thebaïde trouver un bon Pere auquel il raconta son dessein, le suppliant de le recevoir pour son disciple. Il luy fit une harangue remarquable, selon sa ferveur, disant: Mon Pere, je viens à vous à fin qu'il vous plaise m'enseigner comme je pourray faire pour estre bien tost parfait; car voyez-vous, il le vouloit estre, mais bien tost. Le bon Pere loua son dessein et luy respondit: Mon fils, quant [303] à vous enseigner la voye de vous perfectionner je le feray de bon cœur, mais que vous soyez parfait si tost que vous voudriez, je ne le puis pas promettre; car en cette mayson nous n'avons pas de perfection toute faite, ains il faut que chacun fasse la sienne.

            Ce pauvret pensoit que la perfection luy seroit donnée comme l'on donne l'habit de Religion, mais il fut bien trompé, car le bon Pere poursuivant son discours luy dit: Mon fils, la perfectionne s'acquiert pas tout d'un coup comme vous pensez; l'on n'y sçauroit parvenir si promptement. Il faut passer par tous les degrés, commençant par les plus bas et montant l'un apres l'autre jusqu'au plus haut. Ne voyez-vous pas qu'en l'eschelle de Jacob il y avoit des eschellons par lesquels il failloit monter de l'un à l'autre jusques à tant que l'on fust au haut bout auquel on rencontroit la poitrine du Pere celeste? Et avant que d'aller succer ses divines mammelles il faut monter de degré en degré, car la perfection que vous desirez ne se trouve pas toute faite. Si vous la voulez avoir un jour, je vous enseigneray bien comme elle s'acquiert, pourveu, mon fils, que vous ayez bon courage et que vous fassiez fidellement ce que je vous diray. Ce que le jeune homme ayant entendu, il promit qu'il le feroit. Lors le bon Pere adjousta: Mon fils, il faut que trois ans durant, outre la generale prattique de toutes les vertus, vous entrepreniez de soulager tous les freres; de sorte que, par exemple, si vous rencontrez le cuisinier qui va puiser de l'eau ou qui va querir ou fendre du bois, vous y alliez pour luy. Puis si vous en rencontrez d'autres qui sont chargés, vous preniez leur charge et les soulagiez en la portant pour eux; bref, que vous vous rendiez le valet de tous en les servant en toute chose, sans reserve. Aurez-vous bien le courage de le faire? A quoy le jeune apprentif desireux de la perfection se sousmit. Mais au bout de ces trois ans, seray-je pas parfait? De cela, respondit le Pere, je ne le puis sçavoir; nous verrons ce qui en sera.

            Les trois ans expirés, le bon novice revient trouver son maistre pour sçavoir s'il estoit parfait. Mon Pere, [304] dit-il, je me vois au bout de mon terme. Ce n'est pas tout, repartit le bon Pere, il faut entreprendre encores un autre exercice pour autres trois ans si vous voulez estre parfait. Vous avez bien et fidellement fait ce que je vous ay commandé ces trois années, il est vray, mais il ne faut pas s'arrester là. O Dieu, dit le pauvre garçon, quoy, n'est-il pas encores fait? faut-il encores recommencer? est-il requis de faire si souvent des noviciats? trois ans ne suffiront-ils pas? Helas, je pensois estre parfait en le voulant, et cependant il y a encores tant à faire! Apres qu'il eut bien fait ses plaintes, le bon maistre ne s'en estonnant pas beaucoup, commença à l'encourager disant que puisqu'il avoit desja tant fait il failloit poursuivre, que la perfection estoit un si grand bien qu'il ne failloit pas regretter la peine ni le temps que l'on employe à l'acquerir.

            En fin le pauvre novice fut si bien persuadé qu'il promit de faire encores ces trois ans ce qu'il luy diroit. La prattique que le Pere luy recommanda fut de recevoir si bien les mortifications, mespris, corrections et humiliations que jamais il ne manquast de faire quelque service ou quelque present à ceux qui les luy procureroyent, et cela tout promptement; et s'il n'avoit rien autre chose à donner, qu'il fist des bouquets pour leur presenter, ou des stolles, ou telles et semblables choses. Ce qu'il promit d'accomplir, et le fit fort fidellement, bien qu'il ne manquast pas d'exercice; car le bon Pere donna le mot du guet aux Religieux pour l'esprouver comme il failloit, si qu'à tous propos il estoit en peine de faire des presens, d'autant que les mespris, mortifications et humiliations ne luy manquoyent point.

            Or, le second noviciat estant parachevé il vint rendre compte à son maistre, plein du desir de sçavoir s'il estoit parfait. Mais le Pere luy dit: Mon fils, il n'appartient qu'à Dieu de juger si vous l'estes ou non; mais si vous voulez, nous en ferons bien une petite espreuve. Le Pere donques le fit tout barbouiller et le mena dans une ville qui estoit proche de là, à la porte de laquelle il y avoit des soldats qui n'avoyent pas autre chose à faire qu'à [305] regarder les passans et prendre d'eux sujet de rire, de maniere que si tost qu'ils virent ce pauvre jeune homme ils commencerent à se mettre apres luy: qui le brocardoit de parolles, qui venoit jusques aux coups, d'autres l'injurioyent; bref, ils s'en jouoyent tout ainsy que s'il eust esté fol. Et ce qui leur faisoit prendre opinion qu'il l'estoit, fut que tandis que ces soldats le traittoyent comme j'ay dit, il avoit? une joye telle dans le cœur qu'elle paroissoit sur sa face, et à mesure qu'on luy disoit plus d'injures il sembloit estre plus joyeux et content. Ce qui surprenoit fort les assistans et contentoit grandement le bon Pere qui le regardoit pendant cette espreuve.

            L'un des soldats retournant en fin son esprit sur la contenance de ce pauvre novice, plein d'estonnement, se print à l'interroger, luy demandant comment il pouvoit rire (il ne rioit pas d'un grand ris, ains se sousrioit seulement), ne comprenant pas qu'un homme peust demeurer aussi insensible aux injures comme il le sembloit estre. Voyez-vous, Nostre Seigneur permet tousjours que les vertus de ses vrays amis et serviteurs soyent reconneues par quelques-uns. Lors le bon novice respondit: Certes, il me semble que j'ay bien rayson de rire et d'estre content, car je possede la paix en mon ame parmi toutes les attaques et risées que vous me faites; mais de plus, j'ay un grand sujet de contentement, car en verité vous m'estes bien plus doux et gracieux que n'a pas esté mon maistre que vous voyez là, lequel m'a icy amené; car il m'a tenu trois ans en telle sujetion, qu'il failloit que je fisse quelque present à tous ceux qui me maltraittoyent pour recompense de l'offence qu'ils m'avoyent faitte. Et cependant, vous taschez de me tourmenter et affliger, et vous ne m'obligez point à vous en recompenser.

            Grande estoit la paix que ce jeune homme possedoit en son ame, puisque les injures, les moqueries et les risées d'une trouppe desbauchée ne l'avoyent nullement esbranlé. C'est la vraye paix, mes cheres ames, que je vous desire, qui se conserve, ains qui s'accroist emmi la guerre et les tourbillons des vents des persecutions, [306] humiliations, mortifications et contradictions que nous rencontrons en cette vie mortelle, afflictions et peines qui seront en fin suivies des consolations et repos eternel, pourveu que nous les ayons souffertes avec paix interieure à l'imitation de ce bon Religieux. Or, telle paix ne s'acquiert en cette vie que par l'union de l'entendement, de la memoire et de la volonté avec l'esprit, ainsy que nous avons monstré tantost; de plus, elle ne se peut trouver hors de la sainte Eglise, ainsy que l'experience nous l'enseigne tous les jours, et en fin finale elle ne se rencontrera jamais qu'en l'obeissance du saint Evangile lequel n'est que paix. Amen.

 

XXXI. Sermon de Vêture pour le Dimanche de Quasimodo

 

26 avril 1620

 

(INÉDIT)

 

            En la primitive Eglise on celebroit la feste d'aujourd'huy fort solemnellement, parce que c'estoit la feste des nouveaux convertis et catechisés; c'est pourquoy on l'appelle le Dimanche blanc, d'autant que les nouveaux baptizés se revestoyent à tel jour de robes toutes blanches. Jadis, en l'ancienne Loy, l'on n'avoit pas accoustumé de faire feste à la naissance des enfans, comme on fait en beaucoup de lieux, ains seulement quand on les sevroit, ainsy que nous apprenons en l'histoire d'Abraham, lequel ne fit pas de festin à la naissance d'Isaac son cher fils, ains au jour qu'on le retira de la mammelle et qu'on le sevra. Les Chrestiens ne doivent pas solemniser le jour de leur naissance, ains celuy de leur renaissance, qui est celuy de leur Baptesme; c'est pour cette cause que le grand saint Louys roy de France ne vouloit pas estre appellé Louys de France, mais Louys de Poissy, parce que c'estoit le lieu où il avoit esté baptizé et celuy de sa naissance spirituelle.

            La grace que nous recevons au jour de nostre Baptesme est certes grande, car nous sommes rendus enfans de Dieu. Mais grande est aussi la grace que Dieu nous fait au jour où il nous reçoit pour estre entierement dediés [308] à son service, car c'est une nouvelle renaissance spirituelle en laquelle, comme la pluspart des Peres tiennent, nous sommes remis en l'innocence premiere; c'est à dire, qu'au mesme instant où ceux qui se dedient tout à fait au service de Nostre Seigneur font cette offrande d'eux mesmes, ils sont rendus purs comme des enfans qui viennent d'estre baptizés.

            Ce n'est donques pas sans juste rayson que l'on a accoustumé de faire des grandes solemnités en la reception ou Profession des Religieux et Religieuses, puisque ce n'est pas seulement le jour où ils sont sevrés et retirés de la mammelle, de la jouissance des consolations terrestres et perissables, à fin d'estre sustentés de viandes plus solides et qui les nourrissent à l'immortalité, le bon Pere celeste les fortifiant petit à petit par l'exercice des vertus appartenantes aux plus forts, telles qu'elles se trouvent en Religion. Ce n'est pas non plus seulement pour ce que c'est le jour de leur naissance spirituelle auquel ils reçoivent la grace divine et renouvellent les promesses qu'ils ont faittes, ou que l'on a fait pour eux en leur Baptesme, de vivre selon les commandemens de Dieu; mais ils solemnisent beaucoup plus parfaittement et se resjouissent davantage en cette journée, d'autant que c'est celle de leur renaissance. En effect, ils ne se contentent pas de renouveller les vœux, à sçavoir les promesses d'observer les commandemens de Dieu, ains se resolvent d'entreprendre la prattique des conseils de Nostre Seigneur et de vivre selon la perfection du saint Evangile. Ce que pour mieux faire, ils embrassent la vie religieuse en laquelle ils peuvent plus facilement qu'en nulle autre, demeurer inviolables en leurs resolutions.

            Grande donques, pour toutes les raysons que nous venons de dire, doit estre la joye de ces ames qui se presentent aujourd'huy à fin d'estre dediées au service amoureux de la divine Bonté. Cependant, la Religion est un continuel exercice de mortification, de renoncement et despouillement de soy mesme; il faut crucifier la chair avec toutes ses sensualités, la propre volonté avec tous ses desirs, renoncer au monde et à toutes les [309] choses terrestres pour n'aspirer plus qu'apres les biens eternels et n'avoir plus autre desir que de plaire à Dieu, plus de volonté que la sienne et celle des Superieurs qui ont la charge des Religieux.

            Il me semble que j'ay entendu vos cœurs, mes tres cheres Filles, dire telles ou semblables paroles à Nostre Seigneur, que vous venez maintenant choisir pour vostre Espoux et «l'unique objet de vostre dilection:» Il est vray, mon Seigneur et mon Dieu, qu'en la Religion on ne presche que la mortification tres entiere de nous mesme à fin d'obeir à cette semonce sacrée que vous avez faite: Quiconque veut estre parfait il est requis et necessaire qu'il renonce à soy mesme, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Lors que nous venons en Religion l'on ne nous amorce point par les promesses des consolations, comme fait le monde quand il veut attirer quelqu'un à sa suite; l'on ne nous fait point d'offre de biens terrestres, ni des honneurs, grandeurs ou dignités, ains des humiliations, des abjections, et au lieu des consolations on nous presente des mortifications. Nonobstant tout cela, nous ne laisserons pas de nous venir ranger sous l'estendart de vostre sainte protection, estans tres asseurées que puisque vostre Bonté nous a appellées à cette maniere de vie plus parfaite que la commune des mondains, voire de ceux qui font profession de vivre tres chrestiennement dans le monde, vostre mesme Bonté nous fortifiera et nous baillera la grace de bien faire ce que nous entreprenons aujourd'huy pour la gloire de vostre saint nom et pour le salut de nos ames; car nous croyons fermement que, selon la parolle de vostre saint Apostre, si nous mourons avec vous en cette vie, nous ressusciterons avec vous en la gloire.

            Oh! qu'à bon droit et joyeusement pourrez-vous chanter desormais, mes cheres Filles: Non fecit taliter; le Seigneur n'a pas usé d'une telle misericorde à l'endroit d'un chacun, l'appellant à la suite de ses parfums et au renoncement de toutes choses pour son amour; grace bien grande à la verité, puisqu'elle est un moyen tres efficace [310] et tres excellent pour nous sauver. O qu'il est bon, dit le saint Prophete, que les freres habitent par ensemble! Ouy certes, d'autant qu'ils s'entreporteront les uns les autres au bien. C'est une chose des plus necessaires pour nostre salvation que de faire de saintes conversations en cette vie, car, à dire vray, nous sommes quasi pour l'ordinaire tels que ceux que nous aymons et pratiquons.

            Voyez, je vous prie, le pauvre saint Thomas aujourd'huy (et j'entre par icy dans le sujet de l'Evangile): il s'estoit absenté de la compagnie des Apostres pour aller se promener, promenade et séparation qui luy cousta cher. Il quitta la communauté, et partant il cuida se perdre, si la bonté de son Maistre ne l'eust secouru misericordieusement. Pendant qu'il estoit absent, Nostre Seigneur s'apparut aux autres Apostres; et luy, ayant ouÿ d'eux tous la grace qu'ils avoyent receüe, il dit qu'il ne croiroit point que son Sauveur fust ressuscité s'il ne le voyoit et ne mettoit ses doigts dans les trous de ses playes, et ne fourroit toute sa main dans l'ouverture de son costé. Incredulité tres grande! Malheur qui ne luy arriva que pource qu'il avoit quitté la conversation tres sainte des Apostres et de Nostre Dame mesme, pour aller vagabond à la promenade, sous pretexte de quelqu'affaire qui n'estoit pas sans doute si necessaire qu'elle ne peust bien estre remise jusques apres le temps que Nostre Seigneur leur avoit marqué, auquel ils le devoyent voir ressuscité. C'est grand cas des personnes libertines et qui ne veulent point avoir d'autres lois que celles que la propre volonté leur dicte. L'on en voit une grande quantité lesquelles n'ont nulle affaire tout au long de la journée, mais si ce vient l'heure de la sainte Messe ou du sermon, il n'y a rien de si affairé qu'elles sont, et pour des choses si pressantes qu'elles ne se peuvent remettre.

            Les Peres ont fait beaucoup de considerations sur cette incredulité de saint Thomas pour en reconnoistre la source et la racine. Plusieurs racines de ce peché ont esté remarquées; mais je me contenteray d'en dire trois, dont la premiere est le chagrin, la seconde l'orgueil et la vanité, et la troisiesme le desespoir. [311]

            Quant au premier point, c'est une chose toute claire que le chagrin produit l'incredulité, car la preuve s'en fait tous les jours. Parlez, je vous supplie, à une personne preoccupée de chagrin, elle ne croit point ce que vous luy dites. Il est bien aysé à dire, vous respondra-t-elle, qu'il se faut et que l'on peut se divertir, mais nenny, c'est une chose impossible. Grande fut la tristesse et l'ennuy que receut saint Thomas quand il ouyt que ses compagnons avoyent veu Nostre Seigneur, et il se laissa tellement preoccuper l'esprit et l'entendement de cette passion, qu'il commença à s'opiniastrer et croire que cela n'estoit pas; et plus on vouloit le retirer de son incredulité, plus aussi il s'opiniastroit à soustenir qu'il n'en croiroit rien. Saint Pierre auquel il devoit tant de creance luy disoit: Il est vray, Thomas, je l'ay veu, il m'a fait l'honneur de m'apparoistre encores en mon particulier. Tout cela n'y faisoit rien. Nostre Dame, sans doute, touchée de la perte de cet Apostre, l'en asseuroit aussi: O Thomas, mon cher fils, il est vray, vostre Maistre est ressuscité; j'ay eu la grace de le bayser et de l'embrasser. O Dieu, quelle dureté de cœur! car pour tout cela il ne s'amollissoit pas, ains perseveroit en son obstination, disant tousjours qu'il ne croiroit point s'il ne touchoit et voyoit luy mesme les playes de son Maistre. Le chagrin offusque et trouble le jugement, de sorte que tandis qu'il est en l'ame elle est en extreme danger de commettre de grans defauts, parce qu'il fait que l'on rejette tout en ce temps là, et la correction et l'instruction, bref, tout ce qui est contraire à son opinion erronée.

            La seconde source de l'incredulité de saint Thomas fut l'orgueil et la vanité; car s'estimant aussi capable de cette grace que tous les autres, il pensoit: Et pourquoy seroit-il apparu à tous sinon à moy? S'il estoit vray qu'il fust ressuscité, je l'aurois veu aussi bien que les autres; ne suis-je pas autant qu'eux? Vanité tres grande qui le porta à commettre un tel peché. C'est le propre de l'orgueil d'entraisner nos ames à mille sortes de maux, mais principalement à celuy de nous faire [312] tellement attacher à nostre propre jugement, que nous soyons opiniastres à ne le point sousmettre à celuy d'autruy, pour authorité qu'il puisse avoir sur nous. Cette vanité de faire estime de son propre jugement produit l'incredulité et la mesestime des jugemens des autres, et fait que l'on raysonne en cette sorte: Pourquoy m'assujettiray-je à croire que ce que l'on me dit est vray? Ne l'aurois-je pas aussi bien compris ou sceu comme les autres? O que les ames qui faisans estime d'elles mesmes se laissent ainsy gouverner par leur propre jugement sont en grand danger! Nous le voyons en l'exemple du pauvre saint Thomas qui faillit se perdre.

            Or, de ces deux sources de son peché proceda le desespoir; car, poussé du chagrin et de l'orgueil, il perdit l'esperance que Nostre Seigneur accompliroit la promesse qu'il leur avoit faitte de ressusciter apres trois jours, d'autant qu'il ne l'avoit pas veu. Son chagrin faisoit qu'il ne vouloit pas croire ce qu'on luy asseuroit; l'orgueil luy faisoit dire que si son Maistre ne se monstroit à luy comme il vouloit, avec les conditions qu'il luy marquoit, il ne croiroit pas, et le desespoir survenant le rendit opiniastre en son obstination.

            C'est une chose toute ordinaire entre les jeunes apprentifs de la perfection d'estre attaqués de cette sorte de tentation; car dès qu'ils rencontrent de la difficulté en leur chemin, voyla quant et quant le chagrin qui les pousse à faire tant de plaintes qu'il semble qu'il y ayt grand pitié en eux. L'orgueil ou la vanité ne leur peut permettre un petit defaut que tout incontinent ils n'entrent en de grans troubles qui les portent par apres au desespoir: O Dieu, il ne faut plus rien attendre de moy, je ne feray jamais rien qui vaille! C'est bien dit; hé, pensiez-vous estre si brave que de ne point faillir? En toutes sortes d'arts il faut estre apprentif, premier que d'estre maistre.

            Nostre Seigneur tout bon et tout misericordieux, ne pouvant plus souffrir que cette chere brebis de son troupeau demeurast errante et vacillante en la foy, vient tout doux et debonnaire trouver saint Thomas en presence des autres Apostres, et apres les avoir salués selon son [313] accoustumée, disant: Paix vous soit, il s'addresse au plus malade de tous. Voyez, je vous supplie, comme amiablement il contrecarre de point en point son incredulité; car premierement il l'appelle par son nom et luy dit: Thomas, mets ton doigt dans les ouvertures de mes mains, et fourre si tu veux toute ta main dans la playe de mon costè, et prens si tu veux mon cœur (car, bien qu'il ne die pas: Prens mon cœur, il semble qu'il le vouloit signifier, luy donnant liberté de le toucher); considere que l'esprit n'a ni chair ni os, et reconnois que je suis moy mesme. Je suis Celuy qui est, partant ne sois plus incredule, mais fidelle. O Dieu, quelle confusion pour le saint Apostre, lequel ayant ouÿ son Maistre, se print à dire ces parolles de fidelité: Mon Seigneur et mon Dieu! Et à l'instant ses yeux furent ouverts, il vit le peril eminent dont son cher Maistre l'avoit tiré. Peril tres grand, certes, auquel il avoit esté reduit par le defaut de la paix de l'entendement, de la memoire et de la volonté, paix de laquelle estans privés, l'ame et l'esprit courent grande risque de se perdre, ainsy que nous disions l'autre jour.

            Or, Thomas perdit cette paix pour s'estre separé de la communauté; car les Apostres estoyent dans le cenacle comme dans une Religion, où les Religieux qui veulent se conduire selon leur sens et leur volonté, se retirans du train de l'observance commune, ne peuvent conserver la paix, ains vivent en de continuels troubles. C'est donc pour la conserver ou acquerir que ces ames viennent maintenant se dedier au service de la divine Majesté, resolues qu'elles sont de luy consacrer si entierement leurs cœurs, leurs corps et de plus leurs volontés, qu'elles ne s'en puissent jamais plus servir que pour suivre en toutes choses la volonté de Dieu qui leur sera signifiée par la direction des Regles et Constitutions de la Religion, direction qui les conduira à l'entiere mortification d'elles mesmes, «pour le service de la dilection» de leur celeste Espoux. Ainsy soit-il. [314]

 

XXXII. Sermon pour la fête de la Pentecôte

 

7 juin 1620

 

Et apparuerunt illis dispertitae linguae

tanquam ignis, seditque supra singulos

eorum, et repleti sunt omnes

Spiritu Sancto.

Des langues comme de feu leur apparurent,

et s'estans departies elles se

poserent sur chacun d'eux, et ils

furent tous remplis du Saint Esprit.

ACT., II, 3, 4.

 

            Nous celebrons aujourd'huy la feste des presens et du don des dons qui est le Saint Esprit, lequel fut envoyé du Pere et du Fils sur les Apostres, sous la forme et figure de langues de feu. Mais en ce don sept autres sont enclos, lesquels nous nommons dons du Saint Esprit. Certes, ce fut un tres grand don que le Pere celeste fit au monde lors qu'il luy donna son propre Fils, comme il a dit luy mesme, et apres luy son grand Apostre saint Paul: Si le Pere eternel a bien tant aymé le monde que de luy avoir donné son propre Fils, pourquoy ne luy donnera-t-il pas tout autre don avec celuy là?

            Vous resouvenez-vous de cette belle histoire du grand Joseph qui a desja tant de fois esté ditte, mais qui ne peut assez estre considerée? Pendant qu'il estoit vice roy [315] de l'Egypte, ses freres le vindrent voir par plusieurs fois pour estre secourus de luy en l'extreme necessité où leur pere Jacob et eux se trouvoyent reduits à cause de la famine qui estoit en leur pays. Il les renvoya tous-jours chargés de blé et de viandes; mais lors qu'on luy amena le petit Benjamin, il les renvoya non pas comme auparavant, chargés de grains et de vivres donnés par mesure, ains accompagnés de riches dons, avec des chariots remplis de tout ce qu'ils pouvoyent desirer. De mesme voyons-nous que le Pere eternel a fait en ce jour. Bien qu'en l'ancienne Loy il octroyast de tres grans presens à son peuple, toutefois ce n'estoit que par mesure; mais en la nouvelle, dès qu'il revit son cher Benjamin, c'est à dire, dès que Nostre Seigneur fut entré en sa gloire, il ouvrit sa main pour respandre ses dons et ses faveurs sur tous les fidelles, ainsy qu'il estoit escrit qu'il deverseroit son Esprit sur toute chair, à sçavoir sur tous les hommes, et non point seulement sur les Apostres.

            Ne sçavez-vous pas qu'il est dit que le Sauveur receut des graces infinies et que les dons du Saint Esprit reposerent sur son chef? Et pourquoy cela, puisque estant la grace mesme il n'en avoit ni pouvoit avoir nulle sorte de necessité? Ce ne fut donques sinon pour nous faire entendre que toutes les graces et benedictions celestes nous devoyent estre distribuées par luy, les laissant couler sur nous qui sommes membres de l'Eglise de laquelle il est le Chef. Et pour preuve de cette verité, escoutez ce qu'il dit luy mesme à sa bien-aymée au Cantique des Cantiques: Ouvre-moy, mon espouse, ma sœur. Il l'appelle mon espouse à cause de la grandeur de son amour, et ma sœur pour tesmoigner la pureté de son affection. Ouvre-moy, dit-il, mais ouvre-moy vistement, car j'ay mes cheveux tous pleins de la rosée, et les flocons de ma cheveleure pleins des gouttes de la nuit. Or, la rosée et les gouttes de la nuit ne sont qu'une mesme chose. Que pensez-vous que veuille signifier ce Bien-Aymé de nos ames, sinon qu'il desire ardemment que son Espouse luy ouvre promptement la [316] porte de son cœur, à fin qu'il y puisse respandre les dons et les graces qu'il avoit si abondamment receus de son pere comme une rosée et liqueur tres pretieuse.

            Voyons donques maintenant comment Dieu envoya son Saint Esprit sur tous les hommes qui se trouverent assemblés au cenacle, lesquels estoyent au nombre de six vingts et parloyent tous selon que le Saint Esprit leur donnoit. Les Apostres l'avoyent desja receu lors que Nostre Seigneur soufflant sur eux leur dit: Recevez le Saint Esprit, les constituant prelats de son Eglise et leur donnant le pouvoir de lier et deslier les ames; mais ce ne fut pas avec la gloire et magnificence qu'ils le receurent aujourd'huy, et ne leur laissa pas de tels effects. De mesme le Pere eternel fit un tres grand don au monde lors qu'il luy donna son propre Fils; neanmoins ce fut un present couvert, restreint et resserré dans la bourse vile et abjecte de nostre humanité et mortalité. Mais le present qu'il fait en ce jour à son Eglise doit estre tenu pour le plus excellent, d'autant que c'est le Pere et le Fils qui l'envoyent.

            Les presens sont estimés grans selon l'amour avec lequel ils sont faits; or, celuy ci n'est pas seulement fait avec un grand amour, ains c'est l'amour mesme qui est donné, car chacun doit sçavoir que le Saint Esprit est l'amour du Pere et du Fils. Mais ce que nous disons que le Saint Esprit nous a esté donné par le Pere et par le Fils, ne se doit pas entendre qu'il soit separé ni de l'un ni de l'autre, parce qu'il ne se peut, n'estant qu'un seul et vray Dieu indivisible; ains nous voulons dire que Dieu nous a donné sa divinité, bien que ce soit en la personne de son Saint Esprit. Et de cecy il en faut peu parler et beaucoup croire.

            Nous pouvons considerer la grandeur du don du Saint Esprit avec tous ses effects, entant qu'il est envoyé par le Pere eternel et par Nostre Seigneur à son Eglise, ou bien entant qu'il est envoyé à un chacun de nous en particulier. Certes, nous ne sçaurions assez remercier Dieu de ce qu'il a fait ce singulier present à son Eglise, à cause des biens qui en resultent. Le Saint Esprit fut [317] fort convenablement envoyé sous la forme et figure de langues et de langues de feu parce que c'est en la langue que l'Eglise a toute sa force. Qui ne sçait qu'elle opere tous ses mysteres par la langue? La predication se fait par la langue; dans le saint Baptesme, sans lequel nul ne peut estre sauvé, il est necessaire que la langue intervienne pour donner à l'eau la force de laver nos pechés et iniquités; de mesme le tres saint Sacrifice de la Messe ne se peut celebrer que par le ministere de la langue.

            Mais considerons, je vous prie, ce don si pretieux entant qu'il est fait à un chacun de nous en particulier. Nous avons desja dit qu'il y a enclos en celuy ci sept autres dons, que nous appelions de crainte, science, pieté, force, conseil, entendement et sapience. Par la suite que nous ferons de ces sept dons en remontant comme par une eschelle, nous connoistrons si nous avons receu le Saint Esprit ou non, puisqu'il a accoustumé de les communiquer aux ames dans lesquelles il descend et qu'il trouve preparées pour le recevoir.

            Commençons donques par celuy de crainte. Le don de crainte est le plus universel, car nous voyons que les meschans mesme ont de la crainte et frayeur entendans parler de la mort, du jugement et des peines eternelles. Cette crainte ne leur a pourtant point fait eviter le peché ni l'iniquité pource qu'ils n'avoyent pas receu le Saint Esprit; car la crainte qui s'appelle don du Saint Esprit non seulement nous fait redouter les divins jugemens, la mort et l'enfer, mais elle nous fait craindre Dieu comme nostre Seigneur et nostre Juge, et partant nous porte à fuir le mal et tout ce que nous sçavons luy estre desaggreable. Remarquons, je vous prie, qu'il est dit que les dons du Saint Esprit, de sapience et les autres, reposerent sur le chef de nostre divin Sauveur, et puis ensuite qu'il fut rempli de la crainte du Seigneur. Que veut dire cecy? car nostre Maistre n'avoit point besoin de crainte. Nous devons donc sçavoir qu'il en fut rempli pour la respandre sur un chacun de nous, tant parfaits qu'imparfaits, parce que les parfaits doivent craindre de [318] descheoir de leur perfection, et les imparfaits de ne la pouvoir acquerir. Et comme nous voyons qu'une fiole est remplie de quelque eau sans qu'elle en aye aucune necessité, puisqu'elle est si dure que mesme elle n'en est pas penetrée, ainsy nostre beni Sauveur fut rempli de la crainte du Seigneur, non point pour luy, car il ne s'en pouvoit servir, ains seulement pour la respandre sur ses freres.

            Il ne faut pas beaucoup parler de la crainte, principalement au lieu où je suis, puisqu'on ne s'en doit servir que pour venir au secours de l'amour quand il le requiert. Il ne faut pas non plus se tenir dans la crainte, ni moins la tenir dans nos cœurs, car c'est la place de l'amour, ains seulement la laisser à la porte de nostre cœur, à fin qu'elle soit preste pour secourir l'amour, ainsy que j'ay dit. Passons au don de pieté qui est le second.

            La pieté n'est autre chose qu'une crainte filiale, qui ne nous fait plus regarder Dieu comme nostre Juge, ains comme nostre Pere, auquel nous redoutons de desplaire et desirons d'aggreer.

            Mais il ne nous serviroit de gueres d'avoir le desir de plaire à Dieu et la crainte de luy desplaire si le Saint Esprit ne nous octroyoit le troisiesme don, qui est celuy de science, par lequel nous apprenons que c'est que vertu et que c'est que vice, ce qui est aggreable à Dieu et ce qui luy est desaggreable. Plusieurs des anciens philosophes ont bien sceu faire cette distinction. Aristote a fait un traitté admirable des vertus, lequel nonobstant cela, ne laisse pas de brusler en enfer, parce qu'ayant reconneu le chemin de la vertu il ne l'a pas voulu suivre. Par le don de science, le Saint Esprit nous ayde à reconnoistre les vertus dont la prattique nous est necessaire et les vices qu'il faut eviter.

            Il est aussi tres necessaire que le Saint Esprit nous baille le quatriesme don qui est celuy de la force, car autrement les precedens ne nous serviroyent de rien, puisqu'il ne suffit pas d'avoir la volonté d'eviter le mal et celle de faire le bien, encores moins de connoistre l'un et l'autre, si nous ne mettons la main à l'œuvre. [319] Pour cela nous avons une grande necessité de la force; mais il faut que nous sçachions en quoy elle consiste. Ce n'est pas à faire comme Alexandre le Grand, lequel conquit tout le monde à force d'armes. Il n'avoit pas le don de force, combien qu'on le luy attribue pour ses conquestes; sa force consistoit en des balles de plomb qui fracassoyent les murailles des villes et abattoyent les chasteaux. Il avoit encor moins le courage dont on le loue tant; la preuve est qu'il n'avoit pas le pouvoir sur soy mesme de se surmonter à ne pas boire un verre de vin, car il estoit un ivrogne. Voyez-le se vautrer, et pleurer lors qu'un certain philosophe luy vint dire qu'il y avoit encores d'autres mondes que celuy qu'il avoit subjugué et assujetti: il eut un tel regret de ne les pouvoir conquerir qu'il ne s'en peut resoudre.

            Faisons un peu comparaison de la vaillance et du courage d'un saint Paul ermite, ou plustost du grand Apostre saint Paul, avec cet Alexandre. Celuy ci ruine les villes, abat les chasteaux, s'assujettit le monde à force d'armes et se laisse à la fin vaincre par soy mesme. Au contraire, nostre grand Apostre semble vouloir subjuguer et parcourir toute la terre pour renverser non les murailles mais les cœurs des hommes, et les sousmettre à son Maistre par sa predication; et non content de cela, voyez, je vous prie, le pouvoir qu'il a sur soy mesme, debellant et assujettissant ses affections et passions à la regle de la rayson, et le tout à la tres sainte volonté de la divine Majesté. C'est en quoy consiste le don de force et la grandeur de courage: à se surmonter soy mesme pour s'assujettir à Dieu, mortifiant et retranchant de nos esprits toutes leurs superfluités et imperfections pour petites qu'elles soyent, sans aucune reserve; et de plus, ce don nous fait entreprendre de parvenir à la plus haute perfection, sans craindre la difficulté qu'il y a pour l'acquerir.

            Mais estans ainsy resolus et fortifiés pour embrasser la vraye prattique des vertus, il faut que nous ayons le don de conseil pour choisir celles qui nous sont le plus necessaires selon nostre vocation; car, bien qu'il soit [320] tousjours bon de prattiquer les vertus, si faut-il pourtant les sçavoir prattiquer par ordre. Que sçay-je moy, si en telle occasion il ne sera point plus expedient que je ne prattique la patience sinon interieurement et non pas exterieurement, ou bien si je dois joindre l'une avec l'autre? Il faut donques avoir le don de conseil à fin de suivre l'exercice que le don de force et de courage nous a fait commencer, et pour que nous ne nous trompions point nous mesmes, choisissant les vertus selon nos inclinations et non selon nostre necessité, regardant seulement à l'escorce et non point à la vraye essence des vertus.

            Apres le don de conseil vient celuy d'entendement, lequel nous fait penetrer les mysteres de nostre foy par le moyen des meditations, et choisir les maximes de la perfection interieure au fond de ces mysteres. Mais remarquez, je vous supplie, que je dis par la meditation et oraison, et non par la curiosité, speculation et estude, comme font les theologiens; car une simple et pauvre femmelette sera plus capable de le faire que non pas les plus excellens docteurs qui auront moins de pieté. Voyons cette pauvre femme: elle s'en ira promptement reconnoistre sur la Croix du Sauveur, voire mesme dans le cœur de Dieu, cette maxime de la perfection: Bienheureux sont les pauvres d'esprit; au mystere de l'Incarnation elle remarque la mesme maxime, et de plus celle de l'humilité et abjection. Vous voyez donques bien clairement les effects du don d'entendement, lequel, outre ce que nous avons dit, nous fait comprendre la verité des mysteres de nostre foy et combien il nous est necessaire de regarder à la vraye essence des vertus et non pas à l'apparence exterieure seulement, combien aussi il nous est utile de suivre les verités conneues, soit par le don de conseil ou par celuy d'entendement.

            Or, le Saint Esprit n'a pas accoustumé de laisser l'ame à laquelle il a bien voulu octroyer ces six dons que nous venons d'expliquer, sans y adjouster celuy de sapience, c'est à dire de la «savoureuse science,» luy donnant un goust, une saveur, une estime, bref un [321] contentement en la prattique des maximes de la perfection chrestienne qu'elle a reconneues par le don d'entendement. Ainsy, faisant tout au contraire des gens du monde, qui estiment bienheureux les riches, ceux qui sont honnorés et qui vivent delicieusement, elle tient pour bienheureux les pauvres d'esprit, puisqu'elle a trouvé cette vertu dans le cœur de Dieu mesme; bienheureux les humbles, bienheureux ceux qui portent et font paroistre dans leur exterieur la mortification procedante de l'interieure renonciation et mespris de tout ce dont le monde fait estat.

            Je finis par cette consideration que tous ceux qui estoyent dans le cenacle receurent le Saint Esprit et parloyent tous selon que le mesme Saint Esprit leur donnoit; mais non pas tous d'une mesme façon, n'ayans pas tous esté commis pour prescher l'Evangile comme saint Pierre et les autres Apostres; car nous ne pouvons pas nier qu'il n'y eust des femmes, puisque l'Evangeliste escrit qu'ils estoyent six vingts avec Nostre Dame et les autres femmes. Or, ils parloyent selon que le Saint Esprit leur donnoit, c'est à dire, ceux qui ne preschoyent publiquement s'entrencourageoyent les uns les autres à louer Dieu. Mais il faut que nous sçachions qu'il y a un parler qui se fait sans dire mot; c'est le bon exemple. David dit que les cieux annoncent la gloire de Dieu. Et comment cela? car les cieux ne parlent point. Il veut entendre que la beauté des cieux et du firmament convie les hommes à admirer la grandeur du Createur et à prescher ses merveilles. Il adjouste que les jours et les nuits se laissent la charge l'un à l'autre d'annoncer la gloire de Dieu. Qui ne sçait que lors que nous regardons le ciel en une nuit bien sereine, nous sommes excités à admirer et adorer la toute puissance et sapience de Celuy qui l'a parsemé de tant de belles estoiles? Il en est de mesme lors que nous voyons un beau jour esclairé de la lumiere du soleil, voire quand le mesme Seigneur nous envoye la pluye, puisqu'elle sert à produire les plantes.

            Que veux-je dire par tout cecy, sinon que nous, qui [322] sommes plus que les cieux et que tout ce qui est creé, puisque le tout a esté fait pour nous et non point nous pour eux, sommes beaucoup plus capables d'annoncer la gloire de Dieu que non pas les cieux ou les astres. Le bon exemple est une predication muette, et si bien nous n'avons receu le don des langues pour prescher, nous pouvons neanmoins le faire tousjours en cette sorte. N'est-ce pas une plus grande merveille de voir une ame decorée de plusieurs grandes vertus que non pas le ciel decoré d'estoiles? Les jours se donnent charge l'un à l'autre d'annoncer la gloire de Dieu; et qui ne sçait que les Saints en ont fait de mesme, se resignant leurs vertus les uns aux autres? A saint Anthoine succeda saint Hilarion, à saint Hilarion d'autres Saints, et ils iront ainsy tousjours perseverant.         

 

XXXIII. Sermon pour la fête de saint Augustin

 

28 août 1620

 

            Apres que saint Augustin a raconté ce grand conteste et divorce, ce grand combat et contention qu'il avoit sur le point de sa conversion, en ses deux parties, l'inferieure et la superieure, combat le plus grand qui se puisse voir, appercevant en fin les yeux de la misericorde qui desja le regardoyent, il s'escrie au commencement du Livre neufviesme de ses Confessions: O Seigneur, vous avez regardé vostre serviteur et le fils de vostre servante. Puis apres, sentant la main puissante de Dieu qui le deslioit, il poursuit avec ces paroles qui sont du Psalme CXV: Dirupisti vincula mea; O Seigneur, vous m'avez deslié des liens de mes pechés, et que feray-je en reconnaissance d'une telle faveur? Je vous sacrifieray un sacrifice de louange, je boiray le calice de vostre salutaire et invoquer ay le nom du Seigneur. Ayant donques à m'entretenir avec vous, quel meilleur sujet pourrois-je prendre que ces paroles du Psalmiste: Dirupisti, et ce qui suit? Mais pour rendre mon discours plus familier, je le diviseray en trois points: au premier nous verrons quels sont les liens desquels saint Augustin estoit lié; au second, quel sacrifice de louange il a offert à Nostre Seigneur; et au troisiesme, quel est ce calice du salutaire.

            Quant au premier, c'est chose merveilleuse comme ce [324] grand saint Augustin parle de luy mesme au divin livre de ses Confessions, et comme il raconte d'un style admirable les liens desquels il estoit enchaisné. Je ne m'arresteray pas à vous en beaucoup parler, car vous avez ce livre où vous le lirez avec bien plus de playsir, parce que vous y verrez les choses tout au long, mieux que je ne les vous sçaurois rapporter. Je me contenteray seulement de vous dire ce qui est à mon propos. J'estois, escrit-il, lié et enchaisné des chaisnes et liens d'une maudite volupté, avec une volonté enferrée qui faisoit que de mon plein gré je me vautrois dans mes vicieuses habitudes.

Les theologiens, parlans des liens dont les hommes sont liés, disent qu'il y en a de trois sortes. Le diable a des liens et cadenes par lesquels il tient les hommes enchaisnés et les rend ses esclaves et sujets. Ces cadenes ne sont autre chose que le peché qui nous rend non seulement esclaves de nos passions, mais encores du demon; et nul ne nous en peut deslier que la main puissante de Dieu. Ces liens, comme dit le mesme saint Augustin, nous sont merveilleusement bien representés par les chaisnes et manottes de fer dont saint Pierre fut lié en la prison; car, bien qu'il fust emprisonné pour la justice, ses liens neanmoins ne laissent pas de nous representer le peché qui, comme manottes et chaisnes de fer, tient le pecheur si estroittement enserré qu'autre que Dieu ne le peut desenchaisner.

            Les seconds liens sont du monde, et ne sont autres que la sensualité et volupté, liens grandement dangereux et difficiles à rompre.

            Mais Dieu a aussi des liens, des ceps et cadenes desquels il enchaisne ses serviteurs: les uns sont de fer et les autres d'or. Ceux de fer, comme dit nostre grand Pere saint Augustin, ne sont autres que la crainte des jugemens, de la mort et de l'enfer; ces menaces que nous lisons dans l'Evangile et celles par lesquelles l'Apostre saint Paul espouvantoit les roys et les princes, les laboureurs et artisans, les petits et les grans, leur disant: Je vous advertis qu'il y a un souverain Juge [325] des vivans et des morts, et c'est à luy à qui vous rendrez compte. Or, plusieurs oyans telles et semblables paroles et redoutans les terribles jugemens de Dieu, faisoyent penitence, et se laissant enchaisner par la crainte et vive apprehension, ils se convertissoyent. Les liens d'or sont des liens d'amour et dilection desquels Nostre Seigneur lie plusieurs ames et les rend ses sujettes et esclaves, mais d'un esclavage doux et grandement amoureux. Ce sont ces ames qui, sans aucune consideration de crainte, ains attirées par les suaves et amiables attraits de la dilection de nostre cher Maistre, viennent se dedier et consacrer entierement à son divin service.

            Saint Augustin estoit lié de trois divers liens desquels il parle dans ses Confessions, mais certes en telle sorte qu'il fait pleurer ceux qui les lisent avec attention, voyant comme ce pauvre jeune homme estoit embarrassé et si fort pressé qu'il ne se pouvoit desprendre. Considerez-le enchaisné dans ces maudits liens de la volupté; il luy estoit advis qu'il n'estoit pas moyen de vivre sans commettre ce detestable vice. Il vouloit et ne vouloit pas en estre delivré. Et que ne firent pas Alype et ses autres amis pour l'en destourner, le persuadant de se marier, à fin, par ce moyen, de changer en licites ses playsirs illicites. Vains furent tous leurs efforts. Il failloit, comme il dit luy mesme, vostre main toute puissante, o Seigneur, pour me deslier de ces liens et pour m'arracher des griffes de mon ennemy, entre lesquelles je m'estois volontairement jetté. Et certes, ce peché est detestable et le plus dangereux de tous. Que si bien il n'est pas si grand que le blaspheme et la haine de Dieu, si est-il le plus difficile de tous à s'en depetrer et desbrouiller.

            Le second lien duquel saint Augustin estoit lié est la vanité, car il estoit maistre de la rhetorique. Et qu'est-ce que la rhetorique et humanité humaine, sinon une escole de vanité? Il estoit donques maistre de la vanité, et il le confesse luy mesme. O pauvre Augustin, vous estiez de ce temps-là maistre de la rhetorique, et parmi ces belles phrases, poesies, proses et declamations, vostre esprit devint enflé, vain et superbe, car la science humaine [326] enfle. Il estoit un grand orateur et faisoit des oraisons de rhetorique à merveille, d'où vient qu'il se faisoit ainsy redouter, car on ne l'osoit approcher ni entrer en dispute avec luy, crainte d'en sortir confus. Cela l'enfloit davantage, à quoy aydoit encores son bel esprit qui estoit grandement subtil.

            J'ay accoustumé de dire qu'entre les beaux et les bons esprits il y a la mesme difference qu'entre le paon et l'aigle. Le paon, comme chacun sçait, est un bel oyseau, il a un beau plumage, mais il est grandement vain et orgueilleux. Il fait la roue et esparpille ses plumes; mais quelles sont ses œuvres? Il ne s'amuse qu'à des niaiseries; il se nourrit de mouches et de moucherons, et pour cela l'artisan n'en nourrit point, d'autant qu'outre qu'il est inutile en sa maison, il y apporte du dommage, car il monte sur le toit et le descouvre pour chercher des araignes. Les aigles, au contraire, qui n'ont point cette beauté en leur plumage et cette apparence exterieure, font neanmoins des œuvres plus nobles et solides. On ne les voit presque jamais sur terre, ains elles se guindent tousjours en haut; aussi les naturalistes disent que c'est le roy des oyseaux, non à cause de sa beauté mais pour sa generosité.

            Il en est tout de mesme des beaux et des bons esprits. Les uns estans vains, ne s'amusent qu'à des vaines imaginations, et pour peu qu'ils fassent deviennent enflés à merveille. Au contraire, les bons esprits font des œuvres bonnes et solides et ne s'enflent point, ains deviennent plus humbles et rabaissés. Un petit escolier de rhetorique, sur un petit mot de phrase ou d'histoire se paonnera et deviendra, par maniere de dire, un pedant, à sçavoir enflé, vain et superbe. Et que faire à cela? Les beaux esprits sont sujets à telles vanités et folies; mais un bon esprit fait, comme j'ay dit, des œuvres bonnes et solides, ne s'enfle ni glorifie point, ains se tient tousjours bas et humble. C'est ainsy que fit saint Augustin apres sa conversion: il changea la beauté de son esprit en bonté, ou plustost joignit la bonté avec la beauté, car certes ç'a esté le phenix entre les Docteurs, et l'on partage la [327] gloire entre saint Thomas d'Aquin et saint Augustin, l'un pour la theologie en general, l'autre pour la scholastique en particulier.

            Le troisiesme lien duquel saint Augustin estoit lié, c'est l'avarice, car il enseignoit pour le gain. Il gaignoit beaucoup à cause de sa grande doctrine et il estoit fameux et renommé par tout. (Il n'estoit pas de grande extraction, mais ouy bien d'une bonne famille, quoy que pauvre. Il avoit des freres et des sœurs; il confesse luy mesme et n'a point honte de le declarer, qu'il fut entretenu aux estudes par un gentilhomme. O Dieu, cela ne se diroit pas par un homme de nostre temps!) Or, il estoit avaritieux. C'est un puissant lien que celuy cy; car, par le moyen de son gain, il avoit de grandes pretentions et esperances de s'enrichir et avancer.

            O Dieu, qu'il failloit bien une main toute puissante pour le deslier de tant et de si fortes chaisnes! Helas! qui pourroit concevoir les combats et convulsions qu'enduroit cette pauvre ame lors qu'elle vouloit reprendre sa liberté et se desfaire des fers et manottes dont elle estoit enferrée? Mais lors que Dieu, par sa misericorde infinie, eut touché ces liens, se sentant en liberté, il commença, comme tout ravi, à chanter le cantique des misericordes divines et s'escria saisi d'estonnement: Dirupisti vincula mea! O Seigneur, mon Dieu, vous m'avez desliè des fers et cadenes de mes passions, vicieuses coustumes et habitudes. O Dieu, combien grans sont les effects de vostre puissance et misericorde!

            Or, plusieurs, comme saint Augustin, sont ainsy desliés par le mesme Seigneur quand ils viennent en Religion. Aucuns y viennent chastes, libres de toutes voluptés; d'autres ne sont point avaritieux et quittent volontairement toute possession temporelle pour se faire pauvres. Toutefois, l'on delaissé bien souvent la terre et autres telles bagatelles, mais il y en a peu qui abandonnent leurs pretentions comme il faut, et qui soyent entierement quittes de l'avarice interieure. On a tant de desirs, tant de belles esperances; on est si peu vuide de son propre [328] interest! Et quant à ce qui est de la vanité, certes, je ne sçay s'il y en a pas un qui en soit libre. C'est un mal commun et universel, il y en a fort peu qui ne soyent enlacés dans ses filets, et saint Augustin en parlant dit: J'ignore si quelqu'un est exempt de vanité, de complaisance de soy mesme, de sa propre estime; si cela est je n'en sçay rien, mais pour moy je ne suis pas du nombre, car je suis homme pecheur.

            O Dieu, comme apres sa conversion ce glorieux Saint estoit contrit et humilié, combien rabaissé et plein de reconnoissance des graces qu'il avoit receuës de la souveraine Bonté! Avec quel ressentiment de dilection s'escrioit-il: Que rendray-je au Seigneur pour tant de biens qu'il m'a faits? Puis, cherchant en soy avec un esprit tout plein d'une humble et amoureuse gratitude, il disoit: Je luy sacrifieray un sacrifice de louange.

            Que veut il signifier par ces paroles? (Elles sont prises d'une de ces phrases hebraïques qui ont certes une proprieté admirable pour bien representer ce qu'elles expriment.) Il y a mille interpretations sur icelles, mais je me contenteray de celle cy. Sacrifier un sacrifice de louange n'est autre chose que louer et glorifier Dieu pour ses misericordes. Louer la divine Majesté est un acte que tout homme est obligé de faire et duquel personne ne se peut exempter. On ne peut nier le devoir qu'un chacun a de louer Dieu à cause de ses bienfaits, non plus que l'on ne sçauroit nier qu'il y a un Dieu createur et gouverneur du monde. Les philosophes payens ont esté contrains de le confesser, encores qu'ils ne fussent pas esclairés de la lumiere de la verité. Un Ciceron, comme plusieurs autres, a librement reconneu qu'il y avoit une Divinité, et qu'autre qu'elle ne pouvoit creer l'homme, ni regir et conserver ce grand univers. Et la doctrine chrestienne nous enseigne qu'il faut en tout temps louer Dieu: en beuvant, en mangeant, en veillant et dormant, de jour, de nuit, d'autant qu'en tout temps nous sentons les effects de sa misericorde. Tous les bons Chrestiens le font lors qu'ils assistent aux Offices ou vont aux eglises pour connoistre Dieu, le louer [329] et adorer, et lors que parmi leurs autres occupations ils le benissent et invoquent.

            Mais saint Augustin ne dit pas simplement qu'il chantera ses louanges, ains qu'il luy sacrifiera un sacrifice de louange, pour monstrer qu'il n'entend pas seulement parler de ceux qui, comme le commun du peuple, louent Dieu, ains d'une sorte de gens comme ceux qui en ont receu des graces particulieres. Ils se retirent pour cela de la meslée du monde, se dedient et consacrent au service de Nostre Seigneur, et là ils offrent un sacrifice de louange, qui n'est autre chose que de dire de cœur et d'esprit ce qu'ils disent de bouche, accompagnant leurs chants, psalmodies, hymnes et cantiques d'une amoureuse et douce attention qui recrée le Bien-Aymé de nos ames.

            C'est ce que le divin Espoux a signifié lors que parlant de l'Espouse au Cantique des Cantiques, il dit: Ma bien-aymée, ma mie qui est parmi vous et que vous connoissez, laquelle s'est donnée toute à moy, ne prend playsir qu'à me louer et me repaistre des fruits de son jardin; et non contente de m'en donner les fruits, elle me donne encores l'arbre. Ailleurs, descrivant la beauté de cette Sulamite, il conclut en fin: Ma bien-aymée est telle qu'elle blesse mon cœur; elle ressemble à des chœurs et à des armées. Et qui est cette Sulamite sinon l'ame devote? Qu'est-ce que des chœurs sinon des lieux designés pour chanter les louanges divines? Donc, l'ame devote qui s'essaye de louer et glorifier Dieu ressemble à des chœurs. Mais le divin Espoux ne se contente pas de cela, ains dit encores qu'elle ressemble à des armées. Quelles sont ces armées sinon les diverses affections d'amour, d'humilité, componction et sousmission avec lesquelles elle accompagne les louanges qu'elle chante à son Bien-Aymé?

            Cette douce Sulamite donques est semblable à des chœurs et à des armées, car elle accompagne ses louanges d'affection et ses affections de louange; elle donne les fruits de son jardin lors quelle loue, et l'arbre, lors qu'elle unit aux louanges ses affections amoureuses; [330] et avec cette belle varieté elle va, comme une armée celeste, mettant en fuite les ennemis de Dieu, qui ne taschent rien tant sinon d'empescher ce saint exercice. Si le diable pouvoit louer la divine Majesté il ne seroit pas diable; et on voit en ce grand divorce et rebellion qui se fit au Ciel, duquel nous ne dirons point icy la cause ni comme il advint, que le diable ne devint diable que parce qu'il ne voulut pas louer son Createur. Ce que voyant, le grand Archange saint Michel s'escria: Qui est comme Dieu? qui est comme Dieu? Ce qu'il repeta souventesfois, et fut suivi de tous les autres Esprits bienheureux qui respondirent de chœur en chœur ce mesme mot: Qui est comme Dieu? et donnerent par ce moyen la fuite à Lucifer et à ses complices. Ceux cy furent donc precipités en l'abisme pour n'avoir voulu entonner ce divin motet comme les autres Anges, lesquels furent confirmés en grace. Certes, il n'y a point de meilleur moyen que celuy cy pour donner la fuite au diable, parce que le miserable ne peut supporter les louanges de Dieu ni de le voir adorer et glorifier.

            Or, nous pouvons dire que l'ame de saint Augustin fut cette amante Sulamite parce que dès l'instant de sa conversion il ne cessa jamais de louer Dieu, de jour, de nuit, en beuvant, en mangeant, en parlant, en escrivant, chantant les cantiques de sa misericorde et de sa grace. Il estoit si devot à cette divine grace qu'il ne se pouvoit rassasier non seulement de l'exalter, mais encores de parler et escrire à sa louange; il refute d'une eloquence admirable ces heretiques qui en nient l'efficacité, et par ses escrits et disputes demontre que leurs doctrines sont des resveries. En somme, aux livres et traittés qu'il a faits sur la grace, il en parle avec tant d'efficace et d'un style si haut et si eloquent qu'il surpasse tous les autres Docteurs, de sorte que l'on voit clairement combien il l'aymoit et prisoit.

            Mais la Sulamite de l'Espoux sacré est encores entendue de l'Eglise. Qu'est-ce en effect que l'Eglise de Dieu sinon des chœurs et des armées, et qui sont ces chœurs sinon, comme j'ay desja dit, tous les Chrestiens qui [331] chantent continuellement les louanges divines en toutes sortes d'estats et de conditions? Saint Louys (duquel nous avons celebré la feste ces jours passés), le plus grand Saint entre les roys et le plus grand roy entre les Saints, estoit arrivé au plus haut point de la perfection chrestienne. Il est un mirouër aux roys et à tout le peuple fidelle, il a fait de grans exploits pour la foy de Jesus Christ; neanmoins il n'estoit point Religieux, ains seculier. Toutefois, par ces chœurs et ces armées nous devons entendre particulierement les Religieux et ecclesiastiques, lesquels non seulement louent Dieu par psalmes, hymnes et cantiques, ains de plus, tant par les sermons que par les fonctions propres à leur estat, taschent d'attirer les autres à la connoissance de la verité, à fin de les exciter à louer Dieu.

            Et que la prudence humaine ne vienne point apporter icy ses raysons et dire: Oh! cela est bon pour les ecclesiastiques, predicateurs et docteurs, lesquels par leurs labeurs continuels assistent au public; mais à quoy servent ceux qui sont enfermés dans ces cloistres? A rien; ils sont inutiles à l'Eglise de Dieu. Ce sont les discours des mondains. C'est grand cas que cette prudence humaine pretend tout gouverner et en veut tous-jours à ceux qui ont choisi la vie contemplative. Ceux-là, disent-ils, ne font rien. O Dieu, les pauvres gens! ils sont aveugles en leurs opinions. Ils ne sçavent pas que le Seigneur se plaist en ces cloistres et lieux retirés. Le chant des Religieux n'est pas si haut que celuy des autres, mais il est plus melodieux; ils ressemblent aux oyseaux qui sont dans des cages pour recreer leur maistre par leur gazouillement.

            Il y a deux sortes d'oyseaux dans les maysons des grans: les uns ne chantent pas et les autres chantent. Ceux qui ne chantent pas sont les esperviers, qui vont tousjours à la queste pour apporter quelque provision à leur maistre. Ils representent les Evesques et pasteurs qui veillent sur leurs troupeaux, qui sont en continuelle action pour gaigner quelque ame à Dieu et, comme de vaillans soldats, font de bons exploits en la sainte Eglise. [332] Il y en a d'autres qui ne font que chanter, mais d'un air si melodieux que Nostre Seigneur y prend playsir.

            On raconte qu'un jour un grand seigneur acheta un petit oyseau qui cousta cinq cent septante escus; c'estoit une grande somme et il y en avoit suffisamment pour acheter des chevaux. Les murmurateurs ne manqueent pas, le monde a trop de prudence pour ne sçavoir à qui s'en prendre. Et qu'est-ce que cela? disoyent les uns; à quoy servira cet estourneau? car ils l'appelloyent ainsy. On eust peu avoir tant et tant de chevaux qui auroyent rendu grand service à la mayson, et cet oyseau ne sert de rien. Hé, pauvres gens, que vous estes grossiers et terrestres! Il est vray que les chevaux eussent esté utiles, mais ce petit estourneau ne l'est pas moins parce que, dans cette cage, il n'a autre soin et estude que de resjouir son maistre par son chant melodieux; il est mesme trescontent de perdre sa liberté pour demeurer en cette prison toute sa vie à fin de donner du contentement à son seigneur. Et de plus, c'est le playsir de ce seigneur: n'est-il pas maistre de son bien pour en faire ce qu'il luy plaist? Cessez donques vos murmures, et que cela vous suffise puisqu'il le veut ainsy.

            L'on en peut dire autant des ames qui se sont enfermées dans les cloistres, lesquelles, comme des petits oyseaux, recreent leur Maistre par la melodie de leurs chants; elles quittent leur liberté, qui est la vie de l'ame, pour vivre en prison, et se privent de toutes sortes de contentemens pour le resjouir par leurs prieres, souspirs et continuelles meitations. Et non seulement cela, mais de plus, ceux qui travaillent pour l'Eglise sont merveilleusement fortifiés pour s'acquitter de leurs fonctions et perseverer aux travaux qui les accompagnent, par cette douce harmonie, c'est à dire par les prieres que les ames religieuses appliquent pour ce sujet.

            Saint Augustin a esté de ces chœurs et armées. Il ne s'est pas contenté de louer Dieu, comme nous avons dit, ains a tasché d'amener à luy plusieurs ames, preschant les uns et donnant aux autres une maniere vie tre parfaite. Ce qu'il fit estant Evesque, assemblant [333] une multitude de prestres auxquels il donna sa Regle, entant sur un mesme tige la Religion et l'estat seculier, en telle sorte que ses prestres estoyent Religieux et ses Religieux estoyent prestres. Et non content de cela, il reunit encores une quantité de filles auxquelles il bailla aussi une Regle.

            Voyez-vous comme ce glorieux Saint disoit avec beaucoup de rayson: Je vous sacrifieray un sacrifice de louange? Il avoit en effect le cœur plein d'une grande douceur et gratitude. Il y a des hommes qui sont mesconnoissans des graces et faveurs qu'ils ont receues; cette ingratitude reside quelquefois en l'entendement, et fait qu'ils ne voyent point le devoir qu'ils ont à ceux qui leur font du bien. Certes, quand l'ingratitude est en l'entendement, elle est bien mauvaise et dangereuse et passe pour l'ordinaire en la volonté, la viciant en telle sorte qu'on ne veut point se reconnoistre redevable à personne. Telles sortes de gens sont tres superbes et infectés d'une dangereuse maladie, car il leur semble que nul ne les sçauroit obliger, mais ils croyent au contraire qu'ils peuvent obliger tout le monde. Pour bien qu'on leur fasse ils se font accroire que cela leur est deu, et ne pensent pas qu'on leur puisse rien donner gratuitement; ains, s'ils reçoivent quelques graces, ils croyent qu'ils les ont meritées par quelque signalé service.

            O Dieu, que c'est un vice espouvantable que cette ingratitude! Saint Augustin n'en estoit nullement entaché, mais au contraire il se sentoit tellement redevable à ce bien aymé Sauveur de nos ames qui l'avoit deslié des liens de ses pechés et vicieuses habitudes, qu'il se perdoit en la consideration de l'amour qu'il portait à son souverain Bienfacteur et Liberateur. Souvent en ses meditations son ame se fondoit d'amour pour Celuy qui luy avoit fait de si grandes misericordes; voire, il fut tellement enivré des douceurs et suavités de cet amour, que, comme en ce qui est de la theologie il partage la gloire avec saint Thomas, aussi la partage-t-il avec saint Bernard en ce qui est de la dilection sacrée. [334]

            J'ay souvent dit qu'il y a deux amours: le premier est l'affectif, le second, l'effectif; et faute de les connoistre et sçavoir discerner il arrive de grans abus et tromperies. Le premier, qui est l'amour affectif, est desiré de tous; et de vray, il est bon cet amour là. C'est luy qui fait qu'à l'oraison l'on a le cœur tout emmiellé et plein d'une douceur bien aggreable. O Dieu, que c'est une grande suavité! On sent des presseures de cœur, des sentimens d'amour que le Saint Esprit donne comme grains sucrés ainsy qu'à des petits enfans pour nous attirer. Cela est bon quand il vient de Dieu, et saint Augustin l'a experimenté, à ce qu'il confesse luy mesme avec une grande sincerité lors qu'il dit: O Dieu, Jesus, Jesus, vous me desliiez des liens de mes pechés, mais à mesme temps vous me reliiez et menottiez avec ces liens, ces cadenes d'amour et de dilection. Oh, adjoustoit-il, où estois-je? où estoit ma liberté avant que vous l'eussiez liée de ces douces chaisnes qui me tiennent à present en cette bienheureuse esclavitude?

            Voyez-vous, il ne parle que de sa liberté; si bien est-ce la plus riche piece de l'homme, car, comme j'ay dit, c'est la vie de nostre cœur; c'est donc le plus pretieux don que nous puissions faire. Aussi est-ce la derniere chose que nous quittons, et qui nous fait plus de peine à renoncer. C'est une piece si excellente que le diable n'y peut toucher; il tourne, brouille et roule bien tout à l'entour, mais il ne la sçauroit forcer. Dieu mesme qui nous l'a donnée ne la veut point avoir par force, et quand il demande que nous la luy donnions il veut que ce soit franchement et de nostre bon gré. Il n'a jamais contraint personne de le servir et ne le fera jamais. Il va bien nous piquant, crochettant nos consciences, rodant à l'entour de nos cœurs, nous sollicitant à nous convertir et donner tout à luy, mais de nous prendre par force, jamais. A la verité, il le pourroit faire, car il a tout pouvoir, mais il ne le veut pas.

            O Dieu, qui pourroit descrire ce parfait abandonnement, cet entier delaissement que saint Augustin fit à la divine Bonté de soy et de sa propre vie, qui n'est [335] autre que cette liberté? Je suis tout ravi quand je lis en ses Confessions ce qu'il en dit. Il s'estoit tellement donné soy mesme qu'il ne sçavoit plus ce qu'il estoit. Certes, on ne sçait ce qu'on doit plus admirer, ou la sincerité avec laquelle il parle sans aucun doute ni scrupule, ou le style admirable avec lequel il fait entendre ce qu'il ressentoit en soy mesme. Il estoit tellement enflammé de l'amour sacré, qu'il avoit perdu le goust de toutes choses, et trouvoit en toutes le goust de son Sauveur. Je beuvois et mangeois, dit-il, sans sçavoir que je mangeois; je dormois, sans sçavoir que je faisois; je trouvois en tout le goust de l'amour de mon Sauveur.

            J'ay adjousté qu'il y a un autre amour, qui est effectif. Oh! celuy cy est bon par excellence, et nostre glorieux Saint passa de l'amour affectif à l'effectif. Celuy-cy travaille et n'est point oisif. Il souffre des travaux et des peines, il endure des injures et calomnies. C'est ce que je voulois declarer par mon troisiesme point: Je boiray le calice de mon salutaire; mais il n'est pas moyen d'en parler, car le temps est desja passé. Je diray seulement que cet amour ne se lasse point de patir; il fait agir en tout temps. Voyez-vous la Magdeleine? Elle estoit touchée de l'amour affectif quand voyant son Maistre et luy voulant bayser les pieds, elle s'escria: Rabboni. Mais Nostre Seigneur la repoussa, luy disant: Ne me touche pas, va-t-en à mes freres. Or, voyla l'amour effectif, car elle sortit et alla promptement.

            Saint Augustin ayant gousté les douceurs de l'amour affectif passe aux travaux de l'effectif. Il donne sa Regle à une assemblée de filles, et soudain les heretiques se levent contre luy. Leurs calomnies luy baillent occasion de protester qu'il n'est pas l'inventeur, ains seulement le propagateur de la vie monastique en Afrique. Combien pensez-vous qu'il souffrit lors qu'il rembarra les heresies des Manicheens, des Donatistes et autres Africains? O Dieu, ce ne fut pas sans grand travail et peine. Et vous, vous avez receu de grandes douceurs en l'oraison, mais hors d'icelle vous ne pouvez supporter une injure, une parole et action faite par [336] surprise; vous ne pouvez vous accommoder aux personnes d'une humeur contraire à la vostre! Il y en a à qui la nature a donné de grans advantages et il est bien facile de s'accommoder avec elles; d'autres n'ont pas ces qualités, elles ont au contraire je ne sçay quoy qui repugne à nos inclinations. Mais certes, l'amour effectif franchit tout cela et quitte ses propres humeurs pour se conformer en tout et par tout à celles des autres.

            Saint Augustin disoit une parole que nous devrions tous graver sur le frontispice de nos chambres ou plustost de nos cœurs: O Dieu, dit-il, qu'il seroit à souhaiter que l'on n'aymast que vous, qu'on vous aymast en toutes choses et qu'on n'aymast aucune chose sans vous! Mais, o glorieux Saint, vous voulez que l'on n'ayme que Dieu; ne faut-il pas aussi aymer ses amis? Ouy, mais en Dieu. Et ne faut-il pas aussi aymer ses ennemis? Ouy, mais pour Dieu. Que nous serions heureux si nous observions cecy! Il s'en trouve prou qui cherissent leurs amis, mais ils ne les ayment pas en Dieu, car ils commettent de grandes injustices pour les favoriser, et les ayment aux despens de l'honneur et gloire de Dieu. Et encores ce n'est pas grande merveille d'aymer ses amis, c'est naturel, les payens en font bien autant; mais d'aymer ses ennemis, o certes, voyla qui est digne d'un vray Chrestien. Or, cela est bon pour prescher en public; revenons donques à cet amour qui nous fait mourir à nous mesme par une abnegation entiere et absolue. Saint Augustin, dit au sujet de ces paroles addressées par Nostre Seigneur à Magdeleine, Va-t-en à mes freres: Pour marcher il faut faire deux pas: mourir et renoncer à toutes les choses qui sont hors de nous, et mourir et renoncer à soy mesme, qui est le plus difficile. On en trouve assez qui, venant en Religion, renoncent à toutes les commodités, biens et amis; mais on en trouve peu qui renoncent absolument à eux mesmes par cette parfaite et entiere abnegation. Plusieurs disent bien qu'ils ayment les travaux, et mesme qu'ils les desirent, mais peu les souffrent avec la perfection requise.

            En fin (car il faut que je finisse) ce grand Saint, estant [337] parfaittement mort et aneanti en soy mesme, se plaint à Nostre Seigneur en ces termes: O Seigneur, faites que je meure à fin que je ne meure pas! Monstrez moy vostre face, o mon Dieu. Mais sçachant qu'homme mortel ne peut voir Dieu, il demande de mourir à fin de ne pas mourir; comme s'il disoit: L'amour que vous m'avez donné pour vous est si grand que vivre sans vous m'est une mort; c'est pourquoy, Seigneur, faites que je meure à fin que je ne meure pas, car vous voir c'est ma vie. Ouy, en verité nostre vie consiste à voir la face de Dieu.

            De ce grand amour de Dieu procedoit celuy du prochain. Ce glorieux Saint fut mesme tenté du desir d'operer des miracles en faveur de ce prochain, tant il souhaitloit de luy faire du bien et de l'ayder en ses miseres. Il estoit si charitable qu'il ne se gardoit rien. Quelque personne luy ayant un jour demandé ce que certes il n'avoit pas, il luy respondit franchement: Je n'ay pas ce que vous me demandez. Mais comme elle continuoit à l'importuner, Augustin s'addressa à Nostre Seigneur, le priant de le luy octroyer; neanmoins, adjousta-t-il, Seigneur, si vous ne me le voulez pas donner, donnez-le luy vous mesme. Sa charité passa si avant qu'estant proche de sa mort on le sollicita de faire son testament, et il dit: Hé, je vous prie, ne me pressez pas de le faire. Or, comme on l'en importunoit fort il ne se trouva rien.

            Avant que de finir, disons encores ce mot que saint Augustin escrit en un autre endroit: O Dieu, est-il possible que l'on sçache que vous estes Dieu et que l'on ne vous ayme pas! Certes, c'est chose pitoyable en cet aage que nous sçachions que Dieu est Dieu, que nous le croyions et que nous ne l'aymions pas. C'est ce que Nostre Seigneur dit comme en se plaignant: Si quelqu'un m'ayme, qu'il me suive. Si quelqu'un m'ayme; voyez-vous, il monstre en cela que le nombre de ceux qui l'ayment est petit.

             Mais achevons par la mort amoureuse de saint [338] Augustin. Je vous repeteray ce qu'un predicateur disoit un jour à ses auditeurs, les entretenant du trespas d'un grand Saint: Je finiray, concluoit-il, de peur qu'en vous parlant de la mort d'un tel (et il le nomma), je ne vous fasse mourir, voyant l'attention avec laquelle vous avez ouy ce que j'en ay touché. Et moy, mes cheres Sœurs, vous ayant dit quelque chose de ce grand saint Augustin, et me trouvant à la fin de cette mienne exhortation sur sa mort et parfaite abnegation, je paracheveray, non point de peur que vous mouriez d'une semblable mort, mais bien de crainte de vous ennuyer par un trop long discours; car ayans esté une partie du jour attentives à chanter l'Office divin, vous voudrez apres cette predication que vous avez entendue avec attention, faire quelque chose de ce que nous avons dit de ce glorieux Pere, lequel vous admirerez et imiterez. Pour vous laisser suivre vostre Office, je finiray donques en vous disant: Que Celuy qui a beni ce glorieux Saint vous benisse, que Celuy qui l'a sanctifié vous sanctifie, et que Celuy qui l'a glorifié vous glorifie là haut, par tous les siecles des siecles. Amen. [339]

 

XXXIV. Sermon de Vêture et de Profession pour la fête de saint Nicolas de Tolentin

 

10 septembre 1620

 

            C'est une verité qui a tant et tant de fois esté dite par la Sainte Escriture et par les anciens Peres, que la perfection chrestienne n'est autre chose qu'une abnegation du monde, de la chair et de la propre volonté, qu'il semble qu'elle n'aye plus besoin d'estre repetée. Ce grand Pere de la vie spirituelle, Cassian, parlant de cette perfection, dit que la base et le fondement d'icelle n'est qu'une parfaite abnegation de toutes les volontés humaines. Et saint Augustin, traittant de ceux qui se consacrent à Dieu pour tendre à cette perfection, escrit: Ces gens icy que sont-ils, sinon une assemblée de personnes qui vont en la milice, à la guerre et au combat contre le monde, la chair et soy mesme? [340]

            Nostre doux Seigneur et Sauveur est le chef, le defenseur et capitaine non seulement de cette armée ains encores de chaque combattant. Or, bien que le Pere eternel l'aye constitué et declaré gouverneur d'icelle et qu'il en soit unique et souverain Capitaine, si est-ce qu'il s'est trouvé tant de douceur et clemence dans le cœur de nostre cher Maistre qu'il a voulu que d'autres participassent à la gloire d'estre chefs de cette milice, mais sur tout la sacrée Vierge, laquelle en a esté comme la capitainesse principalement du sexe feminin, quoy que Nostre Seigneur ne laisse pas pour cela d'en estre Maistre et gouverneur absolu, et d'une façon souveraine. Lors que Dieu crea Adam il le fit pere de tout le genre humain, des hommes et des femmes esgalement; neanmoins il crea la femme, que nous appelions nostre mere Eve, qui est comme la capitainesse du sexe feminin. Ce n'est pas pour cela qu'Adam ne soit le chef absolu des deux sexes; oh non, mais Eve participe en quelque façon à la gloire qu'il en reçoit.

            Certes, quand Dieu delivra les Israëlites de l'Egypte pour les mener en la terre de promission, il les mit sous la main et conduite de Moyse, lequel fut declaré pour capitaine et conducteur de ce peuple. Et lors que, par inspiration divine, il commanda à toute son armée de passer à travers la mer Rouge pour eschapper la furie et tyrannie de Pharaon qui la poursuivoit, la mer se separant laissa le chemin sec et libre aux Israëlites, et engloutit et submergea les Egyptiens. Ce que voyant, Moyse entonna son beau cantique avec un ressentiment interieur inconcevable, s'accompagnant de fifres, de hautbois, tambours et flageolets. Mais l'Escriture sacrée remarque qu'en ce mesme temps Marie sa sœur chantoit le mesme cantique avec celles de son sexe, comme capitainesse et chef d'iceluy, ayant aussi des fifres et flageolets. Ce n'est pas que Moyse ne fust gouverneur et conducteur de toute l'armée esgalement, des femmes comme des hommes; neanmoins Marie sa sœur participoit à cette gloire, d'autant qu'elle estoit comme la conductrice de celles de son sexe. Cela ne se faisoit pas seulement pour [341] la bienseance et civilité, mais comme remarque l'Escriture, d'apres l'ordonnance de Dieu, qui monstra souvent par diverses figures et exemples les faveurs et graces qu'il devoit faire à la sacrée Vierge Nostre Dame.

Or, la divine Providence a permis qu'estant encores dans l'octave de la Nativité de cette sainte Vierge, ces filles ont demandé l'une d'estre receuë à l'habit, l'autre à la Profession. O que leur entreprise est grande! car c'est un combat et une continuelle guerre qu'elles livrent au monde, à la chair et à elles mesmes, sous l'estendart et protection de nostre tres chere Maistresse. C'est pourquoy il faut que nous regardions comment cette sainte Vierge a vaillamment triomphé de ces trois adversaires, dès sa premiere entrée en cette vie ou en sa sainte nativité. Certes, cette glorieuse Dame a esté un mirouer et abbregé de la perfection chrestienne; mais bien que Dieu l'aye fait passer par tous les estats et degrés pour servir d'exemple à tous les hommes, si est-elle le particulier modele de la vie religieuse.

            Elle a esté d'abord sujette à sa mere; elle est demeurée dans sa famille pour monstrer aux filles et enfans l'honneur et sujetion qu'ils doivent rendre à leurs parens et avec quel esprit ils se doivent tenir en leur mayson. Elle fut presentée au Temple en sa jeunesse, n'ayant que trois ans, pour apprendre aux peres et meres avec quel soin ils doivent eslever leurs enfans et avec quelle affection ils les doivent instruire en la crainte de Dieu et les porter à son service. Elle fut encores en cela l'exemple des filles qui se consacrent à la divine Majesté. Puis elle fut mariée, pour estre le mirouer des mariés, et en fin vefve. La divine Providence l'a donc fait passer par tous les estats à fin que toutes les creatures puissent puiser en elle, comme en une mer de grace, ce qu'elles auront besoin pour se bien former et dresser en leur condition.

            Il est vray neanmoins qu'elle a particulierement esté, comme j'ay dit, le mirouer de la vie religieuse; car dès sa nativité elle prattiqua tres excellemment cette parfaite abnegation du monde, de la chair et de soy mesme, en laquelle consiste la perfection chrestienne. Quant au [342] monde, la sacrée Vierge en fit en sa naissance les plus parfaits et les plus entiers renoncemens qui se puissent faire. Et qu'est-ce que le monde sinon une affection desreglée que l'on a aux biens, à la vie, aux honneurs, dignités, preeminences, propre estime et semblables bagatelles apres lesquelles les mondains courent et desquelles ils se rendent idolatres? Je ne sçay comme cela est arrivé, mais le monde est tellement entré dans le cœur de l'homme, que l'homme est devenu monde et le monde homme. Les anciens philosophes semblent l'avoir voulu dire lors qu'ils ont appellé l'homme un microscorne, à sçavoir un petit monde. Et saint Augustin parlant du monde dit: Qu'est-ce que le monde? Ce n'est autre chose que l'homme; et l'homme, qu'est-ce autre chose que le monde? Comme s'il vouloit dire: L'homme a tellement mis et attaché ses affections aux honneurs, richesses, dignités, preeminences et propre estime qu'il a pour cela perdu le nom d'homme et receu celuy de monde; et le monde a si fort tiré à soy les affections et appetits de l'homme qu'il ne s'est plus appellé monde mais homme.

            C'est de ce monde ou de ces hommes que le grand Apostre parle lors qu'il escrit: Le monde n'a point conneu Dieu, et pour ce il ne l'a point receu ou voulu entendre ses loix, ni moins les recevoir et garder, d'autant qu'elles sont entierement contraires aux siennes. Et Nostre Seigneur luy mesme dit à ce sujet: Je ne prie point mon Pere pour le monde d'une priere efficace, car le monde ne me connoist pas et je ne le connois pas aussi. O Dieu, que c'est une chose difficile que de se rendre bien quitte de ce monde! Nos affections sont tellement embrouillées en iceluy et nostre cœur en est tellement sali qu'il faut un grand soin pour le bien laver et nettoyer, si nous ne voulons qu'il en demeure tous-jours souillé et enlaidi. Plusieurs pensent avoir desja beaucoup fait et travaillé en l'exercice du renoncement et abnegation du monde; mais helas! ils se trouvent bien trompés en cecy, car pour peu que Ton se regarde de pres on se trouve tout apprentif, et voit-on que tout [343] ce que l'on a fait n'est rien au prix de ce qu'on devroit avoir fait et de ce qu'on doit faire.

            C'est pourquoy tous les chefs et fondateurs des Ordres religieux, dans lesquels regnoit l'esprit de Dieu qui les gouvernoit et conduisoit en leurs entreprises, ont tous commencé par là. Le grand saint François entrant dans une eglise ouyt ces paroles de l'Evangile: Va, vens tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et me suis; il obeit et commença sa Regle par cette abnegation. Saint Antoine entendant les mesmes paroles quitta tout et fit ce qu'elles requeroyent de luy.

            Et ce glorieux saint Nicolas Tolentin, duquel nous faisons la feste aujourd'huy, se convertit oyant dans une eglise un Religieux de saint Augustin qui traittoit en une predication ces paroles de saint Jean l'Evangeliste: Le monde passe. Le predicateur exhortoit vivement le peuple à ne point s'arrester à ses pompes et vanités, disant: Je vous prie, mes tres chers freres, de ne vous point attacher au monde de cœur ni d'affection, car le ciel et la terre passeront, et tout ce qui se trouve en iceux; ce qu'il vous presente n'a qu'un peu d'apparence, mais certes, ce ne sont que des fleurs qui passent et sont ja toutes fletries. Si vous voulez demeurer au monde, servez-vous des choses qui se trouvent en iceluy, usez-en et en prenez ce qui est requis pour vostre usage; mais, pour Dieu, ne vous y affectionnez pas, ni vous y attachez en sorte que vous veniez à oublier les biens celestes et eternels pour lesquels vous estes creés, car toutes ces choses passeront. Le grand saint Nicolas entendant ces paroles quitta tout, se fit Religieux de saint Augustin et vescut et mourut saintement.

            Il est vray que c'est beaucoup de quitter le monde et se retirer de ses tracas pour se mettre en quelque Religion, comme font ces filles; mais certes, il faut non seulement en retirer le corps, ains aussi le cœur. Plusieurs entrent en des monasteres qui ont leur affection aux honneurs, dignités, preeminences, surestime et playsirs du monde, et ce qu'ils ne peuvent posseder en effect ils le possedent de cœur et de desir. Cecy est un [344] grand malheur. Il faut que je vous die à ce propos ce que je me souviens d'avoir leu. Le bon homme Syncleticus estant grand senateur quitta son estat pour se faire moine; mais ce qu'il ne possedoit pas en effect il le possedoit de cœur, et alloit promenant ses pensées parmi les delices, playsirs, honneurs et autres fatras du monde. Ce que sçachant le grand saint Basile, il luy escrivit une lettre qui contenoit ces lignes et luy mandoit: Pere Syncleticus, quid fecisti? Que fais-tu ou qu'as-tu fait? Tu as quitté le monde et ton estat de senateur pour te faire moine; mais qu'as-tu fait? Tu n'es à cette heure ni moine ni senateur. Tu n'es pas senateur d'autant que tu as quitté ton estat pour te faire moine, et partant il n'est plus à toy; tu n'es pas moine parce qu'avec tes affections tu vas courant apres ce qui est du monde. Or, il n'en faut pas faire ainsy, car pour estre moine il ne suffit pas d'en porter l'habit, mais il faut relier fortement ses affections à Dieu et vivre en une parfaitte abnegation du monde et de tout ce qui luy appartient. Voyez-vous par où il faut commencer la perfection chrestienne? Par ce renoncement et abnegation.

            O Dieu, la sacrée Vierge Nostre Dame et Maistresse le fit si absolument et parfaittement en sa nativité que c'est chose admirable. Approchez-vous de ce berceau, considerez les vertus de cette sainte Enfant, et vous trouverez qu'elle les prattique toutes d'une façon tres eminente. Interrogez les Anges, les Cherubins et Seraphins, et leur demandez s'ils esgalent en perfection cette petite fille, et ils vous respondront qu'elle les surpasse infiniment. Voyez-les à l'entour de son berceau, et oyez comme tout esmerveillés de la beauté de cette Dame ils dient ces paroles du Cantique des Cantiques: Qui est celle-cy qui monte du desert comme une verge de fumée sortant de la myrrhe, de l'encens et de toutes sortes de parfums odoriferans? Puis, la considerant encores de plus pres, ravis et hors d'eux mesmes ils poursuivent leur admiration: Qui est celle-cy qui chemine comme l'aurore à son lever, belle comme la lune, choisie comme le soleil, terrible comme un [345] bataillon de soldats rangés? Cette fille n'est pas encor glorifiée, mais la gloire luy est promise; elle l'attend non en esperance comme les autres, mais en asseurance. Et ils continuoyent ainsy leurs louanges.

            Elle estoit là, cette sacrée et benite Vierge, prattiquant toutes les vertus, mais d'une façon admirable celle du renoncement du monde. Car, parmi ces applaudissemens et cette exaltation, la voyez-vous rabaissée et ne voulant paroistre que comme un enfant simple et ordinaire, combien qu'elle eust l'aage de rayson dès l'instant mesme de sa conception. Je trouve trois enfans qui ont eu l'usage de rayson avant leur naissance, mais differemment. Le premier est saint Jean Baptiste qui fut sanctifié dans le ventre de sa mere, où il conneut Nostre Seigneur, tressaillit de joye à sa venue et l'adora. Or, cet usage de rayson ne luy fut point osté, car Dieu fait ses dons absolument et sans aucune revocation ni rappel. Quand il donne sa grace à une ame il la luy donne pour tousjours et ne la luy oste jamais si celuy à qui il l'octroye ne la veut perdre luy mesme; ainsy en est-il des autres dons, qui ne nous sont point ostés si ce n'est par nos demerites. Le second enfant fut nostre Sauveur et souverain Maistre qui eut l'usage de rayson dès l'instant de son Incarnation. O Dieu, ja n'advienne qu'un seul petit doute contraire passe tant soit peu par nostre entendement! Or, sa vie fut une vie toute sainte et glorieuse, car sa tres benite ame jouit continuellement de la claire vision de la Divinité avec laquelle elle estoit unie dès le moment de sa creation.

            Le troisiesme enfant fut la sacrée Vierge qui tient le milieu entre ces deux. Elle n'eut pas l'usage de rayson en la mesme façon que nostre Sauveur, cela n'appartenoit qu'à luy seul; mais elle l'eut en une façon plus excellente que saint Jean Baptiste, d'autant qu'elle estoit choisie pour une dignité plus grande que n'estoit celle de ce Saint. Il est vray que saint Jean devoit estre Precurseur du Fils de Dieu, mais la sacrée Vierge estoit esleuë pour estre la Mere de Dieu. Le grand Apostre saint Paul, qui certes est admirable en tout ce qu'il dit, [346] fait un argument par lequel nous pouvons entendre quelle est la dignité de Mere de Dieu: Y a-t-il Ange ni Seraphin à qui le Pere eternel ayt dit: Celuy-cy est mon Fils? O non, cela estoit deu seulement à nostre cher Sauveur et Maistre qui estoit son Fils vray et naturel. Et nous pouvons adjouster: Y a-t-il quelque creature à qui le Fils de Dieu ayt dit ma Mere? Non certes, cela estoit deu à cette seule Vierge qui l'avoit porté neuf mois dans son ventre sacré. Concluons donques, d'apres ce grand Saint, que le plus haut tiltre qu'on puisse donner à la Sainte Vierge c'est de l'appeller Mere de Dieu.

            Or, il n'y a point de doute qu'estant esleuë pour une plus haute dignité que celle de saint Jean, elle n'ayt eu l'usage de rayson en une façon plus excellente. Nous autres sommes de pauvres gens, nous naissons en la plus grande misere qui se puisse voir, car nous sommes comme des bestes qui n'avons en nostre enfance ni discours ni rayson. Et pour ce, quand on demande aux philosophes: Qu'est-ce que l'homme? ils respondent: C'est un animal raysonnable. Aristote dit que les abeilles naissent comme des petits vers, puis il leur vient des aisles et en fin elles deviennent abeilles; mais leur roy ne naist pas en cette sorte, ains il naist comme roy. Nous sommes certes comme des mouches, nous naissons comme des petits vers foibles et impuissans; mais la sacrée Vierge naist comme nostre Reyne, avec l'usage de rayson, et en cette naissance elle fait desja les mesmes renoncemens qu'elle fit puis apres avec tant de perfection.

            Et qui ne s'estonnera de voir cette celeste Enfant dans ce berceau, estant capable de connoissance et d'amour, discourant et adherant à Dieu, et en cette adhesion vouloir et accepter d'estre tenue et traittée de tous comme un simple enfant et en tout semblable aux autres? O Dieu, quel renoncement de la gloire, du faste et appareil du monde est celuy cy! et ce avec un tel deguisement que cette merveille n'estoit point conneue. Les enfans sont aggreables en leur enfance et innocence, car ils n'affectionnent rien, ils ne sont attachés à rien, ils ne [347] sçavent que c'est de ces points d'honneur, de reputation ou de vitupere. Ils font autant d'estat du verre que du cristal, du cuivre que de l'or, d'un faux rubis que d'un fin; ils quitteroyent quelque chose de bien pretieux pour une pomme. Tout cela est aymable aux enfans, cependant il n'est pas admirable, d'autant qu'ils n'ont pas encores l'usage de rayson. Mais en la Sainte Vierge qui, paraissant petit enfant et faisant tout ce qu'ils font, a neanmoins les mesmes discours et rayson que lors qu'elle mourut, o Dieu, c'est une chose qui est non seulement aymable et aggreable, ains tres admirable. Voyla donc le premier renoncement qu'elle a fait.

            Le second est celuy de la chair. Il n'y a point de doute que celuy cy ne soit encores plus difficile que l'autre, aussi est-il d'un degré plus haut. Plusieurs quittent le monde et en retirent encores leur affection, lesquels ont bien de la peine à se desfaire de la chair. Et pour ce le grand Apostre dit: Defiez vous de cet ennemy mortel qui vous accompagne tousjours, et gardez qu'il ne vous seduise. Qui est cet ennemy dont parle saint Paul? C'est la chair que nous portons tousjours avec nous, et soit que nous beuvions, soit que nous mangions ou que nous dormions, tousjours cette chair nous accompagne et tasche de nous tromper. Car voyez-vous, c'est l'ennemie la plus desloyale, la plus traistreuse et perfide qui se puisse dire; aussi le continuel renoncement qu'on en doit faire est certes bien difficile. Il faut avoir bon courage pour entreprendre ce combat; mais pour nous y animer, jettons les yeux sur nostre Chef et souverain Capitaine et sur nostre capitainesse la sacrée Vierge.

            Quant à Nostre Seigneur, il a fait tres excellemment cette abnegation de la chair; toute sa sainte vie n'a esté qu'une continuelle mortification et renoncement d'icelle. Et quoy que sa chair sacrée fust tres sujette à l'esprit et ne fist jamais aucune rebellion, si est-ce qu'il n'a pas laissé de la mortifier, pour nous donner exemple et nous enseigner comme nous devons traitter la nostre qui repugne à l'esprit. La leçon que nostre cher Maistre nous donne en cecy est que nous ne transformions point [348] nostre esprit en chair pour puis apres mener une vie brutale et non humaine, mais que nous transformions nostre chair en esprit pour mener une vie toute spirituelle et divine. C'est à quoy l'on arrive par le moyen de la mortification et renoncement continuel. O Dieu, si Nostre Seigneur a traitté si rudement sa chair tres sainte, qui n'avoit aucune mauvaise inclination, nous qui en avons une tant desloyale, traistreuse et maligne, refuserons-nous et serons-nous lasches à la mortifier pour l'assujettir à l'esprit? Et, voyant ce que fait nostre Chef et Capitaine, serons-nous des soldats couards et foibles de courage?

            La sacrée Vierge a fait tres parfaittement ce renoncement de la chair en son berceau. Il est vray que les petits enfans font mille actes de renoncement, car on leur en fait faire en cent et cent façons; le trop grand soin que l'on a d'eux est cause qu'on ne suit jamais leurs affections et inclinations. Voyez-vous ce pauvre enfant, il tiendra une pomme, et de crainte qu'il la mange et que puis apres il en soit malade, on la luy oste, et souvent à grande force. Il veut estendre ses petits bras, on les prend et on les luy replie; il veut manier ses petits pieds, et on les lie avec des bandelettes; il voudroit bien voir le jour, mais on le couvre de peur qu'il ne l'apperçoive; il veut veiller, et on le berce pour l'endormir; en somme, on le contrarie en tout. Neanmoins les enfans ne sont certes point louables pour tout cela, car ils n'ont pas l'usage de rayson; mais la sacrée Vierge qui l'avoit d'une maniere tres parfaitte, a souffert volontairement toutes ces mortifications et contradictions en son enfance; et voyla comme elle a fait ce second renoncement.

            Le glorieux Pere saint Augustin a tousjours esté heureux en ses enfans, tant du sexe feminin que masculin, c'est à dire en ses Religieux et Religieuses; car ils ont tous tasché de le suivre et imiter de fort pres. Et pour ne parler à present que de saint Nicolas Tolentin, son vray et legitime fils, ce grand Saint fit le renoncement de la chair en une façon du tout admirable, traittant son corps si rudement et avec tant de severité dès qu'il [349] fut Religieux jusques à la fin de sa vie, qu'il doit en cela estre plustost admiré qu'imité.

            C'est ce qui se prattique en Religion, en laquelle on vient pour crucifier sa chair et ses sens, et c'est ce qu'on enseigne à ces filles quand elles entrent. On leur dit qu'il faut crucifier ses jœux pour ne rien voir, ses oreilles pour ne rien entendre, sa langue pour ne rien dire. Et vous verrez qu'on leur mettra un voile sur la teste non seulement pour leur apprendre qu'elles sont mortes au monde et à ses vanités, mais encores pour leur faire souvenir qu'elles doivent desormais porter la veuë basse et regarder la terre de laquelle elles sont petries, et à fin de leur monstrer qu'elles sont venues pour marcher en esprit d'humilité. Or, quoy que ces filles pretendent au Ciel comme au lieu où est l'unique objet de leur cœur, si est-ce qu'on ne leur fait point lever les yeux pour le regarder, mais ouy bien la terre où elles ne veulent point s'arrester. Elles imitent en cecy les nochers et rameurs, lesquels pour bien conduire leur navire ne regardent point le lieu où ils veulent aborder ains luy tournent le dos, et conduisant ainsy leur barque, ils arrivent en fin à bon port; de mesme en prendra-t-il à ces ames: regardant la terre pour s'humilier et confondre, elles parviendront au Ciel qui est un port tres asseuré. On ne leur voit point aussi les oreilles, pour leur apprendre qu'elles n'en doivent avoir que pour entendre ces paroles de l'Espoux sacré: Audi filia; Escoute, ma fille, vois et me preste l'oreille. Et que dit-il? Oublie ton peuple et la mayson de ton pere. Que veut signifier ce silence qu'elles gardent, sinon qu'elles ne doivent plus avoir de langue que pour chanter avec Moyse ce beau cantique de la divine misericorde, qui les a non seulement retirées comme des Israelites de la tyrannie de Pharaon, c'est à dire du diable qui les tenoit en esclavage et servitude, mais encores qui n'a point permis qu'elles fussent englouties dans les ondes de la mer Rouge de leurs iniquités.

            Quant au troisiesme renoncement, qui est le plus important de tous, à sçavoir de renoncer à soy mesme, [350] il est bien plus difficile que les deux autres. Des deux autres on en vient encores à bout, mais de celuy cy il s'agit de se quitter soy mesme, c'est à dire son propre esprit, sa propre ame, son propre jugement, voire en des choses bonnes et qui mesme semblent estre meilleures que celles qu'on nous ordonne, pour s'assujettir en tout à la conduite d'autruy, c'est icy où il y va du bon. Neanmoins c'est à quoy l'on vise en Religion, car en cela consiste la perfection chrestienne, de tellement mourir à soy mesme que l'on puisse dire avec l'Apostre: Je ne vis pas moy, mais c'est Jesus Christ qui vit en moy. Or, les exercices de ce renoncement doivent estre continuels, car tant que vous vivrez vous trouverez tous-jours de quoy renoncer à vous mesme; et ce renoncement sera d'autant plus excellent que vous le ferez avec plus de ferveur. Il ne se faut point lasser en cette besoigne, car on doit commencer et finir la vie spirituelle par le renoncement de sa propre volonté. Ne vous y trompez donques pas, car si vous venez en Religion avec vostre esprit propre, vous y aurez souvent du trouble et des convulsions, d'autant que vous y trouverez un esprit entierement contraire au vostre et qui l'ira tousjours contrepointant jusques à ce qu'il vous en ayt entierement rendues quittes. Partant il faut avoir bon courage et y entrer avec cette determination, que si bien vous souffrez quelque chose, vous ne vous en estonnerez point parce qu'il n'en peut estre autrement.

            Saint Paul parle merveilleusement bien de ce renoncement quand il dit: Je vis, non pas moy, mais c'est Jesus Christ qui vit en moy. Comme s'il disoit: Bien que je sois homme de chair, je ne vis point selon la chair ains selon l'esprit; et non selon l'esprit propre, mais selon celuy de Jesus Christ qui vit et regne en moy. Or, ce grand Apostre n'est pas arrivé à cette parfaite abnegation de soy mesme sans avoir souffert beaucoup de peines et convulsions en son esprit; l'Escriture nous le tesmoigne. Voyez-vous, cette abnegation consiste à quitter son ame, son esprit propre pour le sousmettre à celuy d'autruy. Les Anges devindrent diables et tresbucherent [351] en enfer pour n'avoir voulu s'assujettir à Dieu; car quoy qu'ils n'eussent point d'ame humaine ils avoyent neanmoins leur esprit propre, lequel n'ayant pas voulu renoncer pour le rendre sujet et sousmis à leur Createur, ils se perdirent miserablement. Il est vray que tout nostre bonheur consiste en cette sujetion de nostre propre esprit, comme au contraire tout nostre malheur vient du defaut d'icelle.

            Les devots qui sont dans le monde font en quelque maniere les deux premiers renoncemens dont nous avons parlé, mais pour celuy cy, o certes, il se fait seulement en Religion; car bien que les seculiers renoncent au monde et à la chair et qu'ils s'assujettissent en certaine façon, ils retiennent tousjours quelque chose, et tous se reservent au moins la liberté du choix des exercices spirituels. Mais en Religion l'on renonce à tout et on s'assujettit en tout, puisqu'en quittant sa liberté on renonce absolument au choix des exercices de devotion pour suivre le train de la Communauté.

            La tres sainte Vierge fit en sa nativité ce dernier renoncement en telle sorte qu'elle ne se servit jamais de sa liberté. Regardez bien tout le cours de sa vie, et vous ne verrez autre chose qu'une continuelle sujetion. Elle va au Temple, mais ce sont ses parens qui l'y menent, l'ayant ainsy promis à Dieu. Bien tost apres on la marie. Voyez sa sortie de Nazareth pour aller en Bethleem, sa fuite en Egypte, son retour en Nazareth; en somme vous ne trouverez en toutes ses allées et venues qu'une sujetion et souplesse admirable. Elle en vient jusques là que de voir mourir son Fils et son Dieu sur le bois de la croix, demeurant ferme et debout au pied d'icelle, s'assujettissant à ce qui estoit du divin vouloir en adherant à la volonté du Pere eternel. Non par force mais de son plein gré, elle approuve et consent à la mort de Nostre Seigneur; elle bayse cent mille fois la croix sur laquelle il est attaché, elle l'embrasse et l'adore. O Dieu, quelle abnegation est celle cy! Il est vray que le cœur tendrement amoureux de cette dolente Vierge estoit transpercé de vehementes douleurs; et qui pourroit [352] exprimer les peines et convulsions qui se passoyent alors dans ce cœur sacré! Neanmoins nous voyons qu'il suffit à cette sainte Dame de sçavoir que c'estoit la volonté du Pere eternel que son Fils mourust et qu'elle le vist mourir, pour la faire tenir debout au pied de la croix comme aggreant et acceptant cette mort.

            Saint Augustin, parlant de la verge de Jessé, apres avoir fait un long et beau discours que je ne rapporteray pas à cause de sa longueur, car il nous faudroit du temps infiniment, dit que cette verge ressembloit à l'amande; ce qu'il applique à Nostre Seigneur. Je finiray par icy cette exhortation, en vous monstrant comme nostre cher Maistre et Sauveur a fait excellemment cette abnegation. Saint Augustin explique donques que l'amande a trois choses remarquables: la premiere c'est la bourse qui est toute bourrue, la seconde c'est l'escorce ou le bois qui environne le noyau, la troisiesme c'est le noyau. Cette bourse qui est au dehors represente l'humanité de Nostre Seigneur qui a esté toute noircie et tellement meurtrie de coups qu'il a dit estre un ver et non un homme. Le noyau, qui non seulement est doux et bon à manger, mais qui estant broyé est encores propre à faire de l'huile pour esclairer et illuminer, nous signifie la Divinité. L'escorce nous represente le bois de la croix sur lequel Nostre Seigneur a esté attaché et tellement pressé qu'il a jetté l'huile de misericorde; il a aussi esclairé en telle sorte qu'il a delivré le monde de ses tenebres et ignorances. C'est sur ce bois que nostre cher Sauveur et souverain Capitaine a fait ce parfait renoncement de luy mesme; c'est à cette croix que tous les Saints se sont attachés, ce sont ces douleurs qu'ils ont pris pour sujet particulier de leurs oraisons; et certes, le vray Religieux doit tousjours avoir la Croix et le Crucifix devant ses yeux pour apprendre de luy à se bien quitter et renoncer. Et bien que la bonté de Nostre Seigneur soit si grande que de faire quelquefois gouster la douceur de sa Divinité, accordant quelque grace et faveur aux ames, si est-ce que pour cela nous ne nous devons point oublier des amertumes qu'il a souffert pour [353] nous en son humanité; car je l'a y dit et le diray et ne me lasseray jamais de le redire, la Religion «est un mont de Calvaire» où il se faut crucifier avec Nostre Seigneur et Maistre pour regner «avec luy.»

            Mais pour finir par le glorieux saint Nicolas Tolentin, je vous diray qu'ayant fait ces trois renoncemens dont nous avons parlé et s'estant bien crucifié en la Croix de nostre Sauveur, il voulut qu'à l'heure de sa mort on luy apportast ce bois sacré; puis, le voyant et l'embrassant il s'escria, comme un autre saint André: «O bonne Croix, o Croix tant desirée, o Croix, je te salue!» O Croix unique, o Croix pretieuse, sur laquelle demeurant et m'appuyant comme sur un baston tres asseuré, je passe à pieds secs la mer tempestueuse de ce monde. Estant donques tout transformé ès douleurs de Nostre Seigneur, il merita que ce divin Sauveur s'apparust à luy à l'heure de sa mort, appuyé d'un des bras sur la sacrée Vierge et de l'autre sur saint Augustin. Lors Jesus Christ luy dit: Viens, mon «fidelle serviteur,» qui m'as si bien servi sous la Regle que j'avois donnée à ton Fondateur; «viens posseder la couronne qui t'est preparée.»

            O que vous serez heureuses, mes cheres Filles, si vous faites ce renoncement absolu du monde, de la chair et de vous mesme, et si vous vivez desormais en l'exacte observance des Regles et Constitutions qui vous ont esté données de la part de Dieu. En ce faisant vous aurez sans doute la mesme faveur que saint Nicolas receut de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et de saint Augustin, puisque vous estes filles d'un mesme Pere et d'une mesme Mere que luy. Si vous avez fidellement gardé vos Regles, le Sauveur viendra asseurement vous recevoir à l'heure de vostre mort avec la sacrée Vierge, sinon visiblement, car il ne le faut pas desirer, du moins invisiblement pour vous introduire en la vie eternelle, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [354]

 

XXXV. Sermon pour une Vêture

 

17 octobre 1620

 

(INÉDIT)

 

            L'honneur que la sainte Eglise a tousjours porté à la sacrée Vierge a esté cause qu'outre les festes qu'elle solemnise le long de l'année, elle en fait encores une particuliere qui est celle que nous celebrons aujourd'huy; je veux dire que l'Eglise, pour monstrer le grand honneur et amour qu'elle professe pour cette sainte Dame, luy dedie le samedi de chaque semaine quand en iceluy il n'escheoit point de feste double.

            Or, à la sainte Messe de ce jour on recite pour l'ordinaire l'Evangile où il est dit qu'une bonne femme oyant parler Nostre Seigneur s'escria: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles qui t'ont allaitté. Mais le Sauveur, par un saint contreschange luy respondit: Bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Voyez-vous par où commence cette femme qui veut louer Nostre Seigneur? Par le ventre qui l'a porté et par les mammelles qui l'ont allaitté; comme si elle eust voulu dire, poussée de la grande estime qu'elle avoit conceue de la grandeur et excellence de nostre divin Maistre: O qu'heureux [355] sont le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées! et par consequent, que la Dame qui a esté esleue pour ta mere est bienheureuse!

            Et nostre Sauveur approuvant son dire: O femme, luy respond-il, il est vray; car quel Cherubin ou autre Esprit celeste se peut vanter qu'il ayt esté dit de luy: Celuy-cy est mon Fils? Il n'y en a pas un duquel ayt esté prononcée cette parole amoureuse. De mesme il n'est pas de Seraphin ni de creature quelle qu'elle soit, hormis Nostre Dame, à qui le Sauveur ayt dit: Vous estes ma Mere. O non certes, ces paroles: Celuy cy est mon Fils, ne sont dites ni pour Cherubin ni pour Seraphin, ains seulement pour nostre Sauveur, qui est luy seul vray et legitime Fils du Pere eternel. Et le tiltre de Mere de Dieu est reservé à la sacrée Vierge qui l'a porté dans ses chastes entrailles où il prit chair humaine. Voyla pourquoy, o femme, il est vray ce que tu dis; mais d'autant que le sein et les mammelles que tu loues n'ont point d'intelligence et par consequent ne meritent point de louanges, je t'asseure que bienheureux sont ceux qui entendent la parole de Dieu et la gardent. Et quoy que ma Mere soit bienheureuse d'estre Mere de Dieu, neanmoins elle l'est en quelque façon davantage pour avoir entendu cette parole et l'avoir gardée.

            Or, bien que le texte de cet Evangile soit fort court, neanmoins si je me voulois arrester sur toute l'histoire d'iceluy je serois extremement long. J'ay desja plusieurs fois, et mesme en ce lieu icy, parlé sur ce sujet, mais il me reste quelques choses à dire qui me semblent bien à propos touchant l'action que nous allons faire à present. Laissant donques les premieres paroles prononcées par Nostre Seigneur pour considerer la derniere, je diviseray ce mien discours en trois points: au premier nous verrons que c'est qu'ouyr la parole de Dieu; au second, comme il la faut garder; au troisiesme, comment sont bienheureux ceux qui l'oyent et qui la gardent.

            Quant au premier, Dieu a coustume de nous enseigner sa volonté et faire entendre sa parole en trois façons. La premiere c'est par le moyen des hommes qui ont [356] l'intelligence et connoissance de la Sainte Escriture, comme les docteurs et predicateurs qui journellement nous preschent et annoncent la divine parole, la laideur du vice et la beauté de la vertu. Certes, nous les devons escouter avec beaucoup de reverence et attention, comme aussi nos Superieurs et toutes personnes inspirées et esclairées de l'Esprit de Dieu, par lesquelles il nous signifie ses volontés et son bon playsir. Mais ces paroles, quoy qu'inspirées de Dieu, sont paroles d'hommes, et pour l'ordinaire ne demeurent pas dans les cœurs, ou au moins fort peu. Ce n'est pas que l'on n'entende bien les semonces qui nous sont faites tant par les predicateurs que par les Superieurs; l'on en est mesme quelquefois touché, mais pour la pluspart des Chrestiens ces enseignemens ne font que passer par une oreille et sortir par l'autre.

            O Dieu, d'où vient qu'ils produisent si peu de fruits? car nous sommes Chrestiens, disons-nous, et comme tels nous escoutons de la voix des hommes la parole divine. Il est vray que nous sommes Chrestiens, mais helas, nous nous contentons d'en porter le nom sans ouyr comme tels cette parole sacrée, car nous y apportons si peu d'attention, de foy et de devotion qu'elle ne peut faire ses effects dans nos cœurs. Pourtant nous croyons ce qu'on nous dit. Sans doute, ce nom de Chrestien veut que nous y croyions; cependant cette croyance et cette foy est toute endormie; voyla pourquoy ce qu'on nous presche et enseigne ne nous profite point. De plus aussi, ces sacrées semonces sont proferées par les hommes qui ne peuvent pas donner à leurs discours la force et vertu qu'ils desireroyent. Ils ont beau crier, exhorter, se peiner, si la vertu de Dieu ne les anime et que de vostre costé vous n'y apportiez quelque disposition, rien ne vous en demeurera dans le cœur.

            Dieu a encores une autre façon de parler à ses creatures: c'est par le ministere des Anges. Cette-cy est plus relevée et fait dans les ames de merveilleux effects. Toute la Sainte Escriture en est pleine. Ces bienheureux Esprits annoncent aux hommes les divins vouloirs avec une telle force que leurs paroles sont en quelque façon [357] operatives et apportent quant et elles un certain respect et reverence. En tesmoignage dequoy tous ceux que la divine Majesté a tant favorisés en leur enseignant ses volontés et son bon playsir par le moyen de ces glorieux messagers, se sont tousjours grandement humiliés, les uns se jettant par terre en signe de profond abaissement, les autres escoutant avec crainte et tremeur ce qui leur estoit dit par iceux. Voire, il y en a qui les ont voulu adorer, pensans voir Dieu mesme qui leur partait, tant estoit grande la majesté de ces celestes Esprits et merveilleux les effects que leurs paroles operoyent dans les cœurs, le Seigneur s'en servant pour fidelles interpretes de ses volontés. Il est escrit que Dieu parla à Moyse sur la montagne de Sina cœur à cœur, bouche à bouche; toutefois il est dit aussi ailleurs que Dieu ne parla jamais à aucun homme. Cependant saint Hierosme, fidelle interprete de la Sainte Escriture, tient que ce fut vrayement Dieu, mais par le ministere des Anges. Que s'ils parlerent à Moyse, suivant l'opinion de ce Docteur, o Dieu, combien grans furent les effects que leurs paroles opererent en iceluy!

            Mais la troisiesme façon par laquelle Dieu se fait entendre aux hommes est tres admirable et familiere: ses effects sont tout autres, car il leur parle interieurement. Il entretient Moyse cœur à cœur et luy enseigne ce qu'il doit faire touchant la conduite des Israelites, et en tant d'autres choses desquelles il l'instruisoit si clairement et confidemment, tantost par ses Anges, comme nous avons dit, et tantost par luy mesme. Il apprit à Salomon comme il devoit bastir le Temple; il a aussi parlé à tant d'autres saints personnages, et ses paroles ont operé ce qu'elles disoyent.

            Mais, mon Dieu, que cette divine parole est admirable! elle s'escoule dans l'ame avec tant de douceur, elle la penetre, l'embrase et demeure en icelle. Certes, il est tres vray que le fond du cœur est reservé à Dieu seul et qu'il n'y a que luy qui le puisse penetrer. Ce sont ces advertissemens que Nostre Seigneur a prononcés en cent endroits de la Sainte Escriture: Va, vens tout ce [358] que tu as et me suis. Et ailleurs: Quiconque veut venir apres moy, qu'il renonce à soy mesme, prenne sa croix et me suive. Puis aussi en d'autres endroits: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux; bienheureux les debonnaires, car ils possederont la terre. Et plusieurs tels enseignemens sortis de la divine bouche de nostre cher Sauveur, lesquels estans entendus de grand nombre de personnes ont fait et font encores aujourd'huy de si merveilleux effects. Ils ont penetré et sondé le fond de leur cœur, et leur ont fait quitter tout ce qu'elles avoyent pour suivre Nostre Seigneur où il les appelloit; et ce contre l'esprit et jugement du monde qui condamne et tient pour folie le tiltre de bienheureux que nostre divin Maistre donne aux pauvres d'esprit. Bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent.

            Un jour le grand saint Antoine ayant receu des lettres de l'Empereur et voyant ses Religieux tout estonnés de l'honneur que ce prince luy faisoit, il les reprint en leur monstrant leur aveuglement. Et quoy, dit-il, vous vous estonnez que l'Empereur qui n'est qu'un homme comme un autre m'ayt escrit et envoyé un de ses ambassadeurs, et vous ne vous estonnez point que Nostre Seigneur nous parle dans la Sainte Escriture? Voire, non content de cela, il nous envoye ses messagers, qui sont ses Anges, pour nous faire entendre ses volontés, et de plus il vient encores luy mesme s'incarner et demeurer sur cette terre pour nous enseigner en propre personne. Helas! qui est-ce qui nous couvre les yeux de fange, pour n'admirer point ces merveilles et pour nous estonner si fort de ce que font les hommes à l'endroit de leurs semblables? Cet estonnement de saint Antoine ne procedoit d'autre cause sinon de la connoissance qu'il avoit du grand bien et honneur qui nous revient d'entendre la parole de Dieu. Bienheureux donc ceux qui l'escoutent et la gardent.

            Or, voyci mon second point. Plusieurs oyent cette divine parole; mais ce n'est pas assez, il la faut garder, et pour la garder il la faut mascher et avaler. Qu'est-ce [359] que la mascher sinon la mediter? En latin, mediter n'est autre chose que mascher; il n'y a autre difference sinon que le mot mascher est employé pour les choses corporelles, et celuy de mediter pour les spirituelles. Pour manger les viandes corporelles il les faut mettre dans la bouche, puis les mascher et les avaler; ainsy pour cette manducation spirituelle il faut prendre la viande qui nourrit l'ame, la mascher, c'est à dire la mediter, pour puis apres l'avaler et convertir en soy mesme. Et qu'est-ce cette viande spirituelle sinon la parole de Dieu, qui est la vraye pasture de l'ame, comme luy mesme l'a declaré en tant et tant d'endroits de la Sainte Escriture? Il faut donques la recevoir. Et comment? Dans la bouche de nostre ame qui n'est autre que les oreilles du corps par lesquelles elle vient jusqu'à nous; car tout ainsy que l'on ne sçauroit manger les viandes corporelles sans les avoir premierement receuës dans la bouche, aussi ne sçaurions-nous mascher, c'est à dire mediter la parole de Dieu, sans l'avoir bien ouye. Donques bienheureux sont ceux, dit Nostre Seigneur, qui escoutent la parole de Dieu, puisque c'est desja un bon signe qu'ils la garderont.

            C'est une chose si importante de bien mediter cette divine parole que le Seigneur en l'Ancien Testament ne vouloit point recevoir en son sacrifice les animaux qui ne ruminoyent pas. Voyla pourquoy les corbeaux, les ours, lions et autres semblables estoyent declarés immondes et ne s'en servoit-on jamais pour les sacrifices. Ce sont des animaux qui engloutissent la viande sans la mascher, et pour cela Dieu les rejettoit en l'ancienne Loy, comme au contraire il aggreoit ceux qui ruminent, tels que les taureaux et aigneaux lesquels luy estoyent ordinairement offerts et immolés. O Dieu, si l'on sçavoit l'importance de ce point! Helas, il y a tant de personnes qui entendent la divine parole! mais que font-elles sinon l'engloutir comme des corbeaux, ours et lions, sans la ruminer? De là vient que tant de gens se perdent, qui pour cela sont appellés immondes et ne sont point propres pour le sacrifice. Ils reçoivent dans la bouche de [360] l'ame c'est à sçavoir ils escoutent avec les oreilles du corps, ce qu'on leur dit de l'horreur de l'enfer, de la beauté du Paradis et autres telles choses; mais ils l'enloutissent, et faute de le ruminer ils ne peuvent le digerer ni en tirer de la nourriture, et n'en ont aucune apprehension.

            Voyez-vous, pour que les viandes nous profitent il faut faire une bonne digestion par le moyen de laquelle elles aillent en l'estomach et se convertissent en sang, qui passant par toutes les veines se change puis apres en nous mesme. Ce que saint Bernard entendoit fort bien lors qu'il exhortoit ses Religieux à garder diligemment ce pain sacré de la parole de Dieu: Soyez bien soigneux de garder vostre pain, si vous en avez, leur disoit-il; mettez-le en quelque lieu où il ne vous puisse estre desrobé par les larrons. Mais pour le bien conserver, comme ferez-vous? Voyez, adjouste ce grand Saint, un pauvre homme qui a un pain dans un coffre ou buffet; il est content, il pense qu'il en a assez pour le soir et pour le lendemain. Hé, malheureux, ne sçavez-vous pas qu'il n'est pas asseuré? Des larrons pourroyent venir vous le desrober dans cette armoire. Ne peut il pas aussi estre mangé par les rats ou par les souris? Que si vous voulez bien faire, vous le devez manger, et non seulement cela, mais en faire aussi une bonne digestion par le moyen de laquelle vous le convertissiez en vostre propre substance.

            Saint Bernard veut dire qu'il ne suffit pas de bien escouter et mediter la parole de Dieu, mais qu'il faut encores la digerer et la changer ainsy en nous mesme. Certes, il se trouve des estomachs si indigestes que si tost qu'ils ont receu les alimens ils les rejettent. Telles gens sont à plaindre, car quoy qu'ils mangent de bonnes viandes ils n'en tirent point de nourriture et demeurent maigres et moribonds. Et d'où vient cela? C'est qu'ils ne font point de digestion. Il faut donques bien digerer ce que nous meditons, en tirant de bons desirs, de bonnes affections et resolutions, lesquelles nous cacherons ensuite en un coin de nostre cœur pour nous en servir aux occasions et les prattiquer en toutes sortes [361] de rencontres, en telle sorte que nous ne soyons plus nous mesme, mais que les affections et resolutions prises en l'oraison paroissent en toute nostre vie.

            Les naturalistes disent qu'il y a un animal terrestre auprès de la mer qui va si souvent s'y jetter qu'il se nourrit de ses eaux, et les conserve et digere en telle sorte par les frequentes entrées et sorties qu'il fait en icelles qu'il change en fin de nature, car luy qui estoit animal des champs devient poisson comme ceux qui vivent dans la mer. O Dieu, que nous serions heureux si estans appellés à une vocation nous meditions et digerions tellement son excellence, que par la grande estime que nous en ferions et le grand amour avec lequel nous pratiquerions nos Regles et Constitutions, nous vinssions à la convertir en nostre propre substance, en sorte que, laissant d'estre ce que nous sommes, nous devinssions nostre vocation mesme! O que bienheureux sont ceux qui oyent la parole de Dieu et la gardent!

            Lors que Satan tenta Nostre Seigneur au desert et luy dit qu'il changeast ces pierres en pain pour subvenir à sa faim, Jesus luy respondit: L'homme ne se nourrit pas seulement de pain, ains de toute parole de Dieu. Comme s'il vouloit dire: Tu me demandes de changer ces pierres en pain; mais je n'ay pas besoin de le faire, puisque cette pierre, estant benite, me peut servir de nourriture; comme au contraire, le pain sans la benediction de Dieu ne peut nullement nourrir. Lors que Dieu punit les hommes par le fleau de la famine, nous voyons que quoy qu'ils mangent une grande quantité de pain ils ne sont point rassasiés, d'autant que la benediction de Dieu n'est pas sur iceluy; mais pour peu qu'il y ayt de pain beni par le Seigneur il rassasie l'homme. L'experience journaliere nous en fait foy, car nous voyons tant de saints personnages qui vivent tres longuement parmi de grandes penitences et austerités. Ce n'est donques pas le pain seul qui nourrit l'homme; non certes, mais c'est la parole de Dieu qui non seulement sustente l'ame comme estant la viande qui luy est propre, ains sa vertu passe encor au corps, luy conservant une certaine force [362] et vigueur que le pain materiel ne luy peut pas donner. Bienheureux donc sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. C'est mon troisiesme point.

            Et pour commencer par la sacrée Vierge, comme celle qui l'a mieux escoutée et gardée, que diray-je sinon emprunter pour ce sujet les paroles de ce grand saint Hierosme en l'epistre qu'il escrit à Eustochium sur la mort de sa mere Paula? Si toutes les parties de mon corps se convertissoyent en langues, si tous mes nerfs resonnoyent en voix humaines, je ne publierois encores assez dignement combien la Sainte Vierge est bienheureuse pour avoir entendu et gardé la parole de Dieu, car elle l'a fait avec tant de perfection que pour cela elle a esté dite bienheureuse par la bouche de sainte Elizabeth, qui estoit poussée de l'Esprit Saint. Elle mesme a confessé en son sacré cantique que pour ce sujet elle seroit appellée bienheureuse de generation en generation; et Nostre Seigneur semble aussi le vouloir faire entendre en la response par laquelle il contreschangea la louange que cette femme donnoit à son ventre et à ses mammelles.

            Il est vray, c'est en cecy que consiste la beatitude tant en cette vie comme en l'autre, puisque nous ne serons bienheureux qu'autant que nous nous serons convertis en cette divine parole. Le grand saint François fut admirable en la digestion qu'il fit des maximes sacrées qu'il entendit en l'Evangile, car il se convertit absolument et les changea tellement en soy qu'il n'estoit plus luy mesme, ains estoit devenu ce que ces maximes signifioyent. Qu'y avoit-il de si pauvre, de si humble que saint François? Il se cachoit, et Dieu le rehaussoit; il s'appauvrissoit, et Dieu l'enrichissoit. C'estoit un pauvre homme qui n'avoit point estudié, et neanmoins il preschoit et faisoit des merveilles. Certes, il n'avoit ni saint Bonaventure ni saint Thomas, et tels autres autheurs ecclesiastiques, ni Ciceron, ni rien moins que tout cela; cependant il enseignoit une doctrine bonne, vraye et solide. O Dieu, qu'il estoit heureux d'avoir si bien digeré cette sainte parole jusques à estre tout transformé en icelle! Saint Jean [363] Baptiste qui entra si jeune dans le desert, s'estoit-il pas tellement transformé en la penitence que son langage, sa voix, ses habits, tout son exterieur et interieur ne preschoyent que penitence? Voyla donques comme l'on peut justement dire: Bienheureux ceux qui escoutent la parole de Dieu et qui la gardent.

            O que vous estes heureuses, mes cheres Filles, car vous estes du nombre de celles qui ont entendu cette divine parole de Celuy qui seul peut penetrer les cœurs. Il vous a dit un mot en secret et vous luy avez obei; car c'est luy seul qui peut parler au cœur des hommes, et, par mesme moyen, leur donner la grace de faire ce qu'il demande d'eux. Et que l'on ne pense pas que les vocations puissent venir d'autres que de Dieu. O non certes, les hommes ont beau nous exciter; qu'ils fassent tout ce qu'ils pourront, qu'ils employent toute leur rhetorique et philosophie pour persuader à une ame d'entrer en Religion, de faire choix d'une vocation, tout leur travail sera inutile; il faut que Dieu touche et parle à ce cœur. Je sçay bien que plusieurs (je veux dire quelques-uns) entrent en Religion poussés ou forcés par les hommes, et ceux-là veritablement ne sont pas meus par l'Esprit de Dieu; aussi en arrive-t-il souvent de grans malheurs, et si la divine misericorde ne touche ces pauvres cœurs ils viennent non pas à se convertir en leur vocation mais à la corrompre. Or, vivans licentieusement dans la Religion, que doivent-ils attendre que la damnation? O Dieu, qu'il vaudroit bien mieux qu'ils fussent demeurés au monde pour s'y sauver, puisqu'on le peut faire en gardant les divins commandemens.

            Mais ces filles sont venues parce que Dieu les a appellées, car c'est luy qui va touchant ceux qu'il luy plaist pour les conduire où il veut. Que vous reste-t-il plus sinon de bien entendre et garder la parole divine, à sçavoir vos Regles et Constitutions, et vous convertir tellement en elles que vous soyez desormais vostre vocation mesme? Les Religieuses ne doivent avoir autre soin que celuy là, d'autant que dans leurs Regles et Constitutions elles voyent la volonté de Dieu qui leur [364] signifie et monstre ce qu'elles ont à faire pour parvenir à la perfection et union avec sa divine Majesté. Or, pour y parvenir il faut ajuster nostre volonté à la sienne. Vous voyez que quand on veut joindre deux pieces de bois l'on y apporte la regle, ensuite on retranche ce qui est superflu, puis on les ajuste; et ainsy des pierres que l'on taille pour mettre en quelque edifice, et lors on dit: Voyla qui est bien ajusté. Nostre regle n'est autre que la volonté de Dieu, à laquelle nous devons ajuster la nostre en la renonçant et mortifiant. On ne le fait pas sans peine, mais certes les roses ne se trouvent pas sans espines, et nous ne devons pas craindre de nous piquer pour cueillir ces belles roses parmi les difficultés, car puis apres, elles s'espanouiront et jetteront une odeur qui nous resjouira tout le cœur. En fin, si nous travaillons fidellement pendant cette vie en entendant et gardant la parole de Dieu, comme nous avons dit, nous serons bienheureux non seulement en icelle, mais beaucoup plus en l'autre, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen, ainsy soit-il. [365]

 

XXXVI. Sermon pour la fête de la Toussaint

 

1er novembre 1620

 

            Cette feste est pleine d'un grand nombre de matieres propres à monstrer sa grandeur et solemnité, et les predicateurs s'esgayent parmi la varieté et l'affluence des sujets dont on peut traitter à ce jour. Les uns parlent de la gloire des Saints et de leur felicité, les autres, autant utilement que louablement, discourent de leurs vertus et sainteté par laquelle ils ont acquis cette felicité. D'autres expliquent cet admirable sermon de la montagne auquel Nostre Seigneur prononça les huit beatitudes. Mais pour moy, je veux en ce discours me conformer et suivre au moins mal qu'il me sera possible l'intention de la sainte Eglise, en vous entretenant de l'un des articles de nostre foy, à sçavoir de la communion des Saints.

            Cette communion se peut comprendre et expliquer en diverses façons, comme nous voyons en la Sainte Escriture; mais nous vous monstrerons qu'elle se doit sur tout entendre de deux sortes d'amours lesquels se declarent beaucoup mieux quand on parle de ce qui concerne Nostre Seigneur que non pas les creatures. Le premier est l'amour de complaisance et le second l'amour de [366] bienveuillance. Par l'amour de complaisance nous nous complaisons au bien que possede celuy que nous aymons, et par l'amour de bienveuillance nous luy en desirons lus qu'il n'en a. On peut aymer Dieu de ces deux manieres. La complaisance nous fait resjouir de ce qu'il est infini, immense, d'une perfection incomprehensible, en un mot de ce qu'il est Dieu, prononçant avec un vif ressentiment ces paroles de David: J'ay dit: Vous estes mon Dieu; et je m'en suis resjoui. On peut donc exercer cet amour envers Dieu, mais pour celuy de bienveuillance il semble impossible, car puisqu'il est infini et l'infinité mesme, on ne luy sçauroit souhaitter plus de sainteté et de perfection qu'il n'en a. Il est immense en grandeur, il surpasse infiniment en gloire les Cherubins et Seraphins, les Vertus, les Throsnes, tous les Anges et Esprits celestes; il a plus de perfection que tous les Saints et Saintes ensemble, et toute la leur, voire mesme celle de la glorieuse Vierge Marie, n'est rien en comparaison de celle du Fils de Dieu. Sa beatitude est au dessus de celle de tous les Bienheureux, des Anges, de la Vierge, et leur bonheur derive de Dieu, car c'est luy qui le leur donne et communique. Pourtant ils peuvent tousjours avoir quelque accroissement en leur gloire, non point essentiellement ains accidentellement; mais la gloire et perfection de Dieu ne procede de personne, et ne peut y avoir en icelle augmentation ni diminution. Comment donques ferons-nous pour l'aymer d'un amour de bienveuillance? Nous ne pouvons exercer ces actes que par imagination de chose impossible, comme en luy disant que si nous luy pouvions souhaitter plus de gloire et de perfection qu'il n'en a, nous le luy desirerions et procurerions s'il estoit en nostre pouvoir. Et voyla comme par tels moyens nous exerçons l'amour de bienveuillance envers Nostre Seigneur.

            Mais revenons à nous mesmes, et voyons comment la communion des Saints, en laquelle nous croyons, se peut entendre par cet amour de complaisance et de bienveuillance. Quand nous disons: «Je crois en la communion des Saints,» cela monstre que leurs biens [367] nous sont communs, c'est à dire que nous participons à tous les biens qu'ils ont au Ciel, et que les Saints participent aux petits biens que nous autres mortels avons icy bas. Ne pensez pas que quoy que les Bienheureux soyent au Ciel et que nous soyons miserables mortels en terre, que cela empesche cette communion. O non, la mort n'a point le pouvoir de faire cette desunion. Nous n'avons tous qu'un mesme chef qui est Jesus Christ; or, nostre amour et union sont fondés en luy, comme donques la mort aura-t-elle le pouvoir de les rompre? Saint Paul disoit: Qui est-ce qui me separera de la charité de Jesus Christ? Ni les Anges, ni les Vertus, ni le ciel, ni la terre, ni l'enfer ne nous pourra separer de la charité de Dieu qui est en Jesus Christ. Cette charité n'est autre que la communion des Saints, et quand nous mourrons nous serons plus unis avec eux que nous ne sommes pas avec les plus chers amis que nous ayons ça bas en terre.

            Les biens auxquels nous participons par ce moyen sont inexplicables, tant à cause de leur grandeur que de la multitude innombrable d'Anges et d'ames bienheureuses qu'il y a dans la gloire. Car, comme il est dit en tant d'endroits de la Sainte Escriture, il y a des Anges au Ciel en telle quantité que le nombre en est inconcevable; et quoy qu'il en tombast la troisiesme partie dans l'enfer avec Lucifer (car il est escrit que dans sa cheute il tira apres soy le tiers des estoilles du Ciel, c'est à sçavoir des Esprits angeliques), neanmoins le nombre de ceux qui sont restés fidelles est si grand qu'il est impossible de le concevoir. En outre de tous ces celestes Esprits, la multitude des ames bienheureuses est si grande que le denombrement n'en peut estre fait; car, combien pensez vous qu'il y a eu de Saints despuis la creation du monde jusques à maintenant? C'est une chose qui ne se peut dire. Saint Hierosme, parlant de la multitude des Saints qui sont au Ciel, dit que si l'Eglise vouloit faire la feste de tous les Martyrs il y en auroit chaque jour de l'année sept cents de ceux que l'on sçait asseurement avoir esté martyrisés; or, combien y en a-t-il qu'on ne [368] connoist pas! Et s'il y a tant de Martyrs, combien y aura-t-il de Docteurs, de Confesseurs et autres? Le nombre en est indicible. C'est pourquoy aujourd'huy nous faisons la feste de tous en general, non seulement des Saints, mais encores des Seraphins, des Cherubins, et de tous les Anges, lesquels se resjouissent en cette solemnité, louant Dieu des graces qu'il a octroyées aux Bienheureux que nous festons. L'Eglise participe à cette joye, et nous invite à nous resjouir en ce jour et à louer le Fils de Dieu à cause des Saints.

            Or, pour nous bien resjouir et entrer en l'intention de l'Eglise, il faut exercer l'amour de complaisance et de bienveuillance à l'endroit des Saints qui sont au Ciel, puisque nous le pouvons aysement faire. Considerant cette Hierusalem celeste et voyant en icelle ces ames bienheureuses jouissantes d'une si grande gloire et felicité, hors des perils et dangers de ce monde où nous sommes encores nous autres mortels, nous devons produire des actes de complaisance, nous resjouissant et complaisant en leur gloire et felicité comme si nous en jouissions nous mesmes. C'est cette complaisance qui fait la communion des Saints, car à mesure que nous nous complaisons aux biens qu'ils ont nous en sommes faits participans, la complaisance ayant cette vertu de tirer à soy la chose aymée pour se la rendre propre. Nous voyons en effect qu'une personne en aymant une autre de cet amour attire à soy le bien qui se trouve en elle, car il est impossible d'aymer en cette sorte sans avoir la participation et communion aux biens de ceux qu'on ayme.

            Les Bienheureux ayment Nostre Seigneur; aussi le Ciel est rempli de cet amour de complaisance, qui est la cause principale de leur beatitude; car connoissans clairement la grandeur et perfection de Dieu et tous les divins attributs qu'ils voyent en luy, ils l'ayment souverainement de cet amour de complaisance, et par ainsy attirent en eux ses perfections. J'ay dit que cet amour de complaisance est la cause principale de la beatitude des Saints, car, tout en parlant tousjours avec estime et respect de ceux qui tiennent l'opinion contraire, je pense [369] que la cause principale de la gloire des Bienheureux ne consiste pas en l'entendement par lequel ils voyent et connoissent Dieu, mais en la volonté par laquelle ils l'ayment de cet amour de complaisance; et j'estime qu'en cela gist leur felicité. C'est de la mesme maniere que se prattique l'amour de complaisance envers les Saints.

            L'amour de bienveuillance envers iceux se peut aussi pratiquer sans difficulté; car bien qu'ils soyent tous rassasiés et contens en la beatitude qu'ils possedent et que nous ne puissions accroistre leur gloire essentielle, laquelle consiste à voir Dieu face à face et à l'aymer souverainement, si est-ce que nous leur pouvons causer un accroissement de gloire accidentelle et partant pratiquer l'amour de bienveuillance. Nous pouvons leur souhaitter et desirer les biens qu'ils n'ont pas encores, à sçavoir la resurrection de la chair, la reunion avec leurs corps, car en cette reunion consiste une partie de leur gloire; non pas de l'essentielle, qui appartient à l'ame, car celle cy ne sera point accreuë par la resurrection de la chair, mais de l'accidentelle, qui appartient au corps aussi bien qu'à l'ame.

            Les ames bienheureuses jouissent là haut au Ciel de la gloire essentielle et de l'accidentelle, d'autant qu'elles sont rassasiées et ne peuvent rien desirer qu'elles ne possedent desja, si ce n'est d'estre reunies à leurs corps; c'est pourquoy elles souspirent tousjours apres cette reunion, laquelle rendra leur gloire accidentelle pleine et entiere. Les Saints sont des hommes comme nous, composés d'ame et de corps. Pour faire un homme parfait il faut qu'il aye une ame et un corps; et quoy que ce soit l'ame qui fait l'homme, neanmoins Dieu à la creation l'unit avec un corps organisé. Nous disons donc que l'homme est composé d'ame et de corps; et, bien que la mort, qui est entrée au monde par le peché, les separe, cependant nous esperons et croyons en «la resurrection de la chair,» par laquelle nos miserables corps seront reunis à nos ames, et par cette reunion ils participeront à leur gloire et felicité, ou à leur peine et condamnation eternelle. [370]

            L'Eglise exerce donc en ce jour l'amour de complaisance et de bienveuillance à l'endroit des Saints, et se resjouissant de la gloire que desja ils possedent, elle les congratule et provoque ses enfans à s'y complaire et à glorifier Dieu qui les a sanctifiés. Elle fait aussi des actes de bienveuillance lors qu'elle leur souhaitte la resurrection de la chair, comme nous voyons qu'elle la demande par tant de Psalmes et Cantiques tirés de la Sainte Escriture. Mais elle veut encor que tous ses enfans la desirent et demandent; ce que nous faisons tous les jours en l'Oraison Dominicale ou Pater noster, en laquelle nous souhaittons aux Saints cette resurrection. Car que signifient ces paroles: Vostre royaume nous advienne, sinon que nous representons le desir que nous avons de la reunion des ames avec leurs corps? Comme si nous disions: Seigneur, vostre royaume est desja venu, il est fait et preparé pour les Saints, il est preparé pour tous; et non seulement pour tous ceux qui sont saints, mais encores pour ceux qui ne le sont pas. (Dieu desire de sauver tout le monde. C'est à nous de nous servir de la liberté qu'il nous a donnée pour choisir le Paradis ou non, cela depend de nous; que si nous le choisissons, il nous octroye suffisamment de graces pour y parvenir.) Vostre royaume nous advienne. Il est desja advenu aux Saints, c'est à dire à ces ames glorieuses qui sont au Ciel. Quant à nous autres, qui sommes ça bas en terre, il nous est aussi desja advenu; car, Seigneur, vous nous en laissez le choix et disposition, et les justes le possedent par desir et esperance. Mais, vostre royaume nous advienne, c'est à sçavoir, ce royaume que vous avez fait pour les ames et pour les corps; que cette resurrection de la chair se fasse, car les Saints ont encores leurs corps en terre, et partant ils ne sont pas entierement glorifiés. C'est pourquoy nous vous demandons la resurrection generale, apres laquelle ceux qui sont au Ciel et nous autres mortels souspirons.

            Outre ces actes de bienveuillance que nous exerçons a l'endroit des Saints, il y en a encores deux autres qui dependent immediatement de nostre cooperation, par [371] lesquels nous pouvons correspondre aux desirs qu'ils ont, et par cette correspondance leur causer une gloire accidentelle qu'ils n'auroyent point sans cela. Premierement, les Saints louent et glorifient perpetuellement Dieu sans pause ni intermission. Ils chantent un cantique continuel, sans se lasser ni se reprendre; ils benissent Dieu avec une joye et complaisance pleine d'une incomparable suavité, s'excitant et provoquant les uns les autres à le tousjours magnifier, mais d'un desir doux, tranquille et qui les rassasie pleinement. Ils louent Dieu en luy mesme de ce qu'il est Dieu et des biens qu'il a en soy et de soy, de la veuë desquels ils ont une parfaite complaisance; ils le louent encores de ce qu'il les a faits saints, reconnoissant que leur sainteté procede de luy comme de son principe et cause fondamentale, et luy en donnent toute la gloire. Puis ils se felicitent aussi les uns les autres de ce qu'ils sont bienheureux et de ce que Dieu les a sanctifiés, prenant un singulier playsir à voir comment il leur a fait sentir les effects de sa grande et infinie misericorde.

            Or, les Saints nous ayment souverainement, et desirent que nous fassions ça bas en terre ce qu'ils font là haut au Ciel, c'est à dire que nous louions incessamment et perpetuellement Dieu. Mais quand nous disons qu'ils souhaittent que nous louions le Seigneur comme eux il ne faut pas entendre que ce soit en tout et par tout, parce qu'ils le benissent sans cesse, sans se reprendre ni discontinuer, et ils sçavent bien que, à cause de l'infirmité de nostre nature, nous ne le pouvons faire. Et quoy que les louanges que nous donnons à Dieu doivent estre continuelles et invariables, neanmoins ce sera tousjours avec quelque pause; car il n'y a homme, pour saint qu'il soit, qui ose dire qu'il a sa volonté si collée et unie à celle de Dieu qu'il n'en peut point estre separé un seul moment ou distrait par aucun accident de cette vie, ni qui puisse tenir son cœur si attentif à louer Dieu, qu'il ne fasse quelque interruption en l'exercice de l'amour et benediction qu'il luy doit.

            Il y a un grand nombre de phrases et de passages en la [372] Sainte Escriture qui semblent exiger cela de nous. Les uns disent: Louez Dieu perpetuellement; et en d'autres endroits: Que Dieu soit loué de jour et de nuit; mais il faut entendre cecy en cette façon. L'Eglise, non plus que les Saints, ne pretend pas que nous louions tousjours le Seigneur sans intermission, ni moins encores que nous passions les nuits entieres ou tous les jours en prieres; ains tousjours signifie que nous le fassions le plus souvent que nous pourrons, que nous rejettions frequemment nos cœurs en luy, que nous le louions en quelque temps et heure de la nuit et du jour, comme il se fait en l'Eglise. En toutes les heures du jour et de la nuit il se trouve des ames qui louent et glorifient Dieu.

            Les Saints desirent donques que nous le magnifiions en la terre comme ils font au Ciel, mais selon nostre condition et la portée de nos esprits; que nous chantions et souhaittions que tous chantent comme eux: Saint, Saint, Saint, et que tous correspondent à ses desirs. Or, lors que nous faisons tels souhaits nous leur causons une gloire accidentelle, laquelle ils n'auroyent pas si nous ne magnifiions Dieu et si nous ne desirions qu'il le fust de tous. Mais apres que nous avons correspondu à ce desir qu'ont les Bienheureux de nous voir louer le Seigneur, nous devons encores les congratuler eux mesmes de ce qu'ils sont Saints et benir Dieu en eux; et c'est icy un autre acte de bienveuillance en leur endroit. La sainte Eglise en fait de mesme lors qu'elle celebre leurs festes: elle loue Dieu en eux, car qui voudroit celebrer la feste de tous les Saints à leur honneur et non à celuy de Dieu ne feroit rien d'aggreable ni à Dieu ni aux Saints mesmes, puisqu'ils ne peuvent recevoir de gloire sinon de voir que le Seigneur est exalté en eux et eux en luy.

            Un autre acte de bienveuillance que nous pouvons exercer envers les Saints est de correspondre au desir qu'ils ont que nous devenions saints comme eux; et quand nous correspondons à ce desir nous leur donnons un surcroist de gloire. Quand nous taschons de nous perfectionner de plus en plus, de procurer la sanctification [373] des autres, contribuant de nostre costé tout ce que nous pouvons, que nous desirons que tous louent et benissent Dieu, puisque tous le peuvent et doivent faire, que tous soyent saints, puisque tous le peuvent estre, nous causons une gloire accidentelle aux Bienheureux, laquelle ils n'auroyent pas sans cela. Voyla comme se fait la communion des Saints par l'amour de complaisance et de bienveuillance.

            Il y a encores un autre amour qui est l'amour d'imitation; et pour celuy cy il est necessaire d'avoir de la sympathie avec ceux que l'on ayme. Mais que veut dire sympathie? Les gens du monde l'entendent bien, mais vous qui n'estes pas du monde, peut estre ne l'entendrez vous pas si je ne le vous dis. La sympathie est une certaine participation que nous avons aux passions de ceux que nous aymons; et cet amour d'imitation fait que nous attirons en nous les vertus ou les vices que nous voyons en eux. La sympathie fait que le colere a de l'inclination pour le colere, le fier et arrogant pour le fier et arrogant. La passion de l'amour est la premiere et la plus forte qui soit en l'ame; de là vient que l'amour nous rend tellement propre ce que nous aymons, que nous disons communement que les biens de la chose aymée sont plus à celuy qui ayme qu'à celuy qui les possede. Voyla que c'est que sympathie.

            C'est à cause d'icelle que plusieurs gens du monde trouvent de grandes difficultés à se resoudre de s'amender de quelques vices auxquels ils sont sujets. Dites à une personne qu'il est expedient qu'elle se corrige de la colere ou de la fierté, ou qu'elle quitte un point d'honneur dont elle est si amoureuse qu'elle s'esleve bien fort si tost qu'on la touche en sa reputation (c'est une chose dequoy tous les hommes sont tellement jaloux qu'il semble qu'ils ne soyent nés que pour se faire estimer, louer et aymer; aussi applique-t-on son principal soin à acquerir des honneurs et de la renommée devant tous). Or, dites à telles gens ce qu'il faut faire contre ce vice là; que vous respondra-t-on? C'est mon naturel d'estre colere et d'aymer l'honneur. Je tiens cela de race, c'est la [374] sympathie que j'ay avec mon pere, car il estoit colere et cherissoit la gloire comme je fais. Belle rayson! comme qui vous diroit: Vostre pere estoit fol, il faut donques que vous le soyez aussi, car on connoistra à cela la sympathie que vous avez avec luy.

            Bien que nous ayons dit que cet amour d'imitation vient d'une certaine sympathie des uns avec les autres, il ne faut pas entendre neanmoins que les ambitieux de l'honneur et gloire humaine s'accordent mieux avec ceux qui sont coleres et fiers qu'avec ceux qui ne le sont pas. O non, car les ambitieux sont tousjours à contester qui d'entre eux aura plus d'honneur et telles autres choses, chacun voulant devancer son compagnon. Mais ils ont de la ressemblance, et l'on dit en effect: Voyla deux hommes aussi coleres l'un que l'autre; et ils se plaisent à se rencontrer, prenant de là occasion de faire voir leur vaillance à se surmonter. C'est ainsy que parle le monde.

            Or, que l'amour nous rende semblables à ceux que nous aymons, cela se pourroit monstrer par mille exemples. Les peres ayment bien leurs enfans, mais singulierement quand ils leur ressemblent, ou à quelques uns de leurs predecesseurs; ils se regardent en eux comme dans un mirouer et se plaisent à les voir representer leurs façons, mines et contenances. Les Grecs aymoient tant leur Empereur qu'ils desiroyent que leurs enfans ressemblassent à sa personne; pour cela, quand ils venoyent au monde ils taschoyent de leur façonner tant qu'ils pouvoyent la face à la ressemblance de celle de leur Empereur.

            Donques, pour bien celebrer la feste des Saints, il les faut aymer d'un amour d'imitation, de complaisance et de bienveuillance. Par l'amour d'imitation nous nous rendrons semblables à eux, imitant leur vie, aymant ce qu'ils ont aymé, faisant ce qu'ils ont fait, et taschant d'aller au Ciel par le chemin qu'ils ont suivi pour y [375] arriver. C'est ce que l'Eglise nous represente aujourd'huy quand en l'Evangile de la sainte Messe elle nous propose le sermon que Nostre Seigneur fit sur la montagne, où il parle des huit beatitudes. Il est escrit en iceluy qu'estant assis il ouvrit sa bouche sacrée et dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux; bienheureux les debonnaires, bienheureux ceux qui pleurent; bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux; et ainsy des autres. Or, ce n'est pas sans sujet que l'Evangeliste remarque qu'il ouvrit sa bouche sacrée, pour nous monstrer que sa divine Bonté nous vouloit dire quelque chose de grand, et nous enseigner une doctrine qui n'avoit point encores esté ouye. Il s'addressa à ses Apostres pour nous faire voir que c'estoit pour eux et ceux qui les ensuivroyent qu'il prononçoit principalement la premiere et la derniere des beatitudes: Bienheureux les pauvres d'esprit, bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice; car ils devoyent pratiquer cette pauvreté d'une façon speciale, et souffrir plusieurs persecutions comme personnes dediées plus particulierement à Nostre Seigneur. Puis, regardant le reste du peuple il dit: Bienheureux ceux qui pleurent, qui ont faim et soif de justice, qui sont purs et nets de cœur; monstrant par là que ces conseils evangeliques estoyent non seulement pour les Apostres, mais pour tous, puisque tous doivent faire penitence, tous doivent estre purs et nets de cœur. En fin, bienheureux les debonnaires.

            Or, sur ces beatitudes les hommes ont fait mille interpretations. Les uns ont pensé que quand le Sauveur dit: Bienheureux les pauvres d'esprit, il entendoit parler de ceux qui sont simples et qui n'ont guere d'intelligence. Je ne nie pas que les gens de cette sorte ne soyent facilement heureux, neanmoins ce n'est pas en ce sens que Jesus Christ a proclamé bienheureux les pauvres d'esprit; mais il entendoit parler de la pauvreté qu'il a pratiquée luy mesme et de celle qu'exerceroyent ceux qui, apres avoir tout quitté, supporteroyent volontiers [376] les incommodités et mesayses qu'elle tire apres soy. Celuy-là en est bien esloigné qui ne veut point avoir d'indigence, et qui ambitionne l'honneur d'estre pauvre pourveu que rien ne luy manque. La pauvreté est honnorable, et il s'est trouvé mesme des philosophes payens, comme un Crates, un Epictete, qui se sont glorifiés d'estre pauvres. Plusieurs veulent bien embrasser la pauvreté pourveu qu'ils ayent tout ce qui leur est necessaire, mais ce n'est pas de tels pauvres d'esprit que Nostre Seigneur parle, ni à qui il promet le Royaume des cieux.

            Nostre divin Maistre ayant prononcé ces beatitudes, le monde en a prononcé d'autres et a dit: Bienheureux les riches, car la richesse fait que l'on n'a besoin de rien, que l'on est honnoré, que l'on gaigne des proces; en un mot, les riches sont bienheureux, car ils n'ont besoin de personne et chacun a à faire d'eux. Bienheureux ceux qui ne font point misericorde, qui gardent ce qu'ils ont sans se mettre en souci de servir les pauvres, ains seulement de tousjours amasser biens sur biens et de ne les donner à personne, de peur qu'ils ne diminuent. Bienheureux ceux qui ne pleurent point, ains qui se recreent et prennent du bon temps, car les larmes sont ennuyeuses. Bienheureux ceux qui se vengent. En somme, l'esprit du monde va tout au contraire de celuy de Dieu. Mais les Apostres et ceux qui les ont imités de plus pres ont prattiqué la pauvreté d'esprit selon l'intention de Nostre Seigneur, car ils quitterent tout pour le suivre et supporterent beaucoup d'incommodités qui sont ordinaires aux pauvres. Apres la venue du Saint Esprit ils allerent prescher l'Evangile, mais ce n'estoit point pour gaigner de l'argent, des rentes ou des revenus, ains ils vivoyent d'aumosnes qu'ils mendioyent de jour à autre. Saint Paulin, Evesque de Nole, donna tout ce qu'il avoit aux pauvres, à l'exemple de saint Paul, et non content de cela il se donna luy mesme pour racheter les captifs.

            Et quelle pauvreté fut celle du grand Apostre, lequel apres avoir tout quitté pour l'amour de son Maistre voulut servir les Corinthiens et autres pour rien! En effect, [377] apres avoir presché, sué et souffert pour l'Evangile et pour monstrer la voye du salut, il ne vouloit point vivre des aumosnes des Chrestiens, ains du travail de ses mains et à la sueur de son corps; car il travailloit pour gaigner sa vie, disant: Pour monstrer combien j'ayme mon Maistre pour l'amour duquel je vous sers, et que la peine que je prens n'est point pour m'enrichir de vos moyens, ains purement pour l'amour de Celuy à qui je sers, je ne veux pas qu'apres vous avoir aydé à vous sauver vous me nourrissiez de vos aumosnes comme vous faites les autres Apostres, ains je veux gaigner ma vie à la sueur de mon front et vous servir pour rien, vous donnant ainsy tout ce que j'ay. Il dit tout ce que j'ay, parce que ce qu'il gaignoit estoit à luy; et toutefois il n'en mettoit rien en espargne, ains s'en servoit seulement pour son entretien. Et passant plus outre, il vouloit estre luy mesme sacrifié pour eux. Non seulement, disoit-il, je veux me sacrifier moy mesme pour vostre salut, mais qui plus est, je me veux laisser sacrifier et vendre par d'autres. Par exemple, je me veux non seulement discipliner, ains je veux souffrir que d'autres me disciplinent; car si je me disciplinois tout seul, quand j'en aurois assez il seroit en mon pouvoir de m'arrester et ne passer plus outre; mais me laissant discipliner par d'autres à leur gré, encores que je fusse tout meurtri ils ne laisseront pas pour cela de frapper. Je veux donques, mes chers enfans, estre battu pour vostre salut, flagellé, garrotté et emprisonné, non par moy mesme mais par les autres et à leur gré, donnant tout ce que j'ay pour vous, sans reserver ni mon corps ni ma peau.

            Voyla une parfaite pauvreté; et c'est de celle là que Nostre Seigneur a dit: Bienheureux les pauvres d'esprit. Plusieurs Saints l'ont pratiquée fort exactement et s'en sont rendus si amoureux qu'ils ont enduré avec playsir les miseres et incommodités qui l'accompagnent. Car que pensez-vous qui aye fait supporter avec tant de suavité l'aspreté des deserts à nos anciens Peres, en sorte qu'elle leur sembloit peu de chose, sinon cette pauvreté qu'ils cherissoyent si tendrement que rien plus? Saint François [378] n'en estoit-il pas passionné comme un jeune homme de sa maistresse qu'il aymeroit grandement? Aussi l'appelloit-il sa dame et estoit-il tousjours en attention pour en ressentir les incommodités, prenant en icelles tous ses delices. Or, comme les Saints sont tous entrés au Ciel par la pauvreté d'esprit, par les larmes, par la misericorde, par la faim et la soif de la justice et autres beatitudes, l'Eglise nous propose ces beatitudes au jour de leur feste, nous invitant de les suivre et marcher apres leurs vestiges. Travaillez donques avec fidelité en cette vie, mes cheres Filles, et perseverez jusques à la fin, à ce que vous puissiez estre congregées et unies avec les bienheureux Esprits en cette felicité, pour aymer et jouir de Dieu à toute eternité. Amen. [379]

 

XXXVII. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge

 

21 novembre 1620

 

Inspice, et fac secundum exemplar quod

tibi in monte monstratum est.

Regarde, et fais selon le modele qui

t'a esté monstré sur la montagne.

EXOD., XXV, ult.

 

            En l'ancienne Loy, la divine Majesté commanda à Moyse de faire l'Arche et de dresser le tabernacle selon les particularités desquelles il l'informa tres minutieusement lors qu'il luy parla sur la montagne. Ce qui fut fait, mais d'une façon si admirable qu'il n'y avoit rien, jusques dans les moindres ageancemens, qui ne fust plein de grans misteres. Les anciens Peres, apres avoir tout consideré, s'arrestent avec admiration sur la plus vile et abjecte partie de toutes; car entre autres choses, Dieu avoit ordonné qu'on mist une cuve entre le tabernacle exterieur auquel demeuroit le peuple qui venoit pour offrir des sacrifices, et le tabernacle interieur où demeuroyent les prestres de la Loy; ou bien entre les deux autels, c'est à dire entre l'autel des holocaustes et celuy des parfums. Cette divine Majesté avoit donc commandé à Moyse que l'on fist une cuve d'airain, laquelle on rempliroit d'eau, à fin que les prestres de la Loy s'y lavassent les pieds et les mains avant que d'aller offrir les sacrifices; et que pour l'embellissement d'icelle on l'entourast toute de miroüers tels qu'estoyent ceux des dames juifves. Or, nos anciens Peres ont fait un si grand nombre d'interpretations sur cette cuve et [380] sur ces mirouers, que si je voulois dire un mot de chacune il m'y faudroit employer l'heure toute entiere. Je m'arresteray seulement à trois de leurs conceptions, à sçavoir: premierement, que signifie cette cuve et ce que nous devons entendre par icelle; deuxiesmement, pourquoy elle estoit entre les deux tabernacles; troisiesmement, que veulent representer les mirouers dont elle estoit environnée.

            Quant au premier point, une grande partie des anciens Peres disent que cette cuve representoit le Baptesme, et que pour cela elle estoit posée entre le tabernacle exterieur et l'interieur. Certes ils ont bien quelque rayson, car personne ne sçauroit entrer au tabernacle interieur, qui n'est autre que le Ciel, sans passer par l'exterieur qui est l'Eglise, à laquelle appartient cette cuve pleine des eaux baptismales où il faut estre trempé et lavé. Ces eaux purifient, justifient et effacent toutes les taches du peché dont les hommes sont souillés; et pour offrir et sacrifier à Nostre Seigneur quelque victime et holocauste il est tellement necessaire d'estre lavé de cette eau, par effect ou du moins par un tres ardent desir d'icelle, que sans cela toutes les offrandes et oblations ne sont pas offrandes mais execrations.

            Quelques autres Peres tiennent que cette cuve represente la penitence, et ceux cy approchent de la verité encores de plus pres, ce me semble; car qu'est-ce autre chose la penitence sinon des eaux dans lesquelles il est du tout expedient que nous lavions nos pieds et nos mains, je veux dire nos œuvres et affections souillées et tachées de tant de pechés et imperfections? O mes cheres arnes, il est vray que la seule porte pour entrer au Ciel est la Redemption, sans laquelle nous n'y eussions jamais eu d'acces; mais à fin que cette Redemption nous soit appliquée il faut que nous fassions penitence. Il ne s'y faut point tromper, car nos anciens peres ont tous passé par là: jeunes et vieux, petits et grans, en somme tous ont lavé leurs pieds et leurs mains dans les eaux de la penitence. C'est une regle si generale que celle cy que pas un n'en peut estre exempt, sinon la tres sacrée [381] Vierge, laquelle n'ayant point peché n'avoit point besoin d'expiation; et neanmoins elle n'est pas entrée au Ciel par une autre porte que par celle de la Redemption. Mais quant à nous autres, il est necessaire, comme j'ay dit, de faire penitence soit en ce monde ou en l'autre. Je sçay bien qu'autre est la penitence à laquelle nous obligent les pechés mortels et autre est celle qu'il faut faire pour les veniels; toutefois elle est absolument necessaire pour les uns et pour les autres, et qui ne la fera en cette vie la fera indubitablement en l'autre. Voyla pourquoy, disent nos Peres, cette cuve estoit entre les deux tabernacles, l'exterieur et l'interieur, pour signifier que les eaux de la penitence sont entre le tabernacle exterieur de l'Eglise militante, et l'interieur de la triomphante, et que pour passer de la militante à la triomphante il faut se laver dans ces eaux.

D'autres ont dit que cette cuve representoit la doctrine evangelique. Certes ils ont rayson, car cette doctrine n'est autre que l'eau dont quiconque boira n'aura plus soif, et, comme dit Nostre Seigneur, elle rejaillira jusques à la vie eternelle. C'est dans cette eau sacrée qu'il faut tremper tous nos membres, c'est à dire laver nos œuvres et affections, pour les purifier, les former et dresser selon la loy de l'Evangile. Sans cela nous ne pouvons faire aucune oblation ni sacrifice; et moins encores pouvons-nous estre sauvés sinon en croyant cette doctrine chrestienne et nous formant selon icelle; c'est là que nous voyons ce que nous devons croire, demander et esperer. Que personne ne se trompe en cecy, pensant arriver à ce tabernacle interieur pour y sacrifier des sacrifices de louange sans se laver dans ces eaux ou se mouler sur cette doctrine; car nul ne peut estre sauvé en se faisant des lois selon son caprice ou fantasie ou se contentant de la loy naturelle. Non certes, cela ne se peut. Vous voyez donques que cette cuve placée entre les deux tabernacles represente le Baptesme, la penitence et la doctrine evangelique, qui sont les liens par lesquels l'Eglise militante est unie à la triomphante. [382]

            Nous autres avons aussi deux tabernacles: l'un exterieur qui est ce corps que nous portons, et l'autre interieur, qui est l'ame par laquelle nous vivons. C'est ce qu'a voulu dire le grand Apostre saint Paul: nos corps sont des tabernacles faits et formés d'argile, et Dieu a enfermé dans iceux de grans tresors. Quels sont ces tresors sinon nos ames qui, comme des tabernacles interieurs, sont cachées dans nos corps? Mais tout ainsy que l'ame anime et donne la vie au corps, aussi la doctrine evangelique la nourrit et vivifie, luy fournissant la lumiere et la force pour la conduire et la faire arriver à cet autre tabernacle plus interieur où habite le Tres Haut. Certes, un jour viendra où nous ressusciterons, et ces corps mortels que nous portons, maintenant sujets à la corruption, seront immortels, tout spirituels et reformés sur celuy de Nostre Seigneur. Lors nous les verrons avec un contentement indicible, tout glorieux par leur reunion à l'ame avec laquelle ils n'auront plus aucun divorce ni rebellion, ains luy seront absolument sousmis et sujets. Elle les possedera en telle sorte qu'elle les gouvernera souverainement; et quant à eux ils participeront à sa gloire, par le moyen de laquelle ceux qui estoyent mortels seront rendus immortels comme l'ame.

            Cette cuve estoit toute entourée de mirouers. Ceux cy nous representent les exemples des Saints, qui ayans receu la doctrine chrestienne, l'ont pratiquée si parfaitement et au pied de la lettre, que nous pouvons dire que les histoires de leur vie sont autant de mirouers qui ornent et enrichissent cette cuve de la Loy evangelique. Et tout ainsy que cette Loy les a ornés et enrichis, et que s'estans plongés dans icelle ils se sont purifiés et rendus capables d'offrir à la divine Bonté des sacrifices d'un prix et valeur inestimable, ils luy ont aussi, de leur costé, fait ce que faisoyent à cette cuve les mirouers des dames hebreuses et juifves; car ils l'ont embellie par la pratique des preceptes et conseils qu'ils ont puisés en icelle, nous laissant à imiter des admirables exemples, qui sont comme des mirouers dans lesquels nous [383] nous pouvons continuellement regarder. Car bien que nous n'ayons pas besoin de miroüers comme ces dames hebreuses, pour mirer nos corps qui pourriront avec les chiens et autres animaux, neanmoins nous devons tous-jours avoir devant les yeux les mirouers des vertus et exemples des Saints pour former et dresser sur iceux toutes nos actions.

            Me voyci maintenant sur le sujet de la feste de nostre tres chere Mere et Maistresse que nous celebrons aujourd'huy; car, je vous prie, quel plus beau et pretieux mirouer vous sçauroit-on presenter que celuy-cy? N'est-ce pas le plus excellent qui soit en la doctrine evangelique? N'est-ce pas elle qui l'a le plus ornée et enrichie, tant par ce qu'elle mesme a prattiqué que par les exemples admirables qu'elle nous a laissés? Certes, il n'y a point de Saint ni de Sainte qui luy puisse estre parangonné, car cette glorieuse Vierge surpasse en dignité et excellence non seulement les Saints, mais aussi les plus hauts Seraphins et Cherubins. Elle a un grand avantage par dessus tous les Bienheureux, qui est qu'elle s'est donnée et totalement dediée au service de Dieu dès l'instant de sa conception, puisqu'il n'y a nul doute qu'elle n'ayt esté toute pure et n'ayt eu l'usage de rayson dès que son ame fut mise en ce petit corps formé dans les entrailles de sainte Anne.

            Comme cette glorieuse Vierge devoit naistre de pere et de mere ainsy que les autres enfans, aussi semble-t-il que, comme eux, elle devoit estre tachée du peché originel; mais la divine Providence en ordonna tout au contraire, et estendant sa main tres sainte la retint, de peur qu'elle ne tombast dans ce precipice. Elle luy donna l'usage de la rayson et la foy par laquelle Nostre Dame conneut Dieu et creut tout ce qui estoit de la verité, en sorte que, remplie de cette clarté, elle se dedia et consacra toute à la divine Majesté, mais d'une façon tres parfaite. Les theologiens nous asseurent que Nostre Seigneur jettant un rayon de sa lumiere et de sa grace dans l'ame de saint Jean Baptiste lors qu'il estoit encor aux entrailles de sainte Elizabeth, le sanctifia et luy [384] donna l'usage de rayson avec la foy, par laquelle ayant reconneu son Dieu dans le ventre de la tres sainte Vierge il l'adora et se consacra à son service. Que si le Sauveur fit une telle grace à celuy qui devoit estre son precurseur, qui pourra douter que non seulement il ayt fait la mesme faveur, mais qu'il n'ayt avantagé d'un privilege beaucoup plus grand et tout particulier celle qu'il avoit choisie pour estre sa Mere? Pourquoy ne l'auroit-il pas sanctifiée dès le sein maternel aussi bien que saint Jean?

            C'est donc une chose toute asseurée que dès l'instant de sa conception Dieu la rendit toute pure, toute sainte, avec l'usage parfait de la foy et de la rayson en une façon du tout admirable et qui ne peut assez estre admirée; car il avoit fait cette pensée de toute eternité parce que ses cogitations sont tres hautes, et ce qui n'avoit jamais peu entrer en l'entendement des hommes, Dieu l'avoit medité avant tous les temps. Oh combien de faveurs, graces et benedictions la divine Bonté versa dans le cœur de la glorieuse Vierge! Mais elles estoyent si secrettes et interieures que personne n'en pouvoit rien connoistre qu'elle qui les experimentoit, et encores sa mere sainte Anne; car il est croyable qu'à l'instant que le Seigneur respandit tant de graces dans l'ame de cette benite Enfant, la mere s'en ressentit, et receut de grandes douceurs et consolations spirituelles à cause de sa Fille qui en estoit comblée.

            Je ne parleray pas à cette heure ni de ce que nostre tres chere Mere et Maistresse fit en sa conception et nativité, ni des benedictions qu'elle y receut; je ne veux traitter que de cette feste en laquelle elle se vint offrir et consacrer au service du Temple. O Dieu, qu'elle fut heureuse, car elle n'avoit que trois ans quand elle quitta sa patrie et la mayson de son pere. Elle fut comme une belle fleur qui exhala son odeur de grand matin. Il y a deux sortes de fleurs, les roses et les œillets, qui jettent la suavité de leur odeur differemment; car les roses sont plus odorantes dans la matinée, et leur parfum en ce temps-là est plus suave; les œillets, au contraire, [385] sont plus odorans sur le soir et leur senteur est plus forte et aggreable. Certes, cette glorieuse Vierge a esté comme une belle rose parmi les espines; et, bien qu'elle ayt tousjours respandu une odeur de parfaite suavité tout le temps de sa vie, si est-ce qu'au matin de sa douce enfance elle a jetté une senteur merveilleusement suave.

            Cette aymable Pouponne ne fut pas plus tost née qu'elle commença d'employer sa petite langue à chanter les louanges du Seigneur, et tous ses autres petits membres pour le servir. Sa divine Bonté luy inspira de se retirer de la mayson de ses pere et mere pour s'en aller au Temple, et là le servir plus parfaitement. Cette glorieuse Vierge se comportoit en ce bas aage avec tant de sagesse et discretion en la mayson de ses parens qu'elle leur donnoit de l'estonnement, si qu'ils jugerent bien, tant par ses discours que par ses actions, que cette Enfant n'estait pas comme les autres, mais qu'elle avoit l'usage de rayson, et partant qu'il failloit anticiper le temps et la conduire au Temple pour servir le Seigneur avec les autres filles qui y estoyent pour ce sujet. Ils prindrent donques cette petite Vierge à l'aage seulement de trois ans, puis la menerent, et en partie la porterent, au Temple de Hierusalem.

            O Dieu, combien estoyent grans les souspirs et eslans d'amour et de dilection que jetta cette petite Pucelle ainsy que ses pere et mere, mais elle sur tout, comme celle qui alloit pour se sacrifier derechef à son divin Espoux qui l'appelloit et luy avoit inspiré cette retraitte, non seulement à fin de la recevoir comme son espouse, ains encores pour la preparer à estre sa mere! Oh qu'elle alloit doucement chantant ce cantique sacré du Psalmiste: Beati immaculati in via. Ce Psalme est certes admirable et tout emmiellé à cause des paroles de louange et benediction qu'il donne à la divine Majesté; aussi le Prophete royal disoit: Je me sers de ce cantique comme d'une douce recreation pour entonner et psalmodier aux trois divers temps que je vay au Temple, selon qu'il est ordonné par la Loy. Les dames hebreuses et juifves le chantoyent encores avec grande devotion [386] quand elles y alloyent. Mais qui pourroit expliquer avec quel ressentiment d'amour et de dilection le disoit cette sainte Vierge, veu que ce sacré cantique ne traitte d'autre chose que de la Loy et volonté de Dieu, pour à laquelle obeir elle s'acheminoit au Temple?

            Plusieurs dames hebreuses et juifves s'estoyent dediées en iceluy au service divin, mais pas une n'avoit approché de la perfection de cette glorieuse Vierge. Elle s'y offrit et consacra avec telle ferveur, amour et humilité que les Anges et plus hauts Seraphins qui se promenoyent sur le balustre et galerie du Ciel en demeuroyent tout ravis, s'estonnant comme en la terre il se peust trouver une creature si pure, et qu'une ame revestue de corps humain peust faire une offrande et oblation si parfaite. Il est vray que l'on pouvoit bien dire d'elle ce que le Saint Esprit raconte de la reyne de Saba quand elle fut voir Salomon: Elle vint chargée de tant de nard et de parfums que jamais il ne s'en estoit veu en Hierusalem autant que ce que cette reyne en apporta. De mesme nostre glorieuse Vierge vint avec tant de parfums de sainteté qu'il ne s'en estoit jamais veu autant en toutes les dames qui s'estoyent dediées au Temple qu'il s'en trouva en elle seule. La voyla donques en ce bas aage vouée et sacrifiée entierement à Dieu.

            O que bienheureuses sont les ames qui, à l'imitation de cette sacrée Vierge, se dedient comme des primices au service de Nostre Seigneur dès leur jeunesse! O qu'elles sont heureuses de s'estre retirées du monde avant que le monde les ayt conneùes, car n'ayans point esté mariées, ni par consequent flestries par l'ardeur de la concupiscence, elles donnent une odeur de grande suavité par leurs vertus et bonnes œuvres. Mais encores que toutes les ames puissent pretendre et desirer ce bonheur, neanmoins toutes n'en reçoivent pas la grace; c'est pourquoy j'ay accoustumé de dire qu'il y a deux sortes d'enfance. La premiere est celle dont nous parlons à cette heure; l'autre est celle par laquelle on correspond promptement aux secrettes inspirations de Dieu lors que, se rendant tout à fait au premier mouvement et attrait d'icelles, en [387] quelque temps et aage que Nostre Seigneur nous appelle, l'on quitte tout pour le suivre.

            C'est donques une grande feste que celle que nous celebrons aujourd'huy, en laquelle cette petite Pucelle s'est allée presenter au Temple en sa tendre jeunesse et à la premiere semonce de l'inspiration. Cette feste n'est point nouvelle, car les Grecs en font mention. Nous lisons mesme qu'elle a tousjours esté celebrée des cathoques orientaux, bien qu'en Orient la solemnité s'en fust un peu refroidie; mais despuis que le Pape Sixte Quint l'a restablie, l'Eglise la solemnise et en fait l'office. C'est pour vous, mes cheres Sœurs, un jour grandement solemnel, d'autant qu'en iceluy vous vous venez offrir à la divine Majesté, à l'imitation de cette glorieuse Vierge, ou plustost renouveller l'offrande que vous luy avez desja faite.

            Mais vous me direz: Declarez-nous un peu comme et avec quelle perfection nostre divine Maistresse fit son offrande, à ce que nous l'imitions; car estans ses filles nous serons bien ayses de la suivre. Voyez-vous, en cette feste nous n'avons point d'autre Evangile que celuy qui se lit toutes les fois qu'on fait l'office de Nostre Dame; or, vous trouverez en iceluy tout ce qu'il faut faire pour l'imiter. Il est donques dit que Nostre Seigneur preschant au peuple qui le suivoit, et le voulant illuminer et esclairer, il faisoit à cet effect plusieurs miracles. Les Pharisiens, pleins d'envie, commencerent à murmurer et à le calomnier, disant que ce n'estoit pas en son nom qu'il operoit ces choses, ains par la puissance du prince des tenebres. Au plus fort de ces blasphemes et injures une femme esleva sa voix (laquelle les saints Peres disent estre sainte Marcelle, mais comme l'Evangeliste ne la nomme pas, il vaut mieux dire seulement que c'estoit une femme), et surprise d'admiration pour le divin Maistre s'escria: Bienheureux le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées! Alors le peuple tout estonné se tut, et le Sauveur se retournant du costé de cette femme luy respondit: Plustost bienheureux ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. [388]

            Or bien que je me souvienne de vous avoir desja entretenues trois ou quatre fois sur ce sujet et sur cet Evangile, si est-ce que c'est un puits où il y a tant à prendre que je ne me peux lasser d'en parler ni de puiser dans sa profondité ce qui est propre pour nostre instruction. Bienheureuses donques, dit-elle, les mammelles qui t'ont allaitté et le ventre qui t'a porté. Et Nostre Seigneur luy respondit: Il est vray que le ventre qui m'a porté est bienheureux et les mammelles que j'ay succées sont bienheureuses; car quel plus grand bonheur pouvoit arriver à une femme que de porter dans son sein Celuy qui est esgal au Pere, «Celuy que les cieux ne peuvent comprendre?» O que veritablement ce sein dans lequel le Fils de Dieu a pris chair humaine est heureux, et que cette Vierge a receu d'honneur ayant donné son plus pur sang pour former la sacrée humanité du Sauveur de nos ames! Partant, il est bien vray, o femme, ce que tu dis que non seulement ce sein, mais encores les mammelles que j'ay succées sont bienheureuses, d'autant qu'elles ont nourri Celuy qui sustente toutes les creatures. Ce grand aumosnier Abraham fut estimé bien favorisé parce qu'en logeant les pelerins il eut un jour la grace d'avoir le Roy et Seigneur des pelerins en sa mayson, de manger avec luy et luy laver les pieds; comme n'estimerons-nous heureux ce ventre de la Vierge qui l'a logé non un jour ains neuf mois tout entiers, et ces mammelles qui l'ont nourri non de pain mais de lait, de la propre substance de cette glorieuse Vierge?

            O que ce que tu dis, femme, est veritable! Ces chastes entrailles ressemblent à l'Arche dans laquelle estoyent la manne, la verge et les tables de la Loy de Moyse. Qu'est-ce que cette manne sinon le Fils de Dieu qui est descendu du Ciel? N'est-il pas aussi cette verge et ces tables de la Loy? Ouy, il est la pierre vive; sur son propre corps ont esté escrits et gravés les dix commandemens de la loy de grace avec les burins des clous, de la lance et des fouets. O que ce sein donc est bienheureux, semble dire Nostre Seigneur, puisqu'il est plus pretieux [389] que l'Arche d'alliance; et partant, que cette femme est bienheureuse, parce qu'elle est ma Mere. Et certes, ce bonheur n'appartient qu'à elle, d'autant qu'aucune autre creature quelle qu'elle soit ne peut estre ni ne sera jamais honnorée du tiltre de Mere de Dieu. Il n'appartient qu'à la sacrée Vierge; car tout ainsy qu'entant que Dieu je n'ay qu'un Pere sans mere, ainsy entant qu'homme devois-je avoir une Mere sans pere; et comme je n'ay qu'un Pere au Ciel, aussi ne devois-je avoir qu'une Mere en terre: cela a esté ordonné de toute eternité par mon Pere celeste. Neanmoins je te dis maintenant que quoy que ma Mere soit si heureuse parce qu'elle m'a porté dans son ventre et que j'ay succé ses mammelles, elle l'est beaucoup plus parce qu'elle a ouÿ la parole de Dieu et l'a gardée. Or, tous peuvent participer à cette beatitude.

            Mais voyez comme cette sainte Vierge a entendu la divine parole et comme elle l'a gardée. Et pour laisser toute autre parole et ne parler que de celle de la vocation, o Dieu, combien a-t-elle esté fidelle en cecy! Voyla que le Seigneur luy dit à l'oreille, ou plustost à l'interieur du cœur: Audi filia; Escoute, ma fille, preste moy l'oreille, oublie ta patrie et quitte la mayson de ton pere, et le Roy convoitera ta beauté. Remarquez ces paroles: Escoute, ma fille. Comme s'il vouloit dire: Pour bien ouyr il faut bien escouter; mais outre cela, il faut encores incliner et prester l'oreille, c'est à sçavoir s'abaisser et humilier, pour entendre ce qui est de la volonté de Dieu. Oublie ta patrie et retire-toy de la mayson de tes parens, viens en la terre que je te monstreray, et le Roy convoitera ta beauté. Comme s'il disoit: Ne te contente pas d'escouter l'inspiration divine et de t'abaisser pour la mieux ouÿr, mais retire ton cœur et tes affections de ta patrie et de tes parens, viens au lieu que je te monstreray, et je convoiteray ta beauté.

            O sainte, divine et admirable semonce que Dieu fait au cœur de tant de creatures, et qui a esté escoutée et entendue par un grand nombre! Cependant je ne sçay [390] comment cela est arrivé, plusieurs ont ouy la parole sacrée de la vocation et ne sont pourtant point sortis ni allés où Dieu les appelloit. L'on fait tant d'examens, il faut tant considerer, il faut parler aux uns et aux autres pour sçavoir si l'inspiration est vraye, si elle vient de Dieu, il faut tant esplucher toutes choses! Certes, il est bon de bien considérer et discerner quelle est l'inspiration, mais apres ce regard, sortez et allez en la terre que Dieu vous monstre; n'escoutez point tant de discours, ne prestez point l'oreille à tant de raysons que l'on vous apporte, n'usez point de tant de dilayemens, car vous vous mettez en grand peril; ne vous endormez point, soyez prompts. O Dieu, combien fut diligente la glorieuse Vierge, et qu'on luy peut bien appliquer ce verset du Psalmiste: Ecce non dormitabit, neque dormiet. Elle ne fut point endormie, car à cette divine parole de sa vocation elle se leva promptement et s'en alla. Elle n'eut point besoin de faire de longs examens, parce qu'elle avoit la grace de discernement. Elle s'en alla où Dieu la conduisoit, et le Roy du Ciel convoitant sa beauté la choisit non seulement pour son Espouse, ains aussi pour sa Mere.

            Donques, bienheureux ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Tous sont appellés, et plusieurs entendent l'inspiration, differemment neanmoins; les uns plus, les autres moins. Il en prend tout de mesme comme en la cour de quelque grand prince qui seroit en son palais environné de plusieurs seigneurs. Ils sont bien tous, en la cour et en la presence du prince, lequel regarde les uns, jette des œillades plus particulieres sur les autres, rit contre cestuy cy, parle à celuy là, donne des dignités aux uns, favorise les autres, que sçay-je moy, telles ou semblables choses qui se passent tous les jours parmi les cours des roys. Tous estiment ces faveurs et en font grand estat. Mais il y en a que le prince favorise bien davantage et auxquels il tesmoigne un plus particulier amour: ce sont ceux qu'il fait entrer dans son cabinet pour s'entretenir avec eux, leur descouvrir ses secrets et leur communiquer ses conceptions. [391]

            Tous les Chrestiens sont ces princes et chevaliers qui demeurent en la cour de ce souverain Roy Nostre Seigneur, qui n'est autre que l'Eglise. Nostre cher Sauveur les regarde tous: il favorise les uns, il esleve les autres, en somme il depart ses graces à qui il luy plaist et comme il luy plaist. Mais outre les faveurs qu'il octroyé à tous les enfans de son Eglise, il en a de particulieres pour ceux qu'il retire en son cabinet, c'est à dire en la Religion; là il leur parle plus familierement au cœur, leur revele ses secrets et leur descouvre ses intentions. De ce nombre a esté la sacrée Vierge; c'est elle qui a esté menée au cabinet de Dieu et à laquelle ont esté descouverts mieux qu'à nulle autre creature les plus hauts mysteres. Donques, bienheureux sont ceux qui oyent la parole de Dieu et la gardent.

            C'est ce que vouloit signifier Isaïe quand il disoit qu'il croyoit en la parole du Seigneur et qu'il graveroit son nom en son cœur; c'est à sçavoir qu'il entendroit l'inspiration et la volonté de Dieu et la garderoit dans son cœur. Je sçay qu'il y a diverses interpretations sur cecy, car les uns tiennent que par ce nom l'on doit entendre le saint et sacré nom de Jesus qui signifie Sauveur, par lequel il est venu sauver le monde, nom qui est demeuré gravé en son Eglise et dans le cœur de tous les vrays enfans d'icelle. Les autres ont voulu dire que ces paroles d'Isaïe se devoyent interpreter de l'Eglise mesme. En fin elles peuvent estre aussi entendues de l'inspiration et volonté divine; car c'est le propre des vrays fidelles de porter le sacré nom de Jesus gravé dans leur cœur, non avec un burin autre que les clous, lance et espines qui percerent son saint corps; et de plus, tout bon Chrestien doit escouter et garder la parole de Dieu, ouyr son inspiration et faire sa volonté.

            Mais helas, c'est un grand malheur que si peu entendent comme il faut ces saintes inspirations! Plusieurs vivent au monde et usent des richesses, honneurs et dignités dont la loy divine permet d'user, mais non point d'abuser; ils ajustent aux commandemens de Dieu leur affection pour la jouissance des biens et dignités, [392] quoy qu'il ne leur faille pas parler des conseils, d'autant qu'ils se contentent seulement d'eviter ce qui les peut condamner. Ceux-là sont heureux neanmoins, car ils auront part au Royaume de Dieu.

            D'autres entendent bien l'inspiration, mais ils se veulent donner du bon temps. Ils proposent de se dedier tout à Dieu, mais ils se veulent reserver quelque chose. Hé, disent-ils, je me donneray à Dieu, mais non pas si absolument que le monde n'y aye encores quelque part. Je rendray à Dieu ce qui luy est deu, mais je me reserveray ce qui est deu au monde, à sçavoir les yeux, les cheveux, que sçay-je moy, telles autres bagatelles, sans toutefois rien faire en cela qui soit contraire à la loy divine. Ils sont encores heureux ceux icy.

            D'autres veulent bien suivre l'inspiration et la volonté de Dieu, ils veulent estre tout à luy, mais non pas totalement; car il y a bien difference entre estre tout à Dieu, et totalement à Dieu. Au moins ils pretendent se reserver le choix des exercices spirituels, car cela est bon, disent-ils, c'est pour Dieu, c'est à fin de le mieux servir, et je voy bien qu'un tel exercice m'est meilleur qu'un autre. Helas! ceux cy se mettent en danger d'estre seduits et trompés en se voulant gouverner à leur fantasie pour ne se pas sousmettre, et se reservant le choix de leurs exercices ou maniere de vivre qu'ils se forment selon leur caprice. Et ne voyez-vous pas qu'en faisant cette reserve vous n'estes pas totalement à Dieu? Mais c'est pour Dieu. Je le veux; cependant la glorieuse Vierge ne fit certes pas ainsy, car elle se donna totalement à luy au jour de sa Presentation, sans aucune reserve pour petite qu'elle peust estre; elle n'usa jamais de sa volonté ni de son choix, n'en ayant retenu un seul petit brin pour chose quelconque, et elle persevera tres parfaitement en cecy tout le temps de sa vie, demeurant tousjours totalement à son Dieu.

            Oh! quand on considere le cours de la tres sainte vie de cette Dame, je vous asseure qu'on a le cœur tout rempli de douceur et suavité; et quand on regarde les rares exemples qu'elle nous a laissés, l'on est tout [393] ravi en admiration. Si l'on veut avoir de la douceur pour se comporter et mesme pour la porter au cœur de son prochain, il la faut prendre en la consideration de la vie de nostre divine Maistresse. Elle vous doit tousjours estre devant les yeux, mes tres cheres Filles, pour former vostre vie sur la sienne et ajuster toutes vos actions et affections au niveau des siennes; car vous estes ses filles, vous la devez donc suivre et imiter, et vous servir de ses exemples comme d'un mirouer dans lequel vous vous regardiez sans cesse. Or, bien que la douceur que vous recevrez par le regard et consideration de la vie de Nostre Dame tombe dans un vaysseau d'argile, elle ne lairra pas d'estre d'une suavité admirable, car le baume mis dans un vaysseau de terre est aussi suave que dans une fiole de cristal.

            Combien cette divine Mere nous a-t-elle laissé de merveilleux exemples de son obeissance à la volonté de Dieu! Voyez son mariage à saint Joseph, sa fuite en Egypte. Où allez-vous, o glorieuse Vierge, avec ce petit Poupon? Je m'en vay en Egypte. Qui vous y fait aller? La volonté de Dieu. Sera-ce pour long temps? Tant qu'il luy plaira. Et quand reviendrez-vous? Quand Dieu le commandera. Mais lors que vous reviendrez ne serez-vous pas bien plus joyeuse qu'en y allant? O non certes. Et pourquoy? Parce que je feray aussi bien la volonté de Dieu en y allant et demeurant qu'en m'en revenant. Mais vous en retournant vous irez dans vostre patrie. O Dieu, je n'ay point de patrie que celle d'accomplir la volonté divine. O admirable exemple d'obeissance que celuy-cy!

            Puisque je suis sur le sujet de l'obeissance, je vous diray deux conditions fondamentales de cette vertu, lesquelles je deduiray briefvement. La premiere est que pour obeir parfaitement il faut aymer Dieu qui commande; la seconde c'est qu'il faut aymer la chose commandée. Tous les manquemens que nous faisons à l'obeissance procedent pour l'ordinaire du defaut de ces deux conditions. Plusieurs ayment Dieu qui commande, mais ils n'ayment pas la chose commandée; d'autres [394] ayment la chose commandée et n'ayment pas Dieu qui commande. Voyla un predicateur qui annonce la divine parole; tout le monde y court. Pourquoy? parce qu'il fait des merveilles. En voyla un autre qui presche la mesme parole; personne n'y va. Hé, dit-on, ce predicateur ne me plaist pas, il n'a point de grace; son discours n'est point aggreable. Helas! pauvres gens, pourquoy cela? C'est qu'il n'a point de langue fretillante et telles autres choses. Oh! quel aveuglement est celuy cy! N'est-ce pas la parole et volonté de Dieu qu'il vous annonce? Or, si vous aymez cette divine parole, et Dieu qui vous l'envoye et qui commande qu'on fasse sa volonté, pourquoy ne la recevrez-vous pas d'aussi bon cœur de celuy cy comme d'un autre? Si un prince ou un roy vous envoyoit quelques lettres par un sien page, regarderiez-vous, pour avoir ces lettres aggreables, si le page est vestu de gris, vert ou jaune? Non certes, ains vous prendriez ces lettres et les mettriez sur vostre teste en signe de resjouissance et reverence, sans avoir esgard à la livrée de celuy qui les apporte. Pourquoy donques n'escoutez-vous et ne recevez-vous la sacrée parole des uns comme des autres?

            Plusieurs ayment la chose commandée et n'ayment pas Dieu qui commande. On ordonnera à une fille (pour ne parler à cette heure que de vostre sexe) d'aller faire oraison ou tel autre exercice qu'elle goustera. Certes, elle ira volontiers. Et pourquoy? parce qu'elle l'ayme à cause de quelque suavité et consolation qu'elle y trouve. On ne luy dit mot, elle ne parle point, elle ne fait rien, personne ne la touche, elle reçoit là quelque douceur. Et c'est l'amour propre qui fait cela. Il est vray, car tirez-la de là et l'employez à d'autres choses qu'elle n'aymera pas, et vous verrez si elle le fait et si elle en sort sans rechigner. Qui ne voit qu'elle n'ayme pas Dieu qui commande, ains seulement la chose commandée? car si elle aymoit Dieu qui commande elle aymeroit autant le Donateur des contrarietés que le Donateur des consolations.

            Un autre aymera Dieu qui commande et n'aymera [395] pas la chose commandée. Je sçay bien, dira-t-il, qu'estant la volonté de Dieu, la chose qui m'est ordonnée est bonne; mais j'y ay tant de repugnance et de difficulté, je ne la sçaurois aggreer. De plus, quand je tascherois de l'aymer, celuy qui me l'ordonne de la part de Dieu est de si mauvaise grace, il a une si pauvre mine, qu'il me la rend tout à fait desplaisante et de mauvaise saveur. Il a une mine si froide, si seche que l'on ne trouve nulle suavité à ce qu'il commande. O Dieu, voyci la cause de tous nos maux. Quand nos Superieurs et ceux qui gouvernent sont à nostre goust, fantasie et inclination et selon nos humeurs, nous ne trouvons rien de difficile; mais s'ils ne sont pas selon nostre affection, les moindres choses ordonnées par eux nous sont rudes. D'où vient cela sinon de ce que nous ne regardons pas Dieu qui nous envoye le commandement, et que pour l'aggreer nous prenons garde si celuy qui nous l'apporte est vestu de vert ou de gris, et quelle est sa mine et contenance? Or, il ne faut pas faire cela, mais recevoir l'obeissance comme volonté divine, n'importe par qui elle nous soit signifiée, aymant Dieu qui ordonne, prenant ce commandement et le mettant sur nostre teste, c'est à dire dans le fond de nostre volonté, pour l'accepter et executer avec fidelité. Que si nostre cœur repugne à la chose commandée, il le faut flatter et la luy faire aggreer tout doucement. Ce faisant, nous imiterons la glorieuse Vierge et nous rendrons totalement à Dieu.

            Par vos renouvellemens, mes cheres Filles, vous allez reprendre de nouvelles forces et rebander tous vos arcs pour le service et dilection de Nostre Seigneur; car certes, tant que nous vivrons nous aurons besoin de nous renouveller et relever. Tous les Saints ont fait ainsy, et mesme ce renouvellement se prattiquoit en l'ancienne Loy, d'autant que nostre nature est de soy si infirme que facilement elle se refroidit et vient à descheoir. La terre mesme se lasse et ne veut pas faire ses productions, elle se repose en hiver; mais quand le printemps arrive elle se renouvelle, et nous nous resjouissons de voir qu'ayant repris sa vigueur elle nous fait amplement part de ses fleurs et de ses fruits. Ainsy, mes cheres Filles, vous venez faire vos renouvellemens comme Nostre Dame nous l'enseigne en cette Presentation; car bien qu'elle n'eust point besoin de se renouveller, d'autant que n'ayant point peché elle ne pouvoit descheoir, neanmoins la divine Providence permit pour nostre instruction qu'elle reconfirmast à ce jour le sacrifice qu'elle luy avoit fait en sa conception. Faites-les donques avec une grande ferveur d'esprit, une profonde humilité et ardente charité. Jettez des souspirs et eslancemens amoureux à nostre cher Sauveur; accompagnez cette glorieuse Vierge, mettez vos cœurs et vos vœux entre ses mains et elle les presentera à son Fils, lequel les recevra et offrira à son Pere eternel qui vous benira avec iceluy et le Saint Esprit. Amen.

 

XXXVIII. Sermon pour le deuxième Dimanche de l'Avent

 

6 décembre 1620

 

Tu es qui venturus es, an alium

expectamus?

Estes-vous Celuy qui doit venir, ou

devons-nous en attendre un autre?

MATT., XI, 3.

 

            L'Evangile que nous lisons à la Messe de ce jour est divisé en trois parties desquelles nous parlerons maintenant. La premiere est comme quoy saint Jean estant en prison pour la verité, envoya deux de ses disciples à Nostre Seigneur pour sçavoir s'il estoit le Messie promis ou s'ils en devoyent attendre un autre; la seconde est la response que leur fit le Sauveur; et la troisiesme, de ce qu'il dit apres que les disciples de saint Jean s'en furent retournés.

            C'est une chose admirable que nos anciens Peres, qui ont esté si clairvoyans et ont eu de si grandes lumieres pour expliquer et developper les plus grandes et obscures difficultés que presente la Sainte Escriture, se soyent neanmoins tous trouvés estonnés sur le premier point de cet Evangile pour sçavoir comme se doit entendre cela, que saint Jean qui connoissoit Nostre Seigneur envoya [398] ses disciples pour apprendre s'il estoit ce grand Prophete, ce Messie promis, ou s'ils en devoyent attendre un autre. Car, disent-ils, si saint Jean sçavoit asseurement qu'il estoit le Messie, pourquoy luy envoye-t-il demander quel il est?

            Or, qu'il sceust bien que Celuy à qui il envoyoit faire la demande estoit vrayement le Messie, cela est indubitable, car il le conneut estant encores dans le ventre de sa mere, et n'y a aucun Saint qui ayt eu une plus grande lumiere et intelligence du mystere de l'Incarnation que ce glorieux saint Jean. Il fut l'escolier de Nostre Dame, et lors qu'elle alla visiter sa cousine Elizabeth il fut sanctifié par le cher Sauveur de nos ames, lequel il conneut; et tressaillant d'ayse dans les entrailles de sa mere, il l'adora et se consacra à son divin service. Il fut son Precurseur, et annonça sa venue au monde. C'est luy qui le baptiza, luy qui vit descendre le Saint Esprit en forme de colombe et qui entendit la voix du Pere disant: Celuy cy est mon Fils bien aymè auquel je prens tout mon playsir. C'est luy qui le monstra du doigt, prononçant ces paroles: Ecce Agnus Dei; Voicy l'Aigneau de Dieu qui oste le peché du monde.

            Voyla comme il connoissoit bien Nostre Seigneur, et il n'y a point de cloute qu'il ne chancella jamais en rien que ce fust, de la croyance et asseurance qu'il avoit de sa venue. Pourquoy donques, disent nos anciens Peres, estant en prison et entendant parler des grans prodiges et miracles que faisoit nostre divin Maistre, envoye-t-il ses disciples pour sçavoir de luy quel il est, si c'est luy qui doit venir ou s'ils en attendroyent un autre? Certes, tous sont admirables à demesler cette difficulté, et si je vous voulois rapporter la multitude et varieté de leurs opinions sur ce sujet, il me faudroit employer beaucoup de temps qui nous desroberoit ce que nous avons à deduire pour nostre utilité. Je m'arresteray seulement à ce qu'en disent deux de nos plus grans Docteurs, à sçavoir saint Hilaire et saint Chrysostome, qui ont le mieux rencontré, ce me semble, et ont visé droit au blanc de la verité. [399]

            L'on n'interroge pas tousjours pour sçavoir, disent ces saints Peres, ni moins parce que l'on ignore ce que l'on demande, mais l'on fait des questions pour plusieurs autres causes et raysons; car autrement la divine Majesté ne feroit jamais aucune question aux hommes, d'autant qu'elle sçait tout et ne peut ignorer chose quelconque. Elle penetre le plus intime du cœur, et n'y a rien de si secret et caché qui ne soit tres clair et manifeste à cette divine Sapience. C'est ce que va disant en un sien Psalme le royal Prophete David, grand et divin poëte: Seigneur, vous avez de loin considere mon sentier et mes voyes. Comme s'il disoit: Bien que je sois fin comme un renard, vous avez neanmoins conneu toutes mes finesses. J'ay esté comme un cerf qui a couru et sautelé par les fourrés les plus entourés de ronces et d'espines, mais vous estes ce divin chasseur qui de loin avez remarqué mes pas et mes vestiges; vous m'avez apperceu au lieu où j'estois, d'autant que vos yeux voyent et penetrent tout. Que feray-je pour me cacher de vous? Si je monte au Ciel vous y estes, et là je vous trouveray beaucoup plus present que moy mesme. Si, comme l'aube du jour et la belle aurore, je m'en vay courant sur les eaux, vous y serez plus tost que moy. Je ne sçaurois eschapper de devant vostre face; que feray-je donc, o Seigneur?

            Mais encores que Dieu sçache toutes choses, il n'a pas laissé de faire plusieurs questions aux hommes; non point qu'il ignorast ce qu'il leur demandoit, mais sa divine Providence l'a fait pour trois diverses causes. La premiere, à fin de leur faire confesser leurs pechés, comme il fit lors que Adam eut transgressé son commandement. Il l'appella, luy disant: Ubi es? Adam, où es-tu? et demanda à nostre premiere mere Eve ce qu'elle avoit fait. Ce n'estoit pas qu'il ne sceust bien où estoit Adam et la desobeissance qu'il avoit commise; mais le Seigneur l'interrogea à fin de luy faire advouer sa faute pour luy pardonner. Et le miserable, au lieu de la confesser, s'excusa sur sa femme, et fut pour cela chastié de Dieu, avec toute sa posterité. Une partie des [400] Peres tiennent que s'il eust advoué son peché quand Dieu l'appella, s'il eust frappé sa poitrine et dit un bon peccavi, le Seigneur luy eust pardonné et ne l'eust pas chastié par le fleau dont il le menaçoit et duquel il a puni luy et tous ses descendans. Mais d'autant qu'il ne le fit pas, nous sommes tous demeurés tachés du peché de nos premiers parens, et par consequent sujets à la peine qu'il tire apres soy.

            La seconde cause pour quoy la divine Majesté fait des questions aux hommes est pour les esclairer ou instruire sur ce qui concerne les mysteres de la foy, comme il fit à l'endroit des deux disciples qui alloyent en Emmaus. S'apparoissant à eux en forme de pelerin, il leur demanda dequoy ils parloyent, les interrogeant et esclaircissant sur le doute qu'ils avoyent touchant sa resurrection. Il ne leur demanda donques point quels estoyent leurs discours parce qu'il ignoroit de quoy ils parloyent, mais bien à fin que, confessant leur ignorance et leurs doutes, ils peussent estre instruits et esclaircis.

            La troisiesme cause pour quoy l'on peut faire des demandes c'est pour provoquer l'amour. Par exemple, la Magdeleine, apres la Mort et Passion de Nostre Seigneur, s'en alla pour oindre et embaumer son sacré corps; mais trouvant le monument ouvert elle pleura amerement. Elle y vit deux Anges lesquels la voyant pleurer luy dirent: Femme, pourquoy pleures-tu? Hé, dit-elle, parce qu'ils m'ont ostè mon Seigneur et je ne sçay où ils l'ont mis. Puis, passant un peu plus avant, elle apperceut Nostre Seigneur, en forme de jardinier, lequel luy demanda encores: Femme, pourquoy pleures-tu? que cherches-tu? Certes, ce n'estoit pas merveille que les Anges fussent estonnés de voir pleurer Magdeleine ni moins qu'ils luy en demandassent la rayson, car ils ne sçavent comme l'on pleure; et bien que mistiquement l'on dise que les Anges pleurent, la Sainte Escriture s'exprime ainsy pour representer la terreur de quelque chose formidable, car en effect ils ne pleurent point. Mais nostre cher Sauveur, qui sçait que la nature humaine est sujette aux larmes, ne laisse pas [401] de s'enquerir de cette femme pourquoy elle pleure. Et pourquoy, Seigneur, le luy demandez-vous? ne sçavez-vous pas bien quelle est la cause de sa douleur et ce qu'elle cherche? Certes, il le sçavoit tres bien; aussi ce n'est point pour l'apprendre qu'il l'interroge, d'autant que toutes choses luy sont tres claires et manifestes. Mais ce cher Sauveur de nos ames fait telles et semblables questions pour faire produire des oraisons jaculatoires et actes d'amour et d'union.

            Voyla donques comme on ne demande pas tousjours en ignorant, pour sçavoir ou apprendre, ains pour diverses autres causes. Aussi le glorieux saint Jean n'envoya pas ses disciples à Nostre Seigneur pour sçavoir s'il estoit le Messie ou non, car il n'en doutoit nullement, mais ouy bien pour trois raysons.

            La premiere, pour le faire connoistre à tout le monde. Il avoit desja tant presché sa venue, ses merveilles et ses grandeurs, qu'il les envoya voir Celuy qu'il leur avoit annonce. Certes, ce doit estre le principal but de tous les docteurs et predicateurs de faire connoistre Dieu. Les maistres et ceux qui gouvernent et ont charge des ames ne doivent chercher ni procurer sinon que Celuy qu'ils preschent et au nom duquel ils enseignent soit conneu de tous. C'estoit le desir de ce glorieux Saint. Le signe pour trouver Dieu et le connoistre c'est Dieu mesme. A la naissance de nostre Sauveur, les Anges allerent trouver les pasteurs pour leur annoncer sa venue, chantans avec une melodie merveilleusement aggreable ces sacrées paroles que l'Eglise repete si souvent: Gloria in excelsis Deo. Mais lors qu'ils voulurent confirmer la merveille qu'ils leur faisoyent entendre ils leur dirent: Allez le voir, et alors vous croirez et tiendrez pour certain ce que nous vous annonçons; car il n'y a point de moyen ni de signe asseuré pour trouver Dieu que Dieu mesme. C'est pourquoy nostre glorieux Saint, apres avoir long temps presché la venue de Nostre Seigneur à ses disciples, les envoye maintenant à luy à fin que non seulement ils le connoissent, mais encores qu'ils le fassent connoistre aux autres. [402]

            La seconde cause pour laquelle il les manda fut parce qu'il ne les vouloit pas attirer à luy ains à son Maistre, à l'escole duquel il les envoyoit pour estre instruits de sa propre bouche. Car que vouloit-il signifier sinon: Ouoy que je vous presche et enseigne, ce n'est point pour vous attirer à moy, mais bien à Jesus Christ duquel je suis la voix; c'est pourquoy je vous addresse à luy. Sçachez de luy s'il est le Messie promis ou si nous en devons attendre un autre. Comme s'il vouloit dire: Je ne me contente pas de vous asseurer que c'est Celuy que nous attendons, mais je vous envoye à fin que vous soyez instruits par luy mesme. Certes, les docteurs et predicateurs, les maistres des novices et ceux qui ont charge d'ames ne feront jamais rien qui vaille s'ils n'envoyent leurs disciples et ceux qu'ils enseignent à l'escole de Nostre Seigneur, s'ils ne les plongent dans cette mer de science, s'ils ne les sollicitent et portent à rechercher nostre cher Sauveur pour estre instruits de luy. C'est ce que vouloit dire le grand Apostre escrivant aux Corinthiens: Mes petits enfans, que j'ay conceus et gaignés à Jesus Christ parmi tant de peines, fatigues et travaux, pour lesquels j'ay souffert tant de douleurs et de convulsions, je vous asseure que je ne vous enseigne point pour vous attirer à moy, ains pour vous attirer à mon Seigneur Jesus Christ.

            Ces maistres et ceux qui gouvernent les ames qui, par leurs belles paroles, taschent d'attirer à eux les disciples qu'ils enseignent et les ames qu'ils gouvernent, ressemblent à ces payens, heretiques et telles autres canailles de gens qui causent et babillent, et estans dans leurs chaires s'efforcent et donnent peine de faire de beaux discours, subtils et bien dits par merveille, non pour conduire les ames à Jesus Christ, mais à eux mesmes. Ils les attirent à eux par leurs paroles et leur langage composé, ne se servant pour ce sujet que de la babillerie et caquetterie, et par ce moyen seduisent plusieurs esprits foibles. Au contraire, les serviteurs de Dieu ne preschent et n'enseignent ceux qu'ils conduisent que pour les porter à Dieu, tant par leurs paroles que par [403] leurs œuvres. C'est ce que fait aujourd'huy saint Jean et à quoy tous les Superieurs doivent bien prendre garde, car ils ne proffiteront jamais qu'en portant et envoyant leurs disciples à Nostre Seigneur pour sçavoir de luy quel il est, et apprendre de luy mesme à le connoistre et faire tout ce qu'il faut pour son amour et service.

            La troisiesme raysort pour laquelle saint Jean envoya ses disciples à Nostre Seigneur fut à fin de les destacher de sa personne, de peur qu'ils ne vinssent à un si grand abus que de faire plus d'estat de luy que du Sauveur; car se plaignant à saint Jean comme ils se plaignoyent à Nostre Seigneur: Maistre, disoyent-ils, toy et nous tes disciples, avec les Pharisiens nous jeusnons, nous sommes mal vestus et faisons grande penitence; mais cet homme, ce grand Prophete qui opere tant de merveilles parmi nous n'en fait pas ainsy. Ce qu'entendant saint Jean, et voyant que l'amour et l'estime que ses disciples luy portoyent alloyent au mespris de Jesus Christ, il les envoye à cette divine Majesté pour estre instruits et informés de la verité.

            Ce n'est donques pas que saint Jean doutast en aucune façon que Nostre Seigneur fust le Messie, qu'il luy envoya ses disciples luy faire une telle demande, ains pour leur bien et utilité, pour le faire connoistre à tout le monde, pour ne point les attirer à soy, mais pour les en destacher, à fin que voyant les merveilles que Jesus Christ operoit, ils vinssent à en concevoir l'estime qu'il failloit. Il les traitte comme des petits enfans, car pour luy il croit asseurement qu'il est le Fils de Dieu, l'Aigneau qui oste le peché du monde. Il pouvoit bien, par ses paroles, leur faire entendre cette verité, mais il ne le fait pas, ains les addresse à Nostre Seigneur pour estre instruits. Il les luy pouvoit mander pour l'adorer et reconnoistre, mais s'accommodant à leur foiblesse et infirmité, il les envoye seulement luy demander qui il est, et s'il est Celuy qui doit venir ou s'ils doivent en attendre un autre. Certes, il faut que ceux qui gouvernent les ames se fassent tout à tous, comme dit [404] l'Apostre, pour les gaigner tous: qu'ils soyent doux avec les uns et severes avec les autres, enfans avec les enfans, forts avec les forts, foibles avec les foibles, en somme, ils ont besoin d'une grande discrétion pour s'accommoder à un chacun.

            Saint Paul luy mesme a merveilleusement prattiqué cecy, car il se faisoit enfant avec les enfans, et pour cela il appelloit les Chrestiens mes petits enfans. Il dit donques, escrivant aux Thessaloniciens: Mes petits enfans, je me suis fait parmi vous comme un petit enfant, à fin de vous gaigner tous. J'ay marché le petit pas, et non point le pas de grand Apostre, parce qu'estans petits enfans vous ne m'eussiez peu suivre; mais je me suis accommodé à vostre foiblesse et ay cheminé avec vous comme un petit enfant. J'ay encores esté au milieu de vous comme une mere nourrice: je vous ay donné du lait et vous ay nourris de viandes propres à vostre petitesse.

            Saint Chrysostome Evesque de Constantinople, qui certes est tousjours admirable en tout ce qu'il escrit, mais particulierement au sujet de cet Apostre, dit en commentant une parole de l'Epistre aux Hebreux (je ne sçay toutefois si je le pourray bien rapporter): Chose admirable, ce grand Apostre estoit parmi ses Corinthiens comme une mere nourrice parmi ses enfans: il les nourrissoit de viandes simples, douces et propres aux petits enfans. Au contraire, lors qu'il escrivoit aux Hebreux, c'estoit avec une doctrine si profonde, un style si relevé qu'il ne se peut rien trouver de semblable. Si vous voulez voir saint Paul parmi ses Corinthiens, regardez une mere qui auroit cinq ou six petits enfans qui l'environnent. Voyez, je vous prie, l'industrie de cette femme, comme elle sçait donner à un chacun ce qui luy appartient, et le traitter selon la portée de son esprit. A celuy qui n'a qu'un, deux ou trois ans, elle donne du lait, elle luy parle en se jouant, en begayant, et ne luy laisse pas dire mon pere ni ma mere, car il est encores trop jeune, mais elle luy fait dire papa et mamma, parce qu'estant petit il ne peut encores prononcer le nom de pere et de [405] mere. Aux autres qui ont quatre ou cinq ans, elle leur commence à apprendre à mieux parler, à manger des viandes un peu plus grossieres; et ceux qui sont un peu plus grans elle les dresse à la civilité et modestie.

            Or, escrit ce saint Pere, lors que le grand Apostre dit: Je suis avec vous comme une mere nourrice, que veut-il signifier sinon qu'il fait à l'endroit de ses disciples ce qu'une [mere nourrice fait à l'endroit de ses enfans? Il est certes necessaire que ceux qui gouvernent les ames ayent une grande industrie pour les sçavoir toutes conduire comme il convient, selon leur capacité et portée. Il faut qu'ils usent d'une grande discretion pour leur donner la pasture de la parole de Dieu au temps convenable et propre à la bien recevoir; discretion encores pour en bailler à un chacun ce qu'il en a de besoin et en la maniere qui est plus à propos. Et que l'on ne die point: Vous ne me parlez pas tant pour ma perfection qu'à celuy là. Je crois bien, vous n'avez point encores de dents! Ne voyez-vous pas que si l'on vous donnoit les mesmes pratiques qu'on conseille aux autres vous ne pourriez les mascher? Oh, il me semble que j'ay assez de dents, dites-vous. Mais certes, vous en aurez d'autant moins que vous croyez en avoir davantage. Hé Dieu, laissez-vous donc gouverner par autruy. Et voyla mon premier point.

            La seconde partie de nostre Evangile c'est la responce que Nostre Seigneur fit aux disciples de Jean. Quelques docteurs philosophant sur cette responce s'en esmerveillent. Dites à Jean ce que vous avez veu et ce que vous avez ouy: les aveugles voyent, les sourds entendent, les boiteux marchent droit, les ladres sont gueris, les morts ressuscitent, les pauvres sont evangelisés. (Il compte icy comme un miracle que les pauvres sont evangelisés.) Ces docteurs disent que le Sauveur n'opera pas beaucoup de prodiges devant les disciples de saint Jean, mais que les Apostres leur rapporterent ceux qu'il faisoit. Il est tres certain que les Apostres avoyent une grande suavité à raconter à ces deux disciples les œuvres admirables de leur bon Maistre; mais Nostre Seigneur [406] ne laissa pas pourtant de faire beaucoup de miracles en leur presence, c'est pourquoy il leur respond: Dites à Jean ce que vous avez veu et entendu.

            Quelques uns de nos anciens Peres, je veux dire saint Hilaire et saint Chrysostome, s'arrestent sur cette responce que Nostre Seigneur fit lors qu'on l'interrogea qui il estoit. Vous me demandez si je suis ce grand Prophete, le Messie promis, Celuy qui tonne dans les deux et qui doit venir briser la teste à l'ennemy. Or, je vous responds: Dites ce que vous avez veu et entendu. O admirable humilité de nostre cher Sauveur qui vient pour confondre nostre orgueil et destruire nostre superbe! On luy demande: Qui es-tu? Et il ne respond autre chose sinon: Dites ce que vous avez veu et entendu, pour nous apprendre que ce sont nos œuvres et non point nos paroles qui rendent tesmoignage de ce que nous sommes, et que nous sommes pleins d'orgueil.

            En ce siecle, si l'on demande à un gentilhomme: Qui estes-vous? o Dieu, il faut prendre ce mot au point d'honneur et s'en couper la gorge sur le pré. Qui estes-vous? Il faut faire voir de quelle extraction, de quelle race, il faut faire paroistre les lettres de noblesse, que sçay-je, moy? telles folies et niaiseries; il faut examiner si ses ancestres sont descendus d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Certes, il n'est besoin de faire monstre de toutes ces bagatelles pour prouver que vous estes gentilhomme. Mais quand on vous fait cette question: Qui estes-vous? il faudroit pouvoir respondre: Dites que vous avez veu un homme doux, cordial, humain, protecteur des vefves, pere des pupiles et orphelins, charitable et benin envers ses sujets. Si vous avez veu et entendu cela, dites asseurement que vous avez trouvé un bon gentilhomme. Si vous vous addressez à un Evesque: Qui estes-vous? il devroit pouvoir se rendre ce tesmoignage: Dites que vous avez veu un homme qui fait bien et deuement sa charge; et alors asseurez-vous qu'il est vrayement Evesque. Si à une Religieuse: Qui estes-vous? Si vous avez veu une Religieuse exacte et ponctuelle en l'observance de ses Regles, respondez alors qu'elle est vrayement [407] Religieuse. En fin, ce sont nos œuvres ou bonnes ou mauvaises qui nous font ce que nous sommes, et c'est par icelles que nous devons estre reconneus.

            Ne vous contentez donc pas lors qu'on vous interroge vous disant: Qui estes-vous? de respondre comme les petits enfans au catechisme: Je suis Chrestien; mais vivez en telle sorte que l'on puisse adjouster qu'on a veu un homme qui ayme Dieu de tout son cœur, qui garde les commandemens de la Loy, qui frequente les Sacremens, et telles autres choses dignes d'un vray Chrestien. Ce n'est pas que je veuille entendre que quand on nous demande qui nous sommes il ne faille dire que l'on est Chrestien. O non certes, c'est le plus beau tiltre que nous nous puissions donner, et j'ay tousjours eu une particuliere devotion à cette grande sainte Blandine, qui fut martyrisée à Lyon et dont Eusebe rapporte la vie. Cette Sainte donques, parmi les grans tourmens qu'on luy faisoit souffrir lors qu'on la martyrisoit, alloit doucement repetant: Je suis Chrestienne, se servant de ce mot comme d'un baume sacré pour guerir toutes ses playes. Mais je veux dire qu'il ne suffit pas de se nommer Chrestien, si l'on ne fait les œuvres de Chrestien. Car en fin qui sommes-nous? Un peu de poudre et de cendre. Disons donques librement que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons ni ne sçavons rien. C'est une grande misere qu'estans ce que nous sommes nous voulons neanmoins paroistre, et marchons sur la pointe des pieds à fin de nous faire voir à tout le monde. Mais helas, que verra-t-on quand on nous verra? Un peu de poussiere et un corps qui sera bientost reduit en corruption.

            Dites à Jean que les aveugles voyent. O Dieu, quel plus grand aveuglement que le nostre! Estans si pleins d'abjection et misere, nous voulons cependant estre estimés quelque chose! Qui nous aveugle de la sorte sinon nostre amour propre lequel, outre qu'il est aveugle de soy mesme, aveugle encores celuy en qui il demeure? Ceux qui ont peint Cupidon luy ont bandé les yeux, disant que l'amour est aveugle. Cecy se doit bien plus entendre [408] de l'amour propre qui n'a point d'yeux pour voir son abjection et le neant d'où il est sorti et de quoy il est petri. Certes, c'est une grande grace quand Dieu nous donne sa lumiere pour connoistre nostre misere, et c'est un signe de la conversion interieure. Celuy qui se connoist bien soy mesme ne se fasche point si on le tient ou qu'on le traitte pour ce qu'il est, d'autant qu'il a receu cette lumiere qui l'a rendu quitte de son aveuglement.

            Les boiteux vont droit. Soit que les infirmes dont parle Nostre Seigneur fussent boiteux des deux costés ou d'un seulement, cela n'importe gueres; mais la pluspart de ceux qui vivent en ce monde sont boiteux des deux costés. Nous avons tous deux parties qui sont comme les deux jambes sur lesquelles nous marchons, à sçavoir, l'irascible et la concupiscible; et quand ces deux parties ne sont pas bien reglées ni mortifiées elles rendent l'homme boiteux. La partie concupiscible convoite des biens, des honneurs, des dignités et preeminences, des voluptés et mignardises; ce qui fait que l'homme devient cupide, avaricieux, et par ce moyen il cloche de ce costé là. Il y en a qui ne sont pas avaricieux, mais ils ont la partie irascible si forte que lors qu'elle n'est pas bien sousmise à la rayson ils se troublent et ressentent vivement les moindres choses qui leur sont faites; ils s'eslevent et recherchent tousjours des inventions pour se venger d'une petite parole ou d'un petit tort qui leur aura esté fait. Or, de quel costé qu'elle se tourne, soit au bien, soit au mal, cette partie est tres forte; mais quand elle se tourne du costé du mal on a peine de la redresser. Il s'en trouve beaucoup qui ont les deux parties gastées, et ceux icy boitent des deux costés; les autres ne clochent que d'un seul. Nostre Seigneur est venu pour redresser les boiteux; il est venu pour les faire marcher droittement devant sa face en l'observance de ses commandemens. Aussi adjouste-t-il: Dites à Jean que les boiteux marchent droit.

            Les lepreux sont gueris. Il y a un grand nombre de lepreux parmi le monde. Ce mal n'est autre qu'une [409] certaine langueur et tepidité au service de Dieu. L'on n'a pas la fievre ni quelque grande maladie dangereuse, mais le corps est tellement entaché de cette lepre qu'il en est tout foible et abattu; je veux dire que l'on n'a pas de grandes imperfections et qu'on ne fait pas de grandes fautes, mais on en commet tant de petites et l'on fait tant de petits manquemens que le cœur en demeure tout langoureux et affoibli. Et la plus grande de toutes les miseres c'est qu'en cet estat l'on ne sçauroit nous toucher sans nous piquer jusques au cœur. Certes, ceux qui sont entachés de cette lepre ressemblent proprement aux petits lezards, animaux vils et abjects, les plus foibles et imbecilles de tous; neanmoins, avec toute leur foiblesse et infirmité, pour peu qu'on les touche ils se retournent pour mordre. Ainsy font ces lepreux spirituels: quoy qu'ils soyent tout couverts d'un nombre infini de petites et menues imperfections, ils sont si hautains qu'ils ne veulent point qu'on les voye ni moins qu'on les touche, et pour peu que vous les repreniez ils se retournent pour vous mordre.

            Les sourds oyent. Il y a une surdité spirituelle qui est bien dangereuse. C'est je ne sçay quelle vaine complaisance en soy mesme et en ses actions laquelle fait qu'il nous semble n'avoir plus besoin de rien. On ne se soucie pas d'entendre prescher la parole de Dieu, de lire des livres devots, d'estre reprins ni corrigé; on s'amuse à des niaiseries et l'on se met en grand peril, car, comme c'est un tres bon signe quand une personne escoute volontiers la divine parole, aussi en est-ce un mauvais quand elle en est degoustée et pense n'en avoir plus besoin.

            Les morts sont ressuscités. C'est cette parole sacrée qui ressuscite les morts; c'est en escoutant les predications que l'on reçoit de bons mouvemens, que l'on passe du peché à la grace; c'est aussi par le moyen de la lecture que le cœur est vivifié et prend tousjours nouvelle force et vigueur.

            Les pauvres sont evangelisés. Quelques uns disent: Les pauvres evangelisent. Or, soit qu'il se doive [410] entendre ainsy ou autrement, c'est quasi une mesme chose; mais j'ayme mieux m'en tenir au texte de nostre Evangile et dire avec Nostre Seigneur que les pauvres sont evangelisés. Certes, les disciples de saint Jean ne trouverent pas Nostre Seigneur parmi les princes et premiers du monde, mais avec les pauvres, lesquels l'escoutoyent et le suivoyent par tout où il alloit. Ce cher Sauveur de nos ames estoit venu pour les pauvres et prenoit un singulier playsir d'estre avec eux. O Dieu, avec quelle douceur les enseignoit-il! Comme s'accommodoit-il à leur ignorance! Il se faisoit tout à tous pour les sauver tous. Il repose son Esprit sur les pauvres et sur les humbles, car la pauvreté engendre l'humilité. Il refuit les cœurs altiers et orgueilleux et se communique aux simples; il leur oste leur esprit grossier et pesant et leur donne le sien par lequel ils operent choses grandes, et par ce moyen il confond les choses hautes et relevées par des basses et simples. Aussi pouvons-nous dire avec verité que non seulement les pauvres sont evangelisés mais qu'ils ont evangelisé, Dieu se servant d'eux pour porter la verité par tout le monde.

            Il est vray que nostre cher Sauveur et Maistre estoit bien venu pour enseigner aux grans et petits, doctes et ignorans, neanmoins on l'a quasi tousjours trouvé parmi les pauvres et simples. O que l'Esprit de Dieu est different de celuy du monde qui ne fait estat que de ce qui paroist et a de l'esclat! Les anciens philosophes ne vouloyent recevoir en leurs escoles sinon ceux qui avoyent un bel esprit et un bon jugement; que s'ils ne les rencontroyent pas tels ils disoyent librement: Ce n'est pas là un tableau propre pour mon pinceau. Et nous voyons encores pour le jourd'huy combien ceux qui ont l'esprit grossier sont mesprisés des hommes de ce siecle, combien l'on se fasche et ennuye en leur conversation. On ne prend playsir que d'estre parmi les beaux esprits; encores qu'ils soyent hautains, fiers et superbes, n'importe, l'esprit du monde supporte bien cela. Mais l'Esprit de Dieu fait tout le contraire; il rejette les superbes et [411] converse avec les humbles, et Nostre Seigneur met cecy au nombre des miracles: Dites à Jean que les pauvres sont evangelisès.

            Puis il adjouste: Bienheureux celuy qui ne se scandalisera point en moy. Mais quoy, que dites-vous, Seigneur? Comme se pourroit-il faire que vous voyant operer tant de prodiges, vous voyant exercer les oeuvres d'une si grande charité et misericorde, l'on peust se scandalizer? Je seray, dit ce Seigneur, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple; je seray scandale aux Juifs et pierre de tresbuchement aux Gentils. Mais bienheureux celuy qui ne se scandalisera point en moy; car, moy qui suis icy, faisant de grans miracles au milieu de vous, je dois estre crucifié et attaché à une croix; et de cela, plusieurs se scandalizeront. Oh! bienheureux ceux qui ne se scandalizeront point des opprobres et ignominies de Nostre Seigneur, lors qu'ils le verront fait le rejet et la risée du monde; bienheureux ceux qui pendant cette vie se crucifieront avec luy, meditant sa Passion et portant en eux sa mortification!

            Certes, il faut tous passer par là. Il se faut attacher à la Croix de nostre Sauveur, la mediter, et porter en nous sa mortification. Il n'y a point d'autre chemin pour aller au Ciel, Nostre Seigneur y a passé le premier. Tant d'extases, tant d'eslevations d'esprit, tant d'eslancemens et ravissemens que vous voudrez; ravissez mesme, si vous le pouvez, le cœur du Pere eternel; si avec cela vous ne demeurez en la Croix du Sauveur et ne vous exercez en la mortification de vous mesme, je vous dis que tout le reste n'est rien, qu'il s'en ira tout en fumée et vanité, et vous demeurerez vuides de tout bien, sujets et disposés à vous scandalizer avec les Juifs de la Passion de Nostre Seigneur. En somme, il n'y a point d'autre porte pour entrer au Ciel que l'humiliation et la mortification.

            J'acheve. Les disciples donques s'en retournerent rapporter à saint Jean ce qu'ils avoyent veu et entendu. O Dieu, quels pensez-vous qu'estoyent les cœurs de ces [412] bons disciples? Combien doux et pleins d'une grande consolation! Qu'il leur tardoit d'estre pres de leur Maistre pour luy dire ce qu'ils avoyent veu et entendu. Ou'ils estoyent remplis de grandes lumieres et connoissances touchant la venue de Nostre Seigneur! Qu'ils s'alloyent doucement entretenais de ces grans miracles et merveilles qu'il avoit faits en leur presence, et des choses qui leur avoyent esté racontées par les Apostres! Comme ils furent sortis, le Sauveur se tourna du costé du peuple qui l'environnoit et leur dit: Qui estes-vous allés voir au desert? Peut estre que vous y aurez veu un roseau, exposé aux orages et tempestes, ou bien un rocher immobile au milieu de la mer? (De mesme peut-on dire: Qui avez-vous veu au desert, ou en Religion? car desert signifie Religion, et la Religion n'est autre chose qu'un desert.) Donc, qui estes-vous allés voir? Peut estre y aurez-vous trouvé des roseaux? O non, saint Jean n'est point un roseau, car il est demeuré ferme comme un rocher au milieu de toutes les vagues et tempestes des tribulations.

            Mais pourquoy Nostre Seigneur ne loue-t-il pas son Precurseur en la presence de ses disciples? Nos anciens Peres disent que ce fut pour deux raysons. La premiere, parce que ces bons disciples estoyent trop attachés à leur maistre; ils en estoyent tout en œuvre, et l'estime qu'ils en avoyent estoit si grande qu'ils l'avoyent preferé à Jesus Christ, lors qu'ils luy dirent: Toy et nous tes disciples nous jeusnons et faisons de grandes penitences, mais ce Prophete qui est parmi nous n'en fait pas. Ainsy ils aymoient grandement saint Jean et n'avoyent pas besoin que Nostre Seigneur le louast devant eux, car il y avoit danger qu'ils ne vinssent à le surestimer au Sauveur. Voyla pourquoy cette divine Sapience ne dit rien de luy en leur presence.

            L'autre rayson est parce que nostre divin Maistre n'estoit point flatteur. S'il eust alors loué saint Jean on eust peu juger qu'il le faisoit par flatterie, cela luy pouvant estre rapporté par ses deux disciples; ce qui estoit grandement esloigné de l'esprit de nostre cher [413] Sauveur qui est la verité mesme. L'esprit humain eust peu fournir quelque chose là dessus; c'est pourquoy, luy qui est clairvoyant, sçachant ce qui en pouvoit arriver, ne le loua point en la presence de ses disciples.

            Mais quand ils furent partis, il dit aux Juifs: Qui estes-vous allés voir au desert? Considerez cet homme que vous avez veu, ou plustost cet ange revestu d'un corps humain. Vous n'avez point trouvé un roseau, mais un rocher en fermeté, un homme d'une esgalité admirable parmi la varieté des divers accidens; vertu la plus aggreable et desirable qui soit en la vie spirituelle. Vous n'avez point veu un roseau, car saint Jean est tel en l'adversité qu'en la prosperité; tel dans la prison parmi les persecutions que dans le desert parmi les applaudissemens; autant joyeux en l'hiver de l'adversité qu'au printemps de la prosperité; il fait les mesmes fonctions en la prison qu'il faisoit au desert.

            Nous autres, au contraire, sommes variables, nous allons selon le temps et la saison. Il se trouve des personnes si bigearres qui lors que le temps est beau il n'y a rien de si joyeux, et quand il est pluvieux, rien de si triste. Tel est fervent, prompt, gay en la prosperité, qui en l'adversité sera foible, abbattu et desconforté; il faut employer le ciel et la terre pour le remettre, et pour l'ordinaire tout cela ne sert de rien. Vous en verrez d'autres qui veulent la prosperité parce qu'en ce temps ils font des merveilles, ce leur semble. D'autres ayment mieux l'adversité; la tribulation, disent-ils, les fait mieux retourner à Dieu. En fin nous sommes variables et ne sçavons ce que nous voulons. Il y en a d'autres lesquels pendant qu'ils sont joyeux on ne les peut retenir, et quand ils sont tristes on ne les sçauroit consoler. Quand on fait tout ce qu'ils desirent, qu'on escoute tout ce qu'ils disent, qu'on ne les contrarie en rien, o Dieu, ils sont si braves et font des merveilles; mais si on les touche, qu'on les contrarie tant soit peu, tout est perdu. Il faut tant d'affaires pour nous bien faire prendre une parole qui n'est pas selon nostre gré, que par apres l'on ne peut remettre ce cœur; il y faut appliquer tant d'emplastres! [414] Mon Dieu, quelle pitié, et quelle bigearrerie est la nostre! O non certes, il n'y a point d'esgalité parmi nous, et toutefois c'est l'une des choses les plus necessaires qui soyent en la vie spirituelle. Nous sommes des roseaux qui nous laissons emporter à toutes nos humeurs.

            Mais je veux achever en disant du glorieux saint Ambroise, duquel nous commencerons cette nuit à celebrer la feste, ce que Nostre Seigneur dit de saint Jean Baptiste: Vous n'avez point veu un roseau dans le desert. Vous luy devez une particuliere devotion, car il a esté le pere spirituel de saint Augustin, lequel raconte en ses Confessions comme non seulement les doctes predications de ce grand Saint, mais encores sa douceur et debonnaireté luy desroba le coeur. Il estoit françois, c'est à dire il naquit en France, bien que saint Augustin le trouvast à Milan. Il est rapporté en sa Vie qu'estant encor petit enfant dans le berceau, un essaim d'abeilles vint se reposer et faire du miel sur ses levres, presage de sa future douceur et mansuetude. Si nous demandons à ce glorieux Saint: Tu quis es? Qui es-tu? Il nous sera sans doute respondu: Dites ce que vous avez veu et entendu. Dites que vous avez veu un homme doux, charitable et zelé pour la gloire de Dieu; un vigilant pasteur, en fin un homme accompli en toutes vertus et qui s'acquittoit soigneusement de tous les devoirs de sa charge, ayant les deux portions de l'ame si bien reglées qu'il n'avoit point de haine que pour le peché ni d'amour que pour la dilection de nostre cher Sauveur.

            Toutefois, bien que grandement doux et clement, si estoit-il fort severe à punir et reprendre ce qui estoit digne de reprehension, sans se laisser flechir par aucune consideration quelle qu'elle fust. Quel zele ne fit-il pas paroistre en la façon qu'il traitta l'empereur Theodose, luy refusant l'entrée de l'eglise et luy parlant avec une severité admirable, sans jamais desister jusques à ce qu'il eust reconneu sa faute. Et quand on luy representoit que c'estoit un empereur à qui il s'en prenoit, comme tesmoignoit-il par ses paroles qu'il n'avoit esgard qu'à la gloire de Dieu! Que ne dit-il pas à ceux qui, sur ce [415] sujet, luy representoyent la faute de David! Eh bien, respondoit-il, vous me parlez de la faute de David, mais vous ne m'alleguez rien de sa penitence. Si l'Empereur veut la faire comme luy, les portes de l'eglise luy seront ouvertes, autrement non. Et il monstra bien que, sans avoir esgard ni à roy ni à empereur, il demeureroit ferme à exercer ce qui estoit de sa charge. Dites donques ce que vous avez veu et entendu; car la renommée de ce grand Saint s'estendoit par tout, de maniere que des gens doctes et bien experimentés venoyent de fort loin pour entendre sa doctrine.

            Voyla comme il est vray que l'homme se connoist par ses œuvres. Que si nous voulons sçavoir quels nous sommes, il nous faut regarder quelles sont nos œuvres, reformant ce qui n'est pas bien et perfectionnant ce qui est bon, à fin qu'imitant ces deux glorieux Saints en leurs vertus, nous jouissions avec eux de la gloire là haut au Ciel. Au nom du Pere et du Fils et du Saint Esprit. Amen. [416]

XXXIX. Sermon pour le troisième Dimanche de l'Avent

 

13 décembre 1620

 

Tu quis es? Et confessus est et non

negavit, et confessus est: Quia non

sum ego Christus.

Qui es-tu? Et il confessa et ne le nia

point, et il confessa: Je ne suis pas

le Christ,

JOAN., I, 19, 20.

 

            S'il faut en juger par toutes sortes d'arts, mestiers et professions, nous confesserons que la premiere et plus forte tentation c'est l'ambition, l'orgueil et l'outrecuidance. C'est d'icelle que Lucifer se servit pour tenter nos premiers peres, d'autant qu'il se dit que l'ambition estoit la plus violente de toutes, puisqu'elle l'avoit fait tres-bucher du Ciel aux enfers. Sçachant donc ainsy par sa propre experience comme l'orgueil et l'ambition sont une puissante amorce, il en usa pour tenter nos premiers parens, leur proposant le fruit defendu avec une telle outrecuidance qu'il les asseura que s'ils en mangeoyent ils seroyent semblables à Dieu. Il ne leur dit pas qu'ils luy seroyent esgaux, car qui peut estre comme Dieu? C'est une chose impossible que celle là, et si le miserable eust tenté Adam et Eve en cette sorte, ils eussent facilement conneu sa tromperie, parce qu'estans encor en la justice originelle ils estoyent doués de grandes lumieres et connoissances. C'est pourquoy il leur dit: Vous serez semblables à Dieu. Et comment semblables à Dieu? Oh! c'est que mangeant de ce fruit vous aurez, comme Dieu, la connoissance du bien et du mal. Or, cette [417] ambition leur donna si avant au cœur que, presumans de participer à la science et sapience divines, ils se laisserent seduire par le tentateur et descheurent par ce moyen de la justice originelle.

            Les theologiens philosophant sur la cause de la cheute de Lucifer et des autres anges, disent que ce fut une certaine complaisance spirituelle qu'ils eurent en eux mesmes, laquelle leur causa un tel orgueil par la connoissance de la grandeur et excellence de leur nature, qu'ils voulurent avec une outrecuidance insupportable estre comme Dieu, mettre leur siege à l'esgal du sien. Les autres tiennent que la cause de leur cheute fut l'envie; car ces esprits voyans comment le Seigneur devoit creer l'homme, comme il vouloit enrichir la nature humaine et comme il se devoit communiquer à cette nature s'incarnant et s'unissant à icelle d'une union hypostatique, en sorte que ces deux natures ne feroyent qu'une personne, ils furent touchés d'envie et marris de ce que le Createur pensoit relever cette nature par dessus la leur, et se dirent: Pourquoy Dieu voulant sortir de soy mesme pour se communiquer, ne choisit-il pas plustost la nature angelique et seraphique pour faire cette communication? n'est-elle pas plus noble et excellente que l'autre? Et de là ils vindrent à estre pleins de jalousie, d'ambition et d'orgueil, et tresbucherent miserablement.

            Mais à quel propos tout cecy sinon pour exalter l'humilité de saint Jean Baptiste, qui est une des personnes qui intervinrent au mystere de la Visitation? Humilité, ce me semble, la plus excellente et la plus parfaite qui ait jamais esté apres celle de Nostre Seigneur et de la tres sacrée Vierge. Voyci donques qu'il s'esleva contre luy une tentation d'orgueil et d'ambition, la plus forte et la plus rude que l'on se puisse imaginer; car remarquez, je vous prie, qu'elle ne luy fut point presentée par l'ennemy en personne et qu'elle ne vint point immediatement de luy. Quand l'ennemy est descouvert et qu'on voit que la tentation vient d'un adversaire, on doute que la chose qu'il nous dicte ou à quoy il nous [418] sollicite soit suspecte. Pourquoy? Hé, parce qu'elle nous est suggerée par nostre ennemy, et partant il ne s'y faut pas fier.

            Il est tout asseuré que si Adam et Eve avoyent conneu leur tentateur ils ne se seroyent pas laissés seduire. Mais cet esprit malin sçachant que s'il ne se couvroit lors qu'il veut donner un assaut, et s'il ne prenoit quelque masque ou figure d'amy il ne feroit jamais son coup, il use tousjours d'artifice; de là vient qu'il en seduit tant par ses ruses et tromperies. Or, quand il se presenta à Eve, ce fut en forme de serpent. Mais en ce temps là les serpens n'estoyent pas serpens, c'est à dire ils ne mordoyent point, ils n'avoyent point de venin. Eve donques n'en eut non plus peur qu'un enfant n'en aurait d'un petit aignelet; l'ennemy luy parla sous la figure de ce serpent, luy donna de l'ambition et convoitise d'estre semblable à Dieu, et pour ce sujet elle mangea du fruit defendu.

            Quant à Lucifer et à ses anges ils n'eurent point d'autre tentateur qu'eux mesmes, car il n'y avoit encor point de diable. Ce furent eux mesmes qui se tenterent, et par leur orgueil, devindrent diables, d'anges qu'ils estoyent auparavant. Voyla comme nous pouvons dire que l'ambition, l'orgueil et l'outrecuidance sont descendus du Ciel dans le paradis terrestre, et du paradis terrestre dans le monde, duquel ils ont fait un enfer terrestre. Ainsy, l'ange est rendu diable, et de beau et amy de Dieu qu'il estoit, il s'est declaré son ennemy, et est devenu laid, espouvantable. L'homme, par son orgueil et outrecuidance, a perdu la justice originelle en laquelle il estoit creé et s'est fait un enfer ça bas en terre; car les maux que ses vices traisnent apres eux ne sont qu'un enfer, lesquels d'une peine temporelle conduisent aux eternelles.

            Or, voyci que l'une des plus fortes, subtiles et dangereuses tentations qui se puissent voir s'addresse à saint Jean, non par des ennemis, comme j'ay desja dit, ni par des gens revestus de quelque masque d'hypocrisie, mais par ses amis, envoyés à luy de Hierusalem par les princes et docteurs de la Loy. Hierusalem estoit la ville [419] royale où residoyent le saint senat et la magistrature. Les Scribes estoyent les docteurs de la Loy, et les Pharisiens, les prestres et religieux. Les princes des prestres et les docteurs, qui avoyent en main la Loy, gouvernoyent toute la republique; ils envoyerent donc à saint Jean. Mais qui? Peut estre quelques valets de leurs fils ou quelques autres gens? O non certes, ains ils manderent de leur part et de toute la republique, des ambassadeurs qui estoyent docteurs et religieux. Et pourquoy? Non pour autre chose que pour sçavoir si saint Jean estoit le Christ Fils de Dieu, le Messie qu'ils attendoyent, à fin de luy rendre l'honneur qui luy estoit deu.

            Remarquez un peu, je vous prie, les fantasies de l'esprit humain: ils attendoyent le Messie, ils voyoient que toutes les propheties estoyent accomplies, car ils avoyent en main la Sainte Escriture; le Sauveur estoit venu et alloit parmi eux enseignant sa doctrine, faisant des miracles, et confirmant tout ce qu'il disoit par ses œuvres; neanmoins, au lieu de le reconnoistre, ils en vont chercher un autre.

            Ils s'addressent donques au glorieux saint Jean et l'interrogent: Tu quis es? Qui es-tu? Il leur dit et ne le nia point: Je ne suis pas le Christ. Es-tu Elie? Non. Es-tu Prophete? Non. Il confessa et ne le nia point. Ce sont les parolles des Evangelistes qui sont briefves et succinctes, car ils en ont tousjours fait ainsy en tout ce qu'ils ont rapporté. Nos anciens Peres remarquent que quand ces envoyés luy dirent cette parolle: Qui es-tu? ils ne vouloyent pas seulement sçavoir qui il estoit, mais encores s'il estoit le Messie attendu; car autrement saint Jean ne leur eust pas respondu qu'il n'estoit pas le Christ, s'il n'eust creu qu'ils venoyent à fin de le reconnoistre pour tel. Il est vray qu'il ne l'estoit pas, et il le confessa et ne le nia pas.

            Mais considerez un peu la tres parfaitte humilité de ce glorieux Saint à rejetter non seulement les honneurs, les preeminences et tiltres qui ne luy appartenoyent pas, ains, ce qui est plus admirable, à refuser ceux qu'il pouvoit recevoir. Il estoit homme comme nous autres, il estoit [420] sujet à commettre des pechés veniels, et neanmoins il estoit arrivé à une telle humilité qu'il triomphe excellemment de l'orgueil et de l'ambition, repoussant et refusant d'accepter les dignités et honneurs qui luy estoyent presentés.

            Les Anges estans au Ciel ont recherché non pas d'estre dieux, car Lucifer estoit trop bon philosophe pour commettre une telle incongruité; il comprenoit bien qu'il ne le pouvoit, que c'estoit une chose impossible. Son ambition n'arriva point jusques là; il sçavoit que Dieu seroit tousjours le premier et auroit quelque superintendance par dessus luy, car en somme il est Dieu et Lucifer ne pretendoit pas estre tel. O non, mais son orgueil le porta jusques à vouloir estre semblable à Dieu; et le miserable, au lieu de devenir ce qu'il presumoit, il descheut par son outrecuidance de ce qu'il estoit, fut chassé et banni pour jamais du Ciel et rendu diable. C'est par luy que les demons commencerent d'estre, car avant sa cheute il n'y en avoit point.

            Nos premiers parens au paradis terrestre estoyent en la justice originelle, ils n'avoyent jamais peché, non seulement mortellement comme les Anges (car le premier peché qu'ils commirent fut mortel, et par consequent digne de mort eternelle), mais non pas mesme veniellement. Neanmoins, entendans de ce viel serpent que s'ils venoyent à manger du fruit defendu ils seroyent semblables à Dieu, la seule proposition que leur fit Satan leur toucha le cœur en telle sorte qu'ils vindrent à s'oublier du commandement et de la defense du Seigneur. O que l'ambition et l'orgueil sont de fortes et dangereuses amorces pour seduire l'homme et luy faire transgresser la loy de Dieu! Il est donques bien vray, comme dit le grand saint Ambroise, que qui veut entrer au combat et en la guerre contre le vice il faut necessairement qu'il soit revestu et par tout armé de l'humilité.

            Nostre glorieux saint Jean estoit bien armé de cette vertu. Mon Dieu, qu'elle fut admirable en ce grand Saint! car il n'estoit point au Ciel ni au paradis terrestre, ains en la terre; il n'estoit point Ange, ains homme; il [421] n'estoit point en la justice originelle, ains il pouvoit pecher veniellement. Et on ne luy propose pas seulement d'estre semblable à Dieu, ains on vient pour luy faire confesser qu'il est le Christ et le reconnoistre pour tel. Mais il refusa et rejetta cela du tout loin. Il confessa et ne le nia point, dit l'Evangeliste, qu'il ne l'estoit pas.

            Combien fut grande cette tentation et combien grande aussi l'humilité avec laquelle il la repoussa! Mais remarquez, je vous prie, comme les envoyés des princes des prestres luy parlent: Nous sommes icy mandés de la part des Scribes et Pharisiens et de toute la republique pour vous dire que les propheties sont accomplies et que le temps est arrivé auquel nous doit venir le Messie. Il est vray que nous voyons parmi nous beaucoup de personnes qui vivent bien et sont fort vertueuses, mais il nous faut confesser que nos yeux n'en ont point veu qui soyent semblables à vous ou desquelles nos cœurs goustent les œuvres comme nous goustons les vostres. En somme, nous croyons que vous estes le Messie promis. Que si cela est, nous vous supplions de ne point nous le dissimuler et cacher davantage, car nous sommes venus pour vous rendre l'honneur que vous meritez. Voyez-vous, ils luy mettent le marché entre les mains; s'il eust voulu accepter ils l'eussent reconneu pour le Christ. Mais certes, ce glorieux Saint estoit trop grand amateur de la verité pour se laisser emporter à une telle ambition. S'il se fust dit le Messie il eust esté un grand menteur, un desloyal et infidelle, de recevoir un honneur qui ne luy estoit pas deu.

            Ces Scribes et Pharisiens declarent qu'ils attendent le Messie promis, le Desiré des nations, et Celuy que Jacob nomme le Desir des collines eternelles. Les anciens Peres expliquans ces paroles disent qu'elles nous representent le desir que les Anges avoyent de l'Incarnation; d'autres tiennent que par icelles nous devons entendre le desir que Dieu avoit de toute eternité d'unir la nature humaine avec la divine, desir qu'il communiqua aux Anges et aux hommes, quoy qu'en differentes façons. Les uns, tels que les Patriarches et les Prophetes, [422] le souhaittoyent ardemment, et par les souspirs qu'ils jettoyent au Ciel ils demandoyent l'Incarnation du Fils de Dieu. Salomon, au Cantique des Cantiques, nous foit entendre ce souhait par les paroles de l'Espouse: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche. Que signifie donc ce bayser sinon l'union hypostatique de la nature humaine avec la divine? Les autres le desiroyent, mais comme imperceptiblement; car de tout temps l'on a veu les hommes enclins à rechercher une Divinité, et ne pouvans se faire un Dieu humanisé, parce que cela appartenoit à Dieu seul, ils recherchoyent des inventions pour faire des deités. Pour cela ils dressoyent des idoles et simulacres lesquels ils ornoyent et tenoyent parmi eux comme des dieux. Je sçay bien que c'estoyent des erreurs; mais nous voyons ainsy le desir que Dieu avoit infus dans tous les cœurs de l'Incarnation de son Fils, de cette union de la nature divine avec l'humaine. Ces prestres et Levites ont donques rayson de dire que toutes les propheties sont accomplies et que le temps est venu auquel ils doivent voir Celuy qui a esté le Desiré de toutes les nations.

            Or, ils demandent à saint Jean: Qui es-tu? n'es-tu point le Christ que nous attendons? Et il confessa et ne nia point qu'il ne l'estoit pas. Oh que l'esprit de saint Jean estoit esloigné de celuy de ce siecle! Il n'usa point de beaux discours pour respondre à ces ambassadeurs, il se contenta seulement de respondre qu'il n'estoit pas le Christ. Certes, s'ils eussent demandé qui il estoit pour simplement sçavoir quelle estoit sa profession, il les eust sans doute bien informés de la verité, et avec plus de paroles; mais voyant qu'ils le tenoyent pour ce qu'il n'estoit pas, il se contente de dire en un mot qu'il n'est pas celuy qu'ils croyent.

            Nous autres nous sommes tant soigneux de bien recevoir les honneurs qui nous sont faits; cette nature humaine va tant retirant à soy tout ce qui est à son advantage, l'on est si amoureux des dignités et preeminences! O Dieu, disons-nous à ceux qui nous flattent, il est vray, j'ay receu telle grace, cela est bien en moy; [423] mais c'est une faveur de Dieu, c'est un effect de sa misericorde, et telles autres paroles. Quelque petit gentilhomme s'estimera estre de bon lieu, brave cavalier; on luy demandera: Qui es-tu? Il respondra ce que son imagination luy dicte: Je suis un brave seigneur, un vaillant cavalier, d'une telle mayson ou d'une telle race. Et pour l'ordinaire, telles gens ne sont rien, et les moindres sont ceux qui veulent le plus paroistre. Hé, folie, niaiserie! Qui est celuy là? Oh qui il est? A l'entendre c'est un saint Pierre! Il a peut estre vescu quatre cents ans devant cet Apostre; et que sçay-je, telles autres sottises. En somme, nostre amour propre va non seulement tirant à soy toute la gloire qui luy appartient en quelque façon, mais encores celle qui ne luy est aucunement deue. Nous faisons tout au contraire de ce que fit le glorieux saint Jean qui ne se contenta pas de rejetter celle qui ne luy appartenoit pas, ains encores il refusa celle qu'il pouvoit justement recevoir.

            Les envoyés luy demanderent: Puisque tu n'es pas le Christ, n'es-tu pas Elie? Et il declara: Non, je ne le suis pas. Certes, il pouvoit respondre qu'il l'estoit, car bien qu'il ne fust Elie en propre personne il estoit neanmoins venu en l'esprit d'Elie; et cela se pouvoit dire de luy comme nous disons encores aujourd'huy parmi nous: Celuy là a l'esprit d'un tel; ou: Il fait telle chose poussé d'un tel esprit. Comme donques est-ce que saint Jean estant venu en l'esprit d'Elie, peut il declarer avec verité qu'il ne l'est pas? Et il n'est pas menteur non plus qu'il ne l'eust esté s'il eust dit estre Elie. Il sçavoit qu'il estoit escrit qu'avant le jour du Seigneur un grand Prophete, un excellent homme nommé Elie s'esleveroit parmi le peuple, qu'il viendroit l'enseigner et le disposer à l'avenement du souverain Juge; il vit donques que s'il disoit estre Elie ils pourroyent le prendre pour le Messie promis, voyla pourquoy il le nia et respondit: Je ne le suis pas. O merveilleuse humilité que celle cy! [424] Il ne rejette pas seulement ce qui ne luy appartient pas (c'est le premier degré de l'humilité de ne vouloir point admettre ni moins rechercher d'estre tenu et estimé pour ce que l'on n'est pas), mais passant plus outre et trouvant une façon de parler en laquelle sans faire tort à la verité il pouvoit encores repousser l'honneur qui luy appartenoit, il le fit promptement, sans disputer ni se servir de beaucoup de discours; ains franchement et librement il dit: Non, je ne le suis pas. Mais il faut achever, car l'heure s'en va passer.

            Les Juifs donques entendans cette seconde negation le rechargent d'une troisiesme demande: Si tu n'es ni le Christ ni Elie, tu es pour le moins quelque grand Prophete; tu ne nous sçaurois nier cette verité, car tes oeuvres en font foy et nous en donnent de suffisantes preuves et tesmoignages. Neanmoins ce glorieux Saint demeure ferme en son humilité et respond: Je ne le suis pas. Mais comment saint Jean pouvoit-il faire cette troisiesme negation avec verité, luy qui estoit non seulement Prophete, ains plus que Prophete? Nostre Seigneur le dit tout haut de sa propre bouche au peuple Juif; comme donques ose-t-il affirmer: Non sum, je ne le suis pas? Tous les anciens Peres, admirans les trois negations de ce glorieux Saint, s'estonnent de celle-cy et disent que ce fut en icelle que saint Jean alla aux dernieres extremités, et que pour peu qu'il eust passé plus avant, il eust menti: neanmoins il ne le fit pas.

            Mais comment pouvoit-il asseurer n'estre pas Prophete, sçachant bien qu'il l'estoit et que Dieu mesme l'avoit declaré? Voyez-vous, il estoit encor promis en la Loy au peuple Juif qu'un grand Prophete luy seroit envoyé. Je sçay bien qu'il y a diverses opinions sur cecy, à sçavoir, qui seroit ce grand personnage; mais la plus commune estoit qu'iceluy ne seroit autre que le Fils de Dieu. Saint Jean, s'appercevant qu'on ne luy demandoit pas simplement s'il estoit Prophete, et que s'il disoit qu'il l'estoit ils le croiroyent ce grand Prophete promis et le reconnoistroyent pour tel, il le nia, voyant que sans mentir il pouvoit encores respondre qu'il ne l'estoit pas. [425] Comme s'il eust voulu dire: Si vous me demandiez seulement qui je suis, je vous respondrois simplement; si vous vouliez sçavoir si je suis un simple Prophete, je vous advouerois franchement que je le suis, et mesme que je suis envoyé pour preparer les voyes au Messie. Mais parce que en toutes vos demandes vous visez à un mesme but, qui est de me reconnoistre pour le Messie promis, je vous dis que je ne suis ni le Christ, ni Elie, ni Prophete. Et en cela il ne mentit pas.

            Voyla donques comme saint Jean rembarra cette tentation d'orgueil et d'ambition, et comme l'humilité luy donna des inventions admirables pour ne point admettre ni recevoir l'honneur qu'on luy vouloit rendre, dissimulant et niant d'estre ce que veritablement il estoit; car il n'y a point de doute qu'il ne fust Elie et Prophete, voire plus que Prophete, Dieu l'ayant declaré luy mesme. Neanmoins voyant qu'en ce sens que nous avons dit, il pouvoit asseurer qu'il ne l'estoit pas, pour eviter l'honneur qu'on luy vouloit rendre, honneur qui devoit estre deferé à Dieu seul, il respondit: Je ne le suis pas. Et il n'y a point de doute que l'on peut parler sans aucune crainte de mentir avec cet artifice et prudente dissimulation; les theologiens sont tous d'accord sur ce sujet.

            Mais plusieurs ayans mal entendu cecy, s'en sont servi, et n'ont point pensé mentir en disant beaucoup de choses fort esloignées de la verité; et mesme il en est qui sont arrivés jusques là que de croire qu'ils pouvoyent proferer des menteries quand il s'agissoit de la gloire de Dieu. Si on les en reprend et qu'on leur dise: Mais en telle action ou façon de parler vous estes menteurs. Oh, respondent-ils, il est vray, mais c'est pour honnorer Dieu que j'ay dit un tel mensonge. Hé, folie! vous vous moquez du monde en disant cela; comme si Dieu pouvoit estre honnoré par le peché! Non, cela n'est pas; il ne faut jamais mentir pour honnorer Dieu, et c'est une sottise et grande ignorance que celle là. Regardez, saint Jean n'a pas agi ainsy, car il pouvoit avec verité respondre comme il fit, ainsy que je vous l'ay monstré. [426]

            Or ces ambassadeurs tout estonnés repartirent: Si tu n'es pas le Christ, ni Elie, ni Prophete, pourquoy est-ce que tu baptises, pourquoy as-tu des disciples et fais-tu des œuvres si merveilleuses? En quel esprit les fais-tu? Certes, tu as beau te cacher et dissimuler, tes œuvres nous font bien voir que tu es quelque chose de grand, c'est pourquoy dis-le-nous, à fin que nous sçachions ce que nous rapporterons à ceux qui nous ont envoyés. Voyez-vous, ils perdent quasi patience aupres de l'humilité de saint Jean. A la verité, les ambassadeurs ont besoin de patience, et c'est une grande vertu que celle cy, laquelle est du tout necessaire non seulement aux ambassadeurs mais à tous les Chrestiens; aussi j'ay accoustumé de dire que la patience est la vraye vertu des Chrestiens.

            Il confessa et ne le nia point, dit l'Evangeliste, qu'il n'estoit ni le Christ, ni Elie, ni Prophete. Ces paroles s'expliquent par un hebraïsme. (La langue hebraïque est certes admirable, elle est toute divine; c'est celle cy que Nostre Seigneur parloit quand il estoit en ce monde, et selon quelques Docteurs, c'est celle que les Bienheureux parlent là haut au Ciel. Les phrases hebraïques ont tousjours une merveilleuse grace en tout ce qu'elles expriment.) Il confessa et ne le nia pas. Ces deux mots sont quasi une mesme chose, car confesser sa faute c'est ne la pas nier, et ne la pas nier c'est la confesser; neanmoins il y a une petite difference entre iceux.

            A ce propos, je diray ces deux mots de la confession, bien que je l'aye touché d'autres fois en d'autres eglises; mais peut estre que ceux qui m'entendoyent ne sont pas icy et que quelques uns sont morts du despuis. Plusieurs se confessent et nient en mesme temps. Que veux-je dire, sinon que plusieurs se vont confesser de leurs defauts, mais en telle sorte qu'en s'accusant ils s'excusent, disant plusieurs parolles pour monstrer que si bien ils ont fait la faute qu'ils advouent, ils ont eu rayson de la faire. Et non seulement ils s'excusent en s'accusant, mais encores ils accusent les autres. Je me suis mis en colere et j'ay [427] fait tel manquement par ce mouvement là, mais j'en avois bien sujet; l'on m'avoit fait ou dit telle chose, c'estoit pour une telle occasion. Voyez-vous pas qu'en confessant vostre faute vous la niez? Dites donques: Ç'a esté par ma malice, par mon impatience et mauvais naturel, ou en suite de mes passions et inclinations mal mortifiées que j'ay commis telle et telle faute. Un autre dira: J'ay mesdit d'autruy, mais ç'a esté en des sujets tout clairs et manifestes, je ne suis pas le seul qui aye dit ou veu cela. Et voyla comme nous nions estre coulpables de la faute que nous accusons.

            Il n'en faut pas faire ainsy, ains il se faut confesser clairement et nettement, mettant la faute dessus nous, nous tenans pour vrayement coulpables, sans nous mettre en souci de ce que l'on dira ou pensera. Voyla ce que je suis, devons-nous dire. C'est ainsy qu'a fait le glorieux saint Jean: il l'a confessé et ne l'a point nié. Sans se soucier que l'on diroit ou penseroit, il est allé droitement devant Dieu, et n'a point fait comme ceux qui vont et ne vont pas. Vous trouverez des ames auxquelles on dira: Il faut faire cela, il faut aller là. Mais avant que de faire ou aller au lieu qui leur est marqué elles feront mille retours et regards. Elles ressemblent à ces servantes qu'on envoye faire quelque message, lesquelles vont bien où on les mande, mais en allant elles s'amusent à chaque boutique qu'elles rencontrent en leur chemin, parlant tantost à celuy cy, tantost à l'autre; la moindre petite chose qu'elles voyent les arreste. Telles sortes de gens vont et ne vont pas.

            Ces ambassadeurs veulent donques sçavoir qui est saint Jean, à fin de le rapporter à ceux qui les ont envoyés; mais il ne leur dit autre chose sinon: Je suis la voix de Celuy qui crie au desert: Applanissez le chemin du Seigneur. Remarquez, je vous prie, la parfaitte humilité de ce glorieux Saint: plus ils le vont poursuivant, plus il va reculant et s'approfondissant dans son neant, montant tousjours en un plus haut degré d'humilité. O noble vertu d'humilité tant necessaire à l'homme en cette basse terre! Ce n'est pas sans rayson qu'on dit [428] qu'elle est la base de toutes les vertus, car sans elle il n'y en a point; et bien qu'elle ne soit pas la premiere, la charité et l'amour de Dieu la surpassant en dignité et excellence, si est-ce que la charité a une telle convenance et sympathie avec l'humilité, qu'elles ne vont jamais l'une sans l'autre.

            Je vous raconteray à ce propos, puisqu'il fait à mon sujet, un beau trait que j'ay leu avec playsir ès Vies des Peres tout fraischement imprimées; l'autheur les a recueillies fort curieusement et soigneusement. Il rapporte donques que plusieurs de ces bons Religieux estans assemblés et parlans les uns avec les autres (c'estoit une conference spirituelle, un entretien familier), l'un d'eux louoit hautement l'obeissance, un autre la charité, un troisiesme la patience. L'un d'entre eux ayant ouy ce que tous ses freres alleguoyent sur les vertus, dit: Pour moy, il me semble que l'humilité est la premiere de toutes et la plus necessaire; et il fit cette comparaison qui revient bien à mon propos. L'humilité et la charité, dit-il, sont ensemble comme Jean Baptiste et Nostre Seigneur. L'humilité est le fourrier et le precurseur de la charité, comme saint Jean Baptiste l'estoit du Sauveur. C'est elle qui prepare les voyes; c'est une voix qui crie: Applanissez le chemin du Seigneur; et tout ainsy que Jean Baptiste vint devant le Messie, il faut aussi que l'humilité vienne vuider les cœurs pour puis apres recevoir la charité, car elle ne pourra jamais demeurer en une ame que l'humilité ne luy aye premierement preparé le logis.

            Saint Antoine fut un jour ravi en extase, et comme il revint à soy ses bons Religieux luy demanderent ce qu'il avoit veu. Il leur dit: J'ay veu le monde tout rempli de filets propres à faire non seulement chopper, mais encores tomber lourdement les hommes dans des profonds precipices. Ils repartirent: Et si tout est rempli de filets qui donques en eschappera? Il leur respondit: Ceux là seulement qui seront humbles. En quoy nous voyons combien l'humilité est requise pour resister aux tentations et eschapper aux filets du diable. [429] Saint Jean l'avoit en un degré de tres grande perfection. Vous me demandez pourquoy je baptize? dit-il. Je baptise avec l'eau pour la penitence; mais il y en a un parmi vous, lequel vous ne connoissez pas, qui en baptizant remet les pechés. Vous voulez sçavoir qui je suis: je vous dis que je ne suis rien qu'une voix. Comme s'il vouloit dire: O pauvres gens, que vous estes bien trompés en moy! Vous pensez que je suis le Messie parce que je suis tout nud, c'est à dire que je ne suis pas vestu comme les autres hommes, mon vestement estant tissu de poils de chameaux. Je ne mange point de pain ni de viande, et ne me nourris que de sauterelles et du miel sauvage que les avettes m'apportent; je ne bois point de vin, je n'ay point de mayson, ains j'habite clans le desert avec les bestes; je suis sur le fleuve Jourdain, baptizant avec de l'eau et preschant la penitence, et pour cela vous croyez que je suis le Messie. Or je vous dis que je ne le suis pas, mais seulement la voix de celuy qui crie au desert. Nous vous en parlerons Dimanche prochain, car l'heure est passée.

            Mais comment saint Jean se pouvoit-il plus abaisser que de dire qu'il n'estoit qu'une voix? car la voix n'est qu'une fumée, qu'une exhalaison qui s'en va en l'air mener quelque peu de bruit et puis disparoist. Vous croyez que je suis le Messie, et moy je vous proteste que je ne suis pas mesme homme, ains moins qu'homme, car je ne suis qu'une simple voix. Si vous allez clans ce desert, vous trouverez des echos parmi ces rochers; que si vous parlez ils vous respondront, d'autant que vos voix entrans dans la concavité de la montagne il s'y forme une parole semblable à la vostre. Or, lequel est-ce d'entre vous qui estime l'echo un homme à cause qu'il luy respond? cela ne s'est jamais veu. Hé bien, c'est ce que je suis et rien davantage. Voyla donques ce glorieux saint Jean humilié jusques au plus profond de son neant. Mais à mesure qu'il s'abaisse, Dieu l'exalte et crie tout haut qu'il est Prophete et plus que Prophete; il l'appelle encores Ange, disant: Voicy que j'envoye mon Ange, et iceluy preparera ta voye. [430]

            Certes, c'est de tout temps que la divine Sapience a regardé les humbles de bon œil, qu'elle a humilié ceux qui s'exaltent et rehaussé ceux qui s'humilient. C'est ce que vostre glorieuse Maistresse nostre Dame et Mere a chanté en son divin cantique: Deposuit, etc. Ceux qui s'exaltent seront humiliés; ceux qui veulent mettre leur siege sur les nuées seront rabaissés, et les pauvres qui s'abaissent et humilient seront exaltés. Il y a des personnes si pleines d'orgueil qu'elles ne peuvent s'assujettir à aucun, ni souffrir qu'on die ce qu'elles sont. Elles veulent se preferer à tous, s'estiment plus doctes, plus sçavantes que nul autre et leur semble qu'elles n'ont point besoin de maistre; cependant telles gens sont pour l'ordinaire grandement ignorans, mais on ne leur oseroit dire, car ils presument d'eux mesmes à merveille. Oh! Dieu les humilie, il les laisse, et regarde les pauvres humbles qui sont sur la plate terre, lesquels n'ont point de siege sinon la bassesse. Ceux-cy ne se faschent pas si on leur dit qu'ils sont imprudens, qu'ils n'ont point d'esprit ni de jugement, ains ils s'abaissent, et Dieu les exalte et releve, leur donnant son Esprit par lequel ils operent de grandes choses.

            En somme, saint Jean est proposé par Nostre Seigneur à toutes sortes de personnes pour estre imité. Il ne doit pas seulement estre regardé des prelats et predicateurs, mais encores des Religieux et Religieuses qui doivent considerer son humilité et mortification pour estre, à son exemple, des voix les uns parmi les autres, criant que l'on prepare les voyes et que l'on applanisse le chemin du Seigneur, à ce que, le recevant en cette vie, nous jouissions de luy en l'autre, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [431]

 

XL. Sermon pour le quatrième Dimanche de l'Avent

 

20 décembre 1620

 

Factum est Mot Domini super Joannem

Zachariae filium in deserto, et

venit in omnem regionem Jordanis,

praedicans baptismum poenitentiae in

remissionem peccatorum.

La parole de Dieu est tombée sur Jean

fils de Zacharie au desert, et il vint

par toutes les contrées d'alentour le

Jourdain, preschant le baptesme de la

penitence en la remission des pechés.

Lucae, III, 2, 3.

 

            Le glorieux saint Jean, ainsy que je vous le monstray Dimanche, donna suffisamment et excellemment des preuves et tesmoignages de son humilité lors qu'il fut enquis s'il estoit le Christ, Elie ou Prophete; car sçachant que Moyse parlant de la venue de Nostre Seigneur dit qu'il devoit venir un grand Prophete, et voyant que les Juifs croyoient que ce fust luy qui estoit promis, il advoua franchement: Non sum, je ne le suis pas. Humilité grande, à la verité, qui ne peut mieux estre exprimée que par ces paroles de saint Jean l'Evangeliste: Il confessa et ne nia point qu'il n'estoit pas le Christ. Mais comme ceux qui estoyent venus à luy le pressoyent de dire qui il estoit à fin de le faire sçavoir à ceux qui les avoyent envoyés, il respondit: Je suis la voix de celuy qui crie au desert: Applanissez le chemin du Seigneur. Comme s'il disoit: Vous voulez sçavoir qui je suis? Je ne suis que la voix de celuy qui crie au desert, c'est à [432] dire, je ne suis pas celuy qui crie, mais seulement la voix de celuy qui crie. Ce n'estoit pas saint Jean qui crioit, mais Nostre Seigneur par la bouche de saint Jean. C'est ce que disoit le grand Apostre saint Paul aux Corinthiens. Pensez-vous, leur escrivoit-il, que ce soit moy qui vous parle? Oh non, mais c'est Dieu qui vous parle par ma bouche. Ne recevez point mes paroles comme paroles d'homme, mais comme paroles de Dieu, car je vous dis en verité que ce n'est point moy qui enseigne, ains Dieu par moy.

            Or, saint Jean estoit sur le fleuve Jourdain, qui est à l'entrée du desert, criant et preschant la penitence; et le monde accouroit de toutes parts pour l'escouter et estre baptizé de luy. Là donc il crioit: Faites penitence, preparez les voyes et les sentiers, car le Seigneur est proche. Mais parce que je crie et presche en ce desert, vous voulez sçavoir qui je suis: je vous proteste que je ne suis que la voix de Celuy qui crie. Comme s'il disoit: Ce n'est pas moy qui crie en ce desert: Faites penitence, ains c'est Dieu qui le vous dit par moy, et je ne suis que la voix, la trompette par laquelle il vous donne à entendre comment vous vous devez preparer à faire penitence et vous disposer à sa venue. Voyla ce que je suis; vous devez donc escouter mes paroles non comme miennes mais comme de Dieu qui vous parle par ma bouche, car je suis la voix de Celuy qui crie au desert. Et c'est là où nous en demeurasmes.

            Saint Jean estoit fils de Zacharie, et la parole de Dieu estoit tombée sur luy non seulement à fin qu'il la gardast pour soy, ains aussi pour la communiquer aux autres. La divine parole tombe dans un cœur en deux façons: la premiere, c'est quand Nostre Seigneur luy parle pour l'instruire et luy enseigner ce qui est de ses volontés et bon playsir, luy faisant connoistre ce qu'il doit faire pour sa conduite et ce qui le concerne en particulier. La seconde est quand elle tombe sur le cœur non pour soy seulement, mais aussi à fin de la porter et communiquer aux autres pour leur faire sçavoir ce qui est de la divine volonté. [433]

            Nostre texte donques: La parole du Seigneur est tombée sur le fils de Zacharie, se doit entendre en ces deux façons. Premierement, saint Jean a esté choisi et esleu de Dieu pour sa voix, son avant coureur. Et notez icy (je le diray en passant), que personne ne peut estre receu en dignité et prelature si la sacrée parole ne tombe sur luy, c'est à sçavoir s'il n'est choisi et esleu de Dieu. Or ce choix ou eslection est commun et ordinaire, et l'on ne doit point desirer ni rechercher des vocations particulieres et extraordinaires, car telles vocations sont dangereuses et suspectes quand elles ne sont pas approuvées ni autorisées par les pasteurs et maistres de la vie spirituelle. Quant à saint Jean, il fut choisi et esleu de Dieu, et luy mesme approuva sa vocation et maniere de proceder. Il l'envoya devant luy et il le suivit, preschant ce qu'il avoit presché.

            Secondement, cette parole signifie que le Seigneur luy donna un office auquel il devoit travailler pour les autres en leur annonçant la penitence. Nous sommes enseignés par là que lors que Dieu depart quelque charge à ceux qu'il a choisis pour son service, comme sont les predicateurs, ils doivent soigneusement s'appliquer à leur devoir et communiquer aux autres ce qu'ils ont receu et ce que Dieu leur a donné pour ce sujet. C'est en ce sens que se doivent entendre ces mots de l'Evangile: La parole du Seigneur est tombée sur Jean, fils de Zacharie, lequel fut choisi par la divine Sapience pour estre le Precurseur de nostre divin Sauveur. Il devoit annoncer sa parole, prescher la penitence et faire les autres fonctions de sa charge.

            Mais comme il estoit obligé de crier que l'on preparast les voyes, que l'on applanist les sentiers et les chemins du Seigneur, le peuple auquel il s'addressoit estoit de mesme obligé de l'ouyr, de recevoir le baptesme qu'il luy presentoit et de faire ce qu'il luy disoit; car si le predicateur a le devoir de vous prescher, vous avez aussi celuy de l'escouter et de bien recevoir ce qu'il vous annonce de la part de Dieu. Je viens icy pour vous prescher, mais si je suis obligé de vous apporter la divine parole, [434] vous l'estes par consequent de l'escouter, et non seulement cela, ains encores de bien entendre et prattiquer ce que l'on vous enseigne. Et pour ce faire, il est necessaire de bien mascher et digerer ce que l'on a ouy et recueilli, et tascher d'en faire une bonne digestion. Car qu'eust-il servi aux Israëlites que Dieu leur eust envoyé la manne au desert pour leur nourriture, s'ils ne l'eussent point voulu recueillir et ramasser? Et que leur eust-il profité de la recueillir s'ils ne l'eussent point voulu manger pour s'en substanter? Certes, quand la divine Providence fit tomber la manne du ciel elle obligea les enfans d'Israël à se lever le matin pour l'aller recueillir avant que le soleil parust; et non seulement cela, mais encores de la manger et avaler pour en estre nourris et substantés. De mesme, ceux qui escoutent la parolle de Dieu sont tenus à la prattiquer pour en profiter.

            Il y a deux causes pour lesquelles on n'en profite pas. La premiere est que si bien on lescoute et on en est interieurement touché, l'on en differe l'execution jusques au lendemain. Hé, pauvres gens que nous sommes, ne voyons-nous pas bien que ces remises sont la cause de nostre mort et de nostre ruine, et que nostre bien consiste en ce jourd'huy? La vie de l'homme est ce jourd'huy auquel il vit; car qui se peut promettre qu'il vivra jusques au lendemain? O certes, personne quel qu'il soit. Nostre vie consiste en ce jourd'huy, en ce moment que nous vivons, et nous ne nous en pouvons promettre ni asseurer d'autre que celuy dont nous jouissons, pour brief qu'il puisse estre. Donques, si cela est, comment osons-nous remettre l'execution et la prattique de ce que nous avons ouy qui doit servir à nostre conversion, puisque de ce moment auquel nous entendons ce qui est propre à nostre amendement depend toute nostre vie? Voyla la premiere rayson pour laquelle nous ne profitons pas des choses qui nous sont dites et enseignées.

            La seconde est une avarice spirituelle qui fait que l'on recherche et procure de sçavoir beaucoup, qu'on est soigneux de faire un grand amas de choses de devotion. Vous trouverez des personnes qui ne seront jamais lasses [435] de ramasser et recueillir des documens et instructions nouvelles, tant d'advis, tant d'enseignemens, et neanmoins n'en font pas une seule prattique. Et qu'est-ce cela sinon une avarice spirituelle, qui est un vice assez grand en la vie devote? Vous en trouverez d'autres qui ne sont jamais assouvis d'entendre ou de voir de nouvelles choses; ils assemblent quantité de livres et font des bibliotheques à merveille, ils sont tousjours à faire des remarques. Hé, pauvres gens, que voulez-vous faire de tout cela? Oh, nous voulons user de prevoyance, nous le trouverons à nostre besoin; quand nous serons vieux nous nous en sçaurons bien servir. O Dieu, ne sçavez-vous pas que Nostre Seigneur voulant esloigner l'avarice et toute sollicitude du cœur de ses disciples, leur commanda de vivre au jour la journée et de n'avoir point souci du lendemain?

            Certes, entre les ordonnances que Dieu fit aux enfans d'Israël il leur enjoignit de ne recueillir qu'une mesure de manne, à sçavoir ce qui estoit suffisant pour la prebende et portion d'un chacun. Mais outre cela, il commanda qu'aucun n'en gardast pour le lendemain et que pas un n'en recueillist plus qu'il n'estoit marqué à dessein d'en faire provision, car il s'y engendreroit des vers et elle tourneroit à corruption. Vivez au jour la journée, mangez ce que l'on vous donne et vous en nourrissez bien par les prattiques que vous en ferez, et laissez le soin du reste à la divine Providence, car elle vous pourvoira assez selon vostre besoin; usez bien seulement de ce qui vous est donné et soyez libres de tout autre souci. Il est vray que dans les viandes qui sont gardées il s'y engendre des vers, et pour moy je crois que les vers qui rongent les consciences des damnés ne sont point les moindres, ains les plus grandes peines qu'ils souffrent. Et quels sont ces vers sinon les vifs et puissans remords de conscience qui piqueront et rongeront l'ame au souvenir et à la veue de tant de moyens et d'occasions qu'on a eus de servir Dieu? Quels remords de conscience aura-t-on à l'heure de la mort, voyant le nombre de documens, advis et instructions qui nous ont esté donnés [436] pour nostre perfection! Ce seront les plus grandes douleurs que l'on ressentira que celles cy. Voyla comme l'avarice spirituelle est la seconde rayson qui nous empesche de profiter de la parole de Dieu; cela soit dit seulement pour introduction à mon discours. Revenons à nostre Evangile. Je vous l'expliqueray le plus familierement qu'il me sera possible; mais pour ce faire il faut que briefvement je vous en rapporte l'histoire.

            Du temps que Tibere Cesar estoit Empereur, qu'Herode estoit roy de la Galilée, que Ponce Pilate presidoit en Hierusalem, qu'Anne et Caïphe estoyent princes des prestres et siegeoyent dans la chaire de Moyse, Dieu envoya son Prophete lequel fut sa voix qui crioit au desert: Applanissez le chemin du Seigneur, faites penitence, car le salut est proche. Nous prendrons pour l'explication de ces paroles celles qu'Isaïe dit aux Israelites au quarantiesme chapitre de ses propheties, lesquelles sont les plus douces et aggreables qui se puissent entendre. C'est une chose merveilleusement suave que de lire les escrits de ce saint Prophete; ses paroles sont toutes emmiellées et fluides, et accompagnées d'une science incomparable; dès son premier chapitre on descouvre un style admirable, et certes, c'est un fleuve et torrent d'eloquence.

            Lors donc que le peuple d'Israël fut mené en servitude par les Gentils et envoyé prisonnier parmi les Persans et Medes, le bon Cyrus, apres une longue captivité, se resolut de le retirer de cette servitude et le ramener en la terre de promission. Ce que voyant par avance, le Prophete Isaïe, avec une divine poesie, entonna ces belles paroles: Consolamini, consolamini. O peuple d'Israël, consolez-vous, mais je vous dis encor une fois que vous vous consoliez, et d'une consolation qui ne sera point vaine ni inutile, sur ces paroles que je vous fais entendre: Parce que sa malice et meschanceté est arrivée à son comble, ses iniquités luy seront pardonnées. Et pour cela, disoit ce grand Prophete, applanissez vos voyes, redressez vos chemins, à fin que Cyrus ramenant le peuple en la terre de promission ne trouve point de [437] tortuosités. Il y a un grand nombre d'interpretations sur ce texte: Parce qu'ils sont venus au comble de leur meschanceté, leurs iniquités leur seront pardonnées. Que veut-il signifier? pourquoy le Prophete dit-il que Dieu pardonnera au peuple d'Israël pour ce qu'ils sont venus au comble de leur malice?

            Les anciens Peres enseignent que ces parolles se doivent entendre en cette sorte: Lors qu'ils sont au plus fort de leurs travaux et afflictions, qu'ils sentent le plus le faix de leurs iniquités en cet esclavage et servitude, apres les avoir punis de leur meschanceté par ce fleau de tribulations, je les ay regardés et en ay eu compassion; et au comble de leur malice, c'est à sçavoir au plus mauvais de leurs journées, je me suis contenté de ce qu'ils ont souffert pour leurs pechés, et à cause de cela leurs iniquités leur seront pardonnées. Jacob se plaignant disoit: Mes jours sont courts, mais ils sont mauvais. Que veut-il entendre par ces paroles sinon: Mes jours, c'est à dire ces jours que je vis, sont courts, car ils ne font que passer; ils ne sont rien qu'une ombre, c'en est aussi tost fait; mais ils sont mauvais parce qu'ils sont chargés et suivis de tant de travaux que cette vie presente apporte avec soy, qu'encores qu'ils soyent courts ils ne laissent d'estre pleins de malice. Il parloit ainsy à cause des grans travaux et tribulations qu'il souffroit.

            Une autre façon d'entendre ces paroles: Parce que leur malice est venue à son comble leurs iniquités leur seront pardonnées, est celle-cy: Lors qu'ils sont venus au comble, au midy, au plus haut point de leur meschanceté et ingratitude, lors qu'il semble qu'ils n'ayent aucune souvenance de leur Dieu ni plus de memoire de ses bienfaits, leurs iniquités leur seront pardonnées; c'est à dire, en ce temps là auquel ils meriteroyent d'estre precipités, Dieu leur pardonnera et ne se souviendra plus de leur meschanceté. Certes, quand la divine Providence a voulu monstrer aux hommes combien estoit grande sa misericorde, ç'a esté par des esclats admirables; et lors qu'on ne pouvoit esperer sinon de [438] sentir la fureur de son courroux et la terreur de sa justice, alors, dis-je, qu'il n'y avoit aucune disposition de la part des hommes ni aucun motif pour esmouvoir le Seigneur et l'attirer à faire misericorde, c'est en ce temps-là qu'il en a fait voir des effects admirables.

            A la verité, ce sont de grans effects de la bonté de Dieu de departir ses graces à ses creatures, de leur pardonner continuellement les fautes qui journellement sont commises contre luy et de recompenser de si petits services par de si grandes faveurs; de sorte que celuy qui correspond à la premiere grace se dispose à recevoir la seconde, et correspondant à la seconde il se prepare à obtenir la troisiesme, puis de la troisiesme à une quatriesme, et ainsy consecutivement, selon le dire de la theologie scholastique, qui est tres veritable. Car les theologiens enseignent que Dieu ne manque jamais de son costé; que si l'ame est fidelle à correspondre aux premieres graces elle se dispose à recevoir les secondes, troisiesmes et quatriesmes, et par cette correspondance elle se rendra digne de participer à de grans biens et d'obtenir de signalées faveurs. C'est pour cela qu'en tant et tant d'endroits de la Sainte Escriture Dieu nous recommande la fidelité à suivre les bons mouvemens, lumieres et inspirations; en quoy certes reluit la grandeur de sa misericorde.

            Mais quand, outre ce que dessus, sa Providence a voulu faire des esclats plus grans de cette misericorde, ç'a esté une chose admirable, car il n'a voulu qu'aucun motif l'induisist à ce faire; ains, sans estre poussé d'autre cause que de sa seule bonté, il s'est communiqué en une façon du tout merveilleuse. Lors qu'il vint en ce monde c'estoit au temps où les hommes estoyent au plus fort de leur malice, lors que les Juifs vivoyent sans roy et que les lois estoyent entre les mains d'Anne et Caïphe, hommes meschans, lors que Herode regnoit et que Ponce Pilate presidoit; ils n'avoyent point de prestres, du moins ceux qu'ils avoyent ne valoyent rien, c'estoyent de mauvaises gens que tous ces miserables là. En somme, le monde estoit arrivé au plus haut point de sa malice; [439] et ce fut alors que Dieu vint pour le racheter et nous delivrer de la tyrannie du peché et servitude de nostre ennemy, sans estre esmeu à ce faire que par son immense bonté qui le porta à se communiquer en cette sorte.

            Certes, les entrailles de nostre cher Sauveur et Maistre estoyent toutes remplies de misericorde et de douceur pour le genre humain; il en donna à ce coup de suffisantes preuves et tesmoignages, comme il fit en diverses autres occasions où sa clemence parut tousjours en son esclat et grandeur. Quand est-ce qu'il pardonna à saint Paul? Lors qu'il estoit au comble de sa malice, ses iniquités luy furent pardonnées; car chacun sçait qu'au temps de sa conversion cet Apostre estoit en sa plus grande haine et furie contre Jesus Christ, si que, ne pouvant assouvir sa rage contre luy, il tournoit son courroux sur l'Eglise, mais avec une telle fureur qu'il en escumoit comme un fol et forcené lequel est hors de soy mesme. Ce fut alors que Nostre Seigneur contrepointa sa meschanceté et ingratitude par une debonnaireté et misericorde infinie, le touchant et luy pardonnant toutes ses iniquités au temps mesme où il l'avoit le plus demerité. O Dieu, combien furent grandes les richesses de vostre bonté à l'endroit de cet Apostre!

            Neanmoins nous en voyons tous les jours de semblables effects. Lors que les pecheurs sont le plus endurcis en leurs pechés, qu'ils sont venus à un tel point qu'ils vivent comme s'il n'y avoit pas de Dieu, de Paradis ni d'enfer, c'est alors que le Seigneur leur descouvre les entrailles de sa pitié et douce misericorde. Je ne lis jamais la conversion de David sans tremblement et sans admiration, en voyant qu'il a commis de si grans pechés et qu'il est demeuré un an tout entier en iceux sans les connoistre, dormant d'un sommeil lethargique, sans se resveiller ni s'appercevoir de son crime. Helas, son peché eust esté en quelque façon excusable s'il l'eust commis en gardant ses brebis, quand il estoit berger; mais que David aye tant offensé Dieu apres en avoir receu des graces si singulieres, apres tant de clartés, de lumieres et de faveurs, luy qui estoit selon le cœur de [440] Dieu, par lequel il avoit fait tant de merveilles et prodiges, luy qui avoit tousjours esté nourri dans le sein de la douce clemence et misericorde divine, soit venu jusques là que de commettre de si grans forfaits et qu'il soit demeuré un an entier sans en avoir la connoissance, o certes, c'est une chose qui estonne grandement.

            Il commença par l'adultere, mais c'estoit encores peu pour luy. C'est chose admirable que l'esprit humain ne veuille point qu'on voye ses fautes, en sorte que quand il en a fait il les pense couvrir en commettant de plus oriefves. David s'essaya de faire enivrer le bon Urie, et en cette faute il y avoit encores plus de malice que dans la premiere. Mais n'ayant pas bien reussi en son dessein, car Urie estoit un honneste homme, brave cavalier qui ne pouvoit estre surpris en un tel vice, il s'avisa et resolut, pour cacher cette faute, d'en commettre une troisiesme plus griefve que les deux premieres, c'est à dire de le faire perdre. David en donna charge à son lieutenant, luy commandant d'exposer Urie aux ennemis et de l'abandonner. Quoy que ce lieutenant fust bon, il se crut obligé d'obeir aux commandemens du Roy, et il fit ce qu'il desiroit, soit en une façon soit en l'autre. Le pauvre David entortilla tellement cette affaire qu'il commit une milliace de pechés, entassant l'un sur l'autre et faisant les seconds pour couvrir les premiers. Puis il demeura une année entiere croupissant dans son iniquité, sans se souvenir où estoit son Dieu.

            Le voyla donques sans aucune disposition à la grace. Cependant la divine Bonté le voyant en cet aveuglement, luy envoya le Prophete Nathan lequel luy demanda où estoit son Dieu et ce qu'il avoit fait. Mais voyez combien il estoit aveuglé et comme le Prophete alloit sagement tournant pour luy faire confesser son crime. Il luy parla de quelque faute qui avoit esté commise par un de ses sujets, et soudain David jettant sa sentence dit: Il a desrobé la brebis de ce pauvre homme, il le faut faire mourir, monstrant en cela jusqu'à quel point il estoit endurci en son peché et n'en avoit aucun sentiment; mais pour les fautes des autres il les connoissoit fort bien et [441] sçavoit leur imposer le chastiment condigne à leur demerite. Neanmoins Dieu ne le quitta point en ce temps là, mais par le moyen du Prophete Nathan luy fit confesser son crime. Quel plus grand esclat voudriez-vous de la divine misericorde? car alors que David estoit au comble de sa malice, Dieu luy pardonna ses iniquités. Mais quel changement, quelle metamorphose fut cette conversion, car ce grand Roy reconnoissant sa faute, ne fit que gemir et deplorer son aveuglement; l'on n'entendoit sortir de sa bouche que des peccavi, et criant misericorde au Seigneur il alloit tousjours disant: Miserere mei, Deus. Il y a cent autres semblables exemples dans la Sainte Escriture, c'est à dire un grand nombre à qui Dieu a fait la mesme misericorde. Voyla donc comme nous devons entendre les parolles d'Isaïe.

            Quant à ce qu'il adjouste: Preparez les voyes, applanissez les chemins, bien que ces parolles ayent esté prononcées au sujet du grand Cyrus qui devoit ramener les Israelites de la captivité en la terre de promission, si est-ce que le principal but du Prophete estoit de parler de l'avenement de Nostre Seigneur. Saint Jean donques preschant la penitence et annonçant au peuple que le Sauveur estoit proche, se sert de ces parolles mesmes du Prophete: Je suis, dit-il, la voix de celuy qui crie au desert: Applanissez le chemin du Seigneur. Puisque le Seigneur est proche que faut-il faire pour se preparer à cet avenement? Saint Jean le nous enseigne en ses predications, disant: Faites penitence, car le Seigneur est proche. Certes, il est vray que la meilleure disposition pour l'avenement du Sauveur c'est de faire penitence; il faut tous passer par là, et comme nous sommes tous pecheurs, aussi avons-nous tous besoin de cette penitence. Mais cela est trop general, il nous faut toucher quelques particularités d'icelle.

            Saint Jean nous en marque en nostre Evangile. Applanissez, dit-il, le chemin du Seigneur, remplissez les vallées, abaissez les monts et les collines, d'autant qu'ils font bien de la peine aux voyageurs, ainsy que les fossés et vallées. Dressez les sentiers qui ne sont pas droits; en [442] effect quand on en trouve plusieurs qui s'entortillent l'un dans l'autre ils fatiguent et lassent grandement le pelerin. Il en prend tout de mesme en l'exercice de nostre vie, où il y a tant de monts, de vallées et de tortuosités; tout cela ne peut estre redressé que par la penitence. C'est elle qui remplit les vallées, qui rabaisse les monts, qui dresse et esgale les chemins. Faites penitence, dit saint Jean; abaissez ces monts d'orgueil, remplissez ces vallées, ces fossés de tiedeur et pusillanimité.

            Les vallées que le glorieux saint Jean veut que l'on remplisse ne sont autres que la crainte, laquelle, quand elle est trop grande, nous porte au descouragement par les regards sur les pechés commis. Remplissez les vallées, c'est à sçavoir, remplissez vos cœurs de confiance et d'esperance parce que le salut est proche. Le regard sur les grandes fautes commises apporte quant et soy une certaine horreur et estonnement, une certaine crainte et frayeur qui abat le cœur et le porte souvent au descouragement. Voyla les fossés et vallées qu'il faut combler pour l'avenement de Nostre Seigneur.

            La bonne sainte Thaïs (il faut que je vous die cecy parce que je viens de m'en souvenir et qu'il fait à mon propos), s'addressant un jour à saint Paphnuce luy dit: Hé, mon Pere, que dois-je faire? le souvenir de ma miserable vie m'espouvante. C'estoit une grande pecheresse, elle estoit pleine de crainte à cause des pechés qu'elle avoit commis. Ce bon Saint luy respondit: Garde toy bien de lever les yeux pour regarder le Ciel, toy qui tant et tant de fois t'en es servie pour jetter des regards dangereux, pour muguetter et pour telles autres choses; ne leve point ces mains par lesquelles tu as fait tant d'œuvres malignes, mais exerce toy toute ta vie en humilité et te confie en la bonté de Dieu. Crains, mais espere; crains, de peur que tu ne deviennes superbe et orgueilleuse, mais espere, de peur que tu ne tombes au descouragement et desespoir. La crainte et l'esperance ne doivent point estre l'une sans l'autre, d'autant que si [443] la crainte n'est accompagnée d'esperance elle n'est pas crainte ains desespoir, et l'esperance sans la crainte est presomption. Il faut donques remplir ces vallées creusées par les frayeurs provenantes de la connoissance des grosses imperfections et des pechés commis; il faut, dis-je, les remplir par la confiance meslée avec la crainte de Dieu.

            Abaissez, dit le glorieux saint Jean, les montagnes et collines. Quels sont ces monts sinon la presomption et l'orgueil, qui sont un tres grand empeschement pour l'avenement de Nostre Seigneur; car il a coustume d'humilier et rabaisser les superbes et de penetrer le fond du cœur pour descouvrir l'orgueil qui y est caché. Ce n'est rien devant luy de dire: Je suis Evesque, prestre, Religieux ou Religieuse. Cela est bon; mais si vous estes Evesque, comme vous comportez-vous en cette charge? quelle est vostre vie, et vos mœurs sont-elles bien conformes à vostre vocation? N'estes-vous point plein de superbe et de presomption, comme ce pharisien duquel il est parlé en l'Evangile, ou bien ressemblez-vous au publicain? Le pharisien estoit une montagne d'orgueil, il avoit quelques vertus apparentes dont il se vantoit et glorifioit. Il disoit asseurement: Seigneur, je te rends graces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes: je paye les dismes, je jeusne tant de fois la semaine, et autres choses semblables qu'il alleguoit. Mais Dieu voyant son orgueil le rejetta. Et ce pauvre publicain, qui devant le monde estoit une montagne haute et raboteuse, fut rabaissé et applani devant la divine Majesté lors qu'il vint au Temple; car n'osant lever les yeux pour regarder le ciel à cause des grans pechés qu'il avoit commis, il se tenoit à la porte avec un cœur contrit et humilié; partant il fut digne de trouver grace devant Dieu. J'aurois encores à dire plusieurs choses sur ce sujet, mais je me contenteray de ce que je vous en ay touché, qui suffira pour ce coup.

            Applanissez les chemins, adjouste le glorieux saint Jean; c'est à dire, redressez ceux qui sont tortus, rendez-les droits et esgaux. Les chemins trop entortillés ne sont [444] propres qu'à lasser et fourvoyer ceux qui voyagent; il les faut donques redresser et esgaliser pour la venue de Nostre Seigneur. Il faut redresser tant d'intentions sinistres et obliques, pour n'en avoir qu'une, celle de plaire à Dieu en faisant penitence; ce doit estre le but auquel nous devons viser. Tout ainsy que le marinier, quand il conduit sa nacelle a tousjours l'œil sur l'aiguille marine, et que ceux qui conduisent ces petites barques tiennent tousjours le timon, de mesme devons-nous avoir sans cesse l'œil ouvert pour embrasser les actes de la penitence et pour nous y exercer. Mais il se trouve des personnes lesquelles ne veulent point regarder la penitence jusqu'à ce qu'elles n'en puissent plus. Oh, disent elles, Dieu est si bon et misericordieux, nous nous arrangerons bien avec luy; donnons-nous seulement du bon temps, puis à l'heure de la mort nous dirons un bon peccavi et Dieu nous pardonnera. Qu'est-ce que cela sinon une grande presomption de la part de ces ames qui prennent occasion de la bonté divine pour croupir dans leurs pechés? Hé! ne sçavent-elles pas qu'encores que Dieu soit infiniment misericordieux, aussi est-il infiniment juste, et que quand sa misericorde est irritée elle provoque sa justice?

            Redressez les chemins du Seigneur, c'est à dire, esgalez vos humeurs par la mortification de vos passions, inclinations et aversions. Cette esgalité d'humeur est la plus aggreable vertu qui soit en la vie spirituelle et pour laquelle on a tousjours à travailler. Mon Dieu, que c'est une chose merveilleusement suave que de considerer la vie de nostre cher Sauveur et Maistre, car l'on y voit reluire cette parfaite esgalité parmi tant de divers accidens! Certes, personne ne l'a eue en telle perfection que luy et la sacrée Vierge nostre Mere, qui seule, apres son Fils, a esté sans peché. Tous les autres Saints ont bien travaillé en l'acquisition de cette perfection, mais quoy qu'ils ayent fait, il n'y en a pas un qui n'ayt esté quelque peu raboteux; leur esgalité n'a point esté si esgale qu'il ne s'y soit trouvé quelqu'inesgalité, non pas mesme en saint Jean Baptiste, car il avoit, [445] selon l'opinion de quelques Docteurs, commis des pechés veniels.

            O Dieu, que ce seroit une chose amiable et suave de voir en un homme cette esgalité d'humeur! Nous en sommes tant esloignés, nous sommes si variables et inconstans! L'on trouvera des personnes qui estans de bonne humeur sont encores d'une conversation aggreable; mais tournez la main, vous les trouverez chagrines et inquietes. Vous en verrez d'autres à qui il faut parler à cette heure d'une façon, et devant qu'il soit une heure il leur faudra parler d'une autre. Tel aura maintenant le cœur en douceur, mais pour peu que vous attendiez il sera aigre et aspre. En somme, qu'est-ce que l'on voit parmi nous? Rien autre chose que bigearrerie et inesgalité.

            Ce sont les chemins que nous devons redresser pour l'avenement de Nostre Seigneur; et pour le bien faire, il nous faut aller à l'escole du glorieux saint Jean Baptiste, et nous mettre, ou plustost le prier de nous recevoir, au nombre de ses disciples; car voyez-vous, ce grand Saint les envoya au Sauveur pour estre instruits de luy, il les remit entre ses mains et Nostre Seigneur les garda, car apres la mort de saint Jean ils furent ses disciples. Si donques ce glorieux Precurseur nous reçoit, il nous remettra entre les mains de nostre Sauveur, qui à son tour nous remettra entre celles du Pere eternel, lequel nous louerons à toute eternité avec iceluy et le Saint Esprit. Amen. [446]

 

XLI. Sermon pour la veille de Noël

 

24 décembre 1620

 

            Nous faisons aujourd'huy la feste de l'attente de l'enfantement de la glorieuse Vierge, c'est à dire nous attendons la venue et naissance de nostre cher Sauveur et Maistre. Or, mon dessein est de vous faire un petit catechisme auquel je vous veux parler de l'Incarnation, car cecy n'est pas une predication ni une exhortation. Tous sont obligés, selon saint Thomas, d'entendre les mysteres de la foy et de sçavoir ce qu'ils doivent croire; non pas comme les theologiens pour en disputer, o non, je ne dis pas cela, mais en la façon qui convient aux simples fideles. Plusieurs s'efforcent de les prescher et bien faire saisir, mais il y en a peu qui les croyent et les entendent bien. De là vient que lors qu'on considere ces mysteres l'on fait souvent des erreurs; car, comme pouvons-nous mediter ce que nous ne connoissons pas? C'est pour cela qu'en ces maysons l'on enseigne le catechisme aux novices, à ce qu'elles sçachent ce qu'elles doivent croire et comme elles doivent entendre ce qu'elles meditent. Je ne parleray pas doctement en ce lieu du mystere de l'Incarnation, ains tout simplement à fin que l'on me puisse facilement comprendre. Pour ce faire, je diviseray mon discours en trois points: au premier nous verrons qui a fait le mystere de l'Incarnation; au second, [447] que c'est que l'Incarnation; au troisiesme, pourquoy l'Incarnation a esté faite.

            Premierement, nous sçavons que c'est le Pere qui nous a donné son Fils, car nous lisons que Dieu a tant aymé le monde qu'il luy a donné son Fils unique. Neanmoins ce n'est pas le Pere seul qui a fait l'Incarnation, ains aussi le Fils et le Saint Esprit. Et, bien que la tres sainte Trinité soit intervenue en ce mystere, neanmoins il n'y a que la seconde Personne qui se soit incarnée. Les anciens Docteurs, particulierement saint Bonaventure, rapportent plusieurs similitudes de cecy pour nous le faire entendre; mais pour vous le rendre plus intelligible je l'accommoderay à nostre façon. Voyla une fille à qui l'on donne l'habit: la Superieure, la Directrice ou Maistresse l'habillent, luy mettent sa robe, mais elle ne laisse pas pour cela de s'ayder. Trois personnes interviennent donc en cette action: cette fille, la Superieure et la Directrice; neanmoins il n'y en a qu'une qui soit habillée, à sçavoir celle qui prend l'habit. Ainsy en est-il de l'Incarnation: le Pere fait l'Incarnation, le Saint Esprit la fait et le Fils aussi qui s'incarne luy mesme. Mais ni le Pere ni le Saint Esprit ne se sont incarnés, c'est seulement la Personne du Fils qui demeure vestue de la robe de nostre humanité.

            Il y a plusieurs autres similitudes semblables à celle cy et propres à faire entendre ce mystere. Voyla un prince que l'on habille de sa pourpre ou robe royale. Ce sont deux seigneurs qui l'en revestent, et luy, qui est la troisiesme personne, reçoit la robe. Mais encores que les autres l'habillent, il ne laisse pas pourtant de faire quelque chose, il remue les bras et les mains pour s'ayder; cependant, de ces trois personnes il ne demeure que le prince d'habillé. C'est ainsy que nous pouvons entendre comment les trois Personnes de la tres sainte Trinité se sont aydées au mystere de l'Incarnation, quoy qu'il n'y ait eu que le Fils qui se soit revestu de nostre nature. Tout ce que cette adorable Trinité opere hors de soy se doit attribuer aux trois Personnes divines, car ce que fait le Pere, le Fils et le Saint Esprit le font aussi, [448] d'autant que bien qu'ils soyent trois Personnes ils ne sont toutefois qu'un seul Dieu, n'ayant qu'une mesme sapience, puissance et bonté. Et combien que l'on attribue la puissance au Pere, la sapience au Fils et la bonté au Saint Esprit, neanmoins le Pere n'est pas luy seul tout puissant, ains le Fils et le Saint Esprit le sont aussi. De mesme, le Fils n'est pas luy seul tout sage, mais le Pere et le Saint Esprit ont aussi la mesme sapience et sagesse, comme ce divin Esprit n'est pas non plus luy seul la toute bonté. Il n'y a donc qu'un Dieu en trois Personnes, et ce Dieu est tout puissant, tout sage et tout bon. L'on nomme encores la premiere Personne, qui est le Pere, Seigneur et «Createur du ciel et de la terre;» ce n'est pas à dire pour cela que le Fils et le Saint Esprit ne soyent aussi bien createurs que le Pere, puisqu'ils n'ont tous trois qu'une mesme puissance avec laquelle ils ont fait et creé toutes choses. Donques, ce n'est point le Pere seul ni le Saint Esprit tout seul qui a fait l'œuvre de l'Incarnation, ains c'est le Pere, le Fils et le Saint Esprit, mais le Fils demeure incarné. Or, quand on vous demandera qui a fait ce grand mystere, vous respondrez que c'est la tres sainte Trinité, mais qu'il n'y a que la seconde Personne qui ayt pris nostre humanité.

            Le second point est: Qu'est-ce que l'Incarnation? Ce n'est autre chose que l'union hypostatique de la nature humaine avec la divine, union si estroitte que bien qu'il y ayt deux natures en ce petit Enfant qui va naistre, elles ne font qu'une personne. Or, nous voyons en luy trois substances: le corps, la nature divine et l'ame; mais nous ferons mieux entendre cecy par des similitudes. La manne estoit une figure de l'Incarnation du Verbe. Je sçay bien que c'estoit aussi une figure de l'Eucharistie, ainsy que le disent nos anciens Peres; cependant, entre ce mystere et celuy de l'Incarnation il n'y a que cette difference, qu'en la Nativité l'on voit Dieu incarné en sa propre personne, et en l'Eucharistie nous le voyons en une forme plus couverte et en une façon plus obscure. C'est de part et d'autre le mesme Dieu homme [449] qui estoit dans les entrailles de la Vierge; de sorte que la manne, qui a esté figure du Sacrement de l'Eucharistie, le sera aussi bien du mystere de l'Incarnation. La manne donques estoit une certaine viande de laquelle le Seigneur nourrissoit les enfans d'Israël. Elle tomboit pendant la nuit comme de petits grains de dragées, elle estoit faite dans l'air par le ministere des Anges, comme disent quelques Docteurs. Or, que cela soit ainsy ou, comme d'autres tiennent, que Dieu la fist luy mesme sans se servir de l'ayde d'aucune creature, l'une et l'autre opinion se peut bien appliquer au mystere de l'Incarnation; car en iceluy Dieu se servit de l'Ange Gabriel pour annoncer ce mystere à Nostre Dame, et d'autre part ce ne furent point les Anges qui firent cette oeuvre admirable, mais la tres sainte Trinité seule, sans le concours d'aucune creature.

            La manne avoit trois saveurs particulieres: la premiere du miel, la seconde de l'huile et la troisiesme du pain. Ces trois substances se trouvent en nostre vraye manne, Nostre Seigneur: celle du miel quant à sa Divinité; celle de l'huile quant à l'ame, et celle du pain quant au corps. Le miel ne vient point de la terre ains du ciel; c'est une liqueur qui tombe sur les fleurs, et quand il tombe dans quelque belle fleur il s'y conserve merveilleusement bien, en sorte que les avettes l'y viennent recueillir avec une subtilité nompareille et s'en nourrissent. La Divinité est ce miel qui est tombé du Ciel sur la terre dans cette belle fleur de l'humanité de nostre Sauveur avec laquelle elle a esté jointe et unie.

            L'huile ne vient point de la terre ni du ciel: elle ne sort point de la terre comme d'autres plantes, ni moins tombe-t-elle du ciel comme le miel, car les olives croissent sur des arbres eslevés; c'est une liqueur qui surnage au dessus de toutes les autres. Cecy represente la seconde substance de Nostre Seigneur, à sçavoir sa tres sainte ame, car l'ame ne vient point de la terre, d'autant que nos peres et meres ne contribuent rien pour sa creation. Nos miserables corps sont bien formés de leur substance, mais l'ame qui y est infuse n'en est [450] point faite, car elle est toute spirituelle et Dieu seul en est le Createur. Le corps sacré de nostre Sauveur fut formé du plus pur sang de la Vierge, mais sa tres benite ame fut creée par le Pere et le Saint Esprit à l'instant mesme qu'ils eurent formé son corps. Il n'en prit pas du corps de Nostre Seigneur comme de celuy des autres hommes, lequel demeure quarante jours sans estre animé dans les entrailles de la mere, estant là comme une masse de chair; mais aussi tost que le consentement de la glorieuse Vierge fut donné, le Saint Esprit forma le corps du Sauveur, et en mesme temps sa tres sainte ame vint l'animer. Voyla comme l'ame de Nostre Seigneur ne vient point de la terre ni du Ciel, car elle n'existoit point avant l'Incarnation, ains seulement elle commença d'estre à l'Incarnation, et c'est alors qu'elle fut creée.

            La troisiesme saveur de la manne est celle du pain. Or le pain vient de la terre, cela est tout clair et manifeste; car le blé que nous nommons froment croist de la terre, et c'est d'iceluy que l'on fait le pain. Ce pain nous represente la troisiesme substance de Nostre Seigneur, qui est une substance partiale laquelle sans doute est venue de la terre, puisque sa chair tres sainte fut formée du sang de Nostre Dame.

            La manne avoit donc trois gousts; toutefois ce n'estoit qu'une seule manne. Ainsy, combien qu'en Nostre Seigneur incarné il y ayt trois substances, il n'y a cependant qu'une personne; car la substance de l'ame et celle du corps ne font qu'une humanité, et cette nature humaine avec la divine ne font point deux personnes mais une seule qui est Dieu et homme. O admirable invention de la providence de Dieu! Cette divine Majesté voyant que la Divinité n'estoit pas conneue des hommes voulut s'incarner et joindre avec la nature humaine, à fin que sous ce manteau de l'humanité, la Divinité peust estre reconneue. Je n'ignore pas que de tout temps l'on a sceu qu'il y avoit une Divinité, tous les anciens philosophes l'ont confessé; mais cette connoissance estoit si obscure qu'elle ne meritoit pas d'estre appellée de ce nom. De plus, s'ils ont conneu Dieu ils ne l'ont pas reconneu, ce [451] qui toutefois estoit le plus important. Si donques Nostre Seigneur ne se fust incarné, il eust tousjours demeuré caché dans le sein de son Pere eternel et partant fust resté inconneu des hommes.

            Certes, en cette Incarnation il a fait voir ce qui n'eust jamais peu entrer ni estre compris de l'esprit humain, c'est à dire que Dieu fust homme et que l'homme fust Dieu; l'immortel mortel, l'impassible passible, sujet au chaud, au froid, à la faim, à la soif; l'infini fini, l'eternel temporel; en somme, l'homme divinisé et Dieu humanisé, en sorte que Dieu sans laisser d'estre Dieu soit homme, et l'homme sans laisser d'estre homme soit Dieu; tellement qu'on peut dire que les Mages qui bayserent les pieds de ce petit Enfant nouveau né, bayserent les pieds de Dieu. Mais comment de Dieu? car Dieu entant que Dieu n'a point de corps; et s'il n'a point de corps comme est-ce que les Mages luy ont baysé les pieds? Neanmoins il en est ainsy à cause de cette union des deux natures qui ne font qu'une personne. Ces deux natures sont tellement unies par ensemble que l'on peut prononcer sans blasphemer: Ce sang est le sang de Dieu, le sang de l'Aigneau mort pour les pechés des hommes; Dieu a esté flagellé, fouetté; les mains de Dieu ont esté tendues et clouées à la croix. Or, ce n'est pas à dire que Dieu ayt souffert tout cela, ni qu'il ayt respandu du sang ou estendu ses bras en la croix; car Dieu est impassible, il n'a point enduré ces choses entant que Dieu, d'autant qu'en la Passion la Divinité n'a point souffert, la Divinité n'a point estendu ses mains en la croix, elle n'a point respandu de sang, car en Dieu il n'y a ni sang, ni bras, ni mains; mais on parle ainsy, et avec verité, à cause de cette estroitte union de la nature humaine avec la divine.

            L'homme est une creature raysonnable composée d'ame et de corps. Il est donques vray que je suis une creature raysonnable, et si je le niois je mentirois. Par le corps je suis un animal, mais ayant une ame toute spirituelle unie au corps, je suis un animal raysonnable. Vous verrez une personne qui a mal à la jambe; si vous regardez [452] seulement l'ame de cette personne, vous direz promptement: Comme est-ce que cette creature qui est spirituelle peut dire qu'elle a mal à la jambe? car l'ame n'a point de jambes, et c'est l'ame qui fait l'homme. Comment cet homme peut-il dire qu'il estend le bras ou qu'il a mal au bras, veu qu'il n'a ni bras ni jambes, l'ame estant une substance toute spirituelle? Au contraire, si voyant l'homme qui parle et qui discourt, vous le regardez en tant que corporel et non spirituel, vous vous estonnerez, veu qu'il n'appartient qu'à une substance spirituelle de pouvoir discourir et comprendre. Or voyez-vous, si cet homme qui plaint le bras ou qui discourt n'estoit composé que de corps ou d'ame seulement, il ne discourroit pas ni ne plaindroit pas, mais à cause de cette estroitte union entre la nature du corps et celle de l'ame, lesquelles estans deux ne font toutefois qu'une personne, l'on dit avec verité que cet homme, ou autrement cet animal raysonnable, a mal à la jambe, qu'il parle et discourt, meslant tellement ces deux natures qu'on parle des deux comme s'il n'y en avoit qu'une. Ainsy, à cause de cette si estroitte union que la nature divine et la nature humaine ont ensemble, on vient à parler des deux comme s'il n'y en avoit qu'une seule, disant: Pourquoy ne souffriray-je telle chose puisque Dieu l'a soufferte?

            Vous entendrez mieux cecy par des similitudes, non point toutefois comme on entend ce qui se passe au dessous des sens, ni comme on comprend la maniere de faire un ouvrage, une broderie; mais vous en aurez suffisamment l'intelligence pour le croire comme vous le devez. Prenez une lame de fer et la jettez dans une fournaise bien ardente, puis prenez les pinces et la retirez de là; vous verrez que cette lame qui nagueres estoit fer seulement, est à present toute enflammée, en sorte que vous ne sçauriez discerner si c'est fer ou feu, car ce fer est tellement enflammé qu'il paroist plustost feu que fer, tant ces deux natures se sont meslées ensemble; si bien que vous pouvez dire que ce feu est un feu enferré et ce fer un fer embrasé. Cependant, quoy que ces deux natures soyent si unies, c'est neanmoins sans prejudice l'une de [453] l'autre; car le fer pour estre jetté dans le feu ne laisse pas d'estre fer, et le feu pour estre dans le fer ne laisse pas d'estre feu. Que si vous voulez voir cecy plus clairement, mettez de l'eau sur ce fer chaud et vous verrez qu'il retournera en sa premiere forme.

            Il en est ainsy de la Divinité et de l'humanité. La Divinité c'est le brasier ardent dans lequel a esté jettée l'humanité, et cette humanité a esté dès lors tellement jointe avec la Divinité qu'elle a participé à la nature divine, en telle sorte que l'homme a esté fait Dieu et Dieu a esté fait homme, sans que pour cela la nature divine et la nature humaine ayent laissé d'estre ce qu'elles estoyent auparavant. Or, comme le fer que l'on tire de la fournaise ne s'appelle plus fer seulement, ains fer embrasé, et le feu, un feu enferré, aussi disons-nous qu'en l'Incarnation Dieu est humanisé et l'homme divinisé. Mais il y a une difference en cette similitude: en jettant de l'eau sur le fer embrasé le feu le quitte et le laisse en sa premiere forme toute seule, tandis qu'en l'union de la Divinité avec l'humanité il n'en prend pas ainsy; car despuis que la nature divine a esté jointe avec l'humaine elle ne s'en est jamais separée par aucune eau de tribulation que l'on ayt jettée dessus, ains elles sont tousjours demeurées tres estroittement unies et d'une union indissoluble et inseparable. Voyla donques comme vous pourrez entendre que c'est que l'Incarnation.

            Quand Moyse voulut retirer les Israelites de l'Egypte Dieu l'instruisit et luy ordonna tout ce qu'il falloit faire. Mais j'en ay parlé autrefois; je prendray une autre histoire qui fait à mon propos. Gedeon estant capitaine de l'armée d'Israël et voulant sçavoir avant de livrer bataille aux Madianites s'il seroit favorisé de Dieu, il luy demanda un signe. C'est une chose admirable que de l'esprit humain! Il dit donques au Seigneur: Je prendray une toison, c'est à sçavoir une tonsure de mouton ou de brebis, et l'estendray sur la plate terre; si la rosée vient à tomber dessus et que le matin je trouve la toison toute trempée sans que la terre soit mouillée, je tiendray cela pour un signe tres certain que vous me serez favorable et que [454] nous aurons la victoire sur nos ennemis. Il mit donques une toison sur la place, et, merveille qui monstre la bonté de Dieu, la rosée tomba du ciel en si grande abondance que la toison en fut trempée de toutes parts; et neanmoins la terre qui estoit dessous demeura si seche qu'il sembloit qu'elle eust esté battue par l'espace de plusieurs jours. Gedeon trouvant la toison toute trempée de la rosée en telle sorte que Teau surnageoit par dessus, la prit, la fit tordre pour en espuiser l'eau jusqu'à ce qu'elle fust toute seche (et il en sortit une grande quantité), puis il entreprit la bataille et en eut une heureuse issue.

            Que represente cette toison sinon l'humanité de Nostre Seigneur, sur laquelle la rosée celeste de la Divinité est tombée en si grande abondance que l'humanité a esté divinisée? Mais il y a une difference entre cette similitude et l'Incarnation, car on ne sçauroit jamais trouver de comparaison si ronde qu'il n'y reste quelque chose à arrondir. Gedeon voyant la toison toute detrempée de la rosée, et l'eau surnageant par dessus en sorte qu'elle estoit soustenue par la toison à ce qu'elle ne vinst à mouiller la terre, il la fit tordre et en separa l'eau; mais en l'Incarnation, les deux natures estans une fois unies ne se sont jamais separées. La Divinité, qui est cette divine rosée, n'a jamais quitté la toison de l'humanité ni en la vie ni en la mort; elle a tousjours esté avec le corps et l'ame de Nostre Seigneur, et mesme apres sa mort, bien que le corps et l'ame fussent separés, la Divinité est demeurée unie avec l'un et l'autre: avec l'ame du Sauveur aux Limbes, et avec son corps sacré dans le sepulcre. Il y a aussi cette difference: la toison soustenoit l'eau, mais ce n'est point l'humanité qui soustient la Divinité, ains la Divinité qui soustient l'humanité.

            Vous entendrez encores mieux cecy par une autre similitude. Les poetes fabuleux disoyent pour certaine rayson que c'estoit une incivilité de parler de l'esponge. Mais certes, despuis que les Juifs la presenterent à Nostre Seigneur lors qu'il dit en sa Passion qu'il avoit soif, et que cette esponge eut touché les levres sacrées de ce [455] divin Sauveur, elle fut canonizée, et dès lors aussi on n'a point fait de difficulté de la nommer dans les discours des choses saintes, et ce n'a plus esté une incivilité d'en parler mais au contraire une chose honnorable et bienseante; c'est pourquoy je m'en serviray pour vous faire entendre que c'est que l'Incarnation. Imaginez-vous donques une grande esponge qui auroit esté creée dans la mer et qui n'auroit jamais servi à l'usage d'aucune creature. Si vous regardez cette esponge dans cette mer vous verrez qu'en toutes ses parties il y a de l'eau: la mer est dessus et dessous et n'y a pas la moindre parcelle qui n'en soit detrempée; neanmoins l'esponge ne perd point sa nature ni la mer la sienne. Mais remarquez cecy, que bien que la mer soit dans toutes les parties de l'esponge, celle-cy n'est point par toute l'estendue de la mer, car la mer est un grand et vaste ocean qui ne peut estre compris par l'esponge. Cette similitude nous represente bien l'union de la nature humaine avec la divine. L'esponge figure l'humanité sacrée de nostre Sauveur, et la mer sa Divinité, laquelle a tellement imbeu l'humanité qu'il n'y a pas une petite partie au corps ni en l'ame de Nostre Seigneur qui n'ayt esté remplie de la Divinité, sans que pour cela cette nature humaine ayt laissé d'estre ce qu'elle estoit. Mais l'humanité n'est pas par tout où la Divinité se trouve, car la Divinité est une mer infinie qui comprend et remplit tout et ne peut estre comprise de personne. Vous voyez par ces similitudes que c'est que l'Incarnation; quand donques on vous demandera que c'est que ce mystere, vous respondrez: C'est une telle union de la nature humaine avec la divine, une telle jonction de la Divinité avec l'humanité, que par icelle l'homme est fait Dieu et Dieu est fait homme, en prenant sa nature.

            Le troisiesme point est celuy-cy: Pourquoy l'Incarnation a-t-elle esté faite? Pour nous enseigner à vivre non plus brutalement comme l'homme avoit vescu despuis la cheute d'Adam, mais avec et selon la rayson. Nostre Seigneur vient en effect nous enseigner l'abstinence et sobrieté des biens, honneurs et commodités de ce siecle, [456] à fouler aux pieds tout cela pour embrasser le contraire. Avant l'Incarnation les hommes vivoyent ainsy que des bestes brutes, courant apres les dignités et voluptés de cette vie comme les chevaux, chiens et tels autres animaux font apres ce qu'ils appetent. Voyez un cheval: quand il est alteré et qu'il trouve de quoy assouvir ou estancher sa soif il se jette à corps perdu dans l'eau, et quoy qu'on luy tire la bride il n'y a moyen de l'en empescher, de sorte qu'il traisne son chevalier à val eau. Ainsy les hommes qui vivent non point selon la rayson mais selon leurs appetits desordonnés, se jettent à corps perdu à la recherche de leurs satisfactions sensuelles; mais Nostre Seigneur, voulant les en sortir, leur vient tirer la bride en s'incarnant, à fin de les retenir leur enseignant par ses œuvres à mespriser toutes choses.

            Il n'y a beste, pour brute qu'elle puisse estre, qui ne reconnoisse celuy qui luy fait du bien; car le cheval reconnoist tres bien l'estable où il a autrefois logé parce qu'en icelle on luy a donné de l'avoine; le chien connoist son maistre, et de mesme tous les autres animaux ont du ressentiment de ceux qui leur font du bien. Lors donques que l'homme vivoit brutalement, Nostre Seigneur l'est venu retirer d'entre les animaux, il luy a donné des exemples d'une admirable sobrieté et, pour peu de jugement et de rayson qu'on ayt eu, il n'y a personne qui le sçachant n'en ayt esprouvé quelque sorte de ressentiment.

            Or, le Sauveur s'est incarné pour nous enseigner aussi la sobrieté spirituelle, qui consiste en la soustraction et privation volontaire de toutes les choses delectables et aggreables qu'il pouvoit avoir et recevoir en cette vie; car il se chargea volontairement et de son plein gré de tous les travaux et tribulations, pauvreté et mespris qui se peuvent endurer en ce monde. Il avoit une ame parfaitement glorieuse qui jouissoit de la claire vision de la Divinité, et neanmoins il ne voulut point [457] pour cela estre exempt de douleurs. A l'instant de son Incarnation il vit et leut dans le livre de la predestination tout ce qu'il devoit souffrir. Ce livre estoit intitulé la sainte volonté de Dieu; or, pendant toute sa vie, Nostre Seigneur ne fit autre chose que lire, prattiquer et garder tout ce qu'il y trouva escrit, ajustant ses volontés à celles de son Pere celeste, comme il le dit luy mesine: Je suis venu non pour faire ma volonté, ains celle de Celuy qui m'a envoyé.

            O que nous serions heureux si nous lisions bien dans ce livre et que toute nostre preoccupation fust d'accomplir la volonté de Dieu par le renoncement et entiere abnegation de la nostre, n'ayant d'autre soin que de l'ajuster à la sienne! Ce seroit le moyen d'obtenir de sa Bonté tout ce que nous voudrions, car celuy qui n'a autre souci que de faire la volonté divine obtient d'elle tout ce qu'il requiert, et à mesure qu'il accomplit cette sainte volonté, Dieu fait la sienne ainsy qu'il est escrit: Le Seigneur fait la volonté de ceux qui le craignent, comme vous avez veu qu'il fit tout ce que voulut Gedeon quand il luy demanda un signe. Nostre cher Sauveur vit donques à l'instant de son Incarnation tous les fouets et escourgées, tous les clous et espines, toutes les injures et blasphemes que l'on devoit vomir contre luy, en somme tout ce qu'il devoit souffrir. Alors il estendit ses bras sacrés, et s'offrant avec une dilection nompareille à patir toutes ces choses, il les embrassa et mit sur son cœur avec tant d'amour qu'il commença dès cet instant à ressentir tous les tourmens qu'il devoit par apres endurer au temps de sa Passion. Il se priva dès lors, par une entiere soustraction, de toutes les consolations qu'il pouvoit recevoir en cette vie, ne se reservant que celles dont il ne se pouvoit priver, faisant que la partie inferieure de l'ame souffrist et fust sujette pour nostre salut et redemption aux tristesses, peines, craintes, apprehensions et frayeurs; et tout cela, non par force ni pour ne pouvoir faire autrement, mais volontiers et de son plein gré à fin de nous monstrer son amour.

            Certes, ce n'est pas que toutes ces souffrances fussent [458] necessaires pour nous sauver, car un seul acte d'amour, un seul souspir amoureux sortant de son sacré cœur estoit d'un prix, d'une valeur et d'un merite infinis. Un seul de ses souspirs estoit suffisant pour racheter non un monde mais mille mondes, et mille et mille natures humaines et angeliques, s'il y en eust eu autant et qu'elles eussent peché. Et non seulement un seul de ses souspirs, une seule de ses larmes eust suffi pour les racheter tellement quellement, mais encor pour satisfaire à la justice divine, d'autant qu'ils procedoyent d'un amour infini et d'une personne infinie. Aussi Nostre Seigneur merita plus en jettant un seul souspir amoureux que ne firent jamais tous les Saints et Saintes ou que tous les Cherubins et Seraphins; et Dieu fut plus honnoré par un seul acte d'amour et d'adoration que la tres benite ame du Sauveur fit à l'instant de sa creation, qu'il ne l'a esté et ne le sera jamais par toutes les creatures angeliques et humaines. Neanmoins nostre cher Maistre ne voulut pas nous racheter par un seul souspir, mais pour ce faire il a voulu souffrir mille peines et travaux, payant en toute rigueur de justice nos fautes et iniquités, nous enseignant par son exemple cette sobrieté spirituelle, cet esloignement de toutes consolations pour vivre selon la rayson et non selon nos appetits et affections.

            C'est pourquoy l'on a tousjours accoustumé de dire à ces filles quand elles entrent au Monastere, que la Religion «est une escole de l'abnegation de toutes les volontés,» une croix où il se faut crucifier, en somme, qu'il y faut venir pour patir et non point pour y estre consolées. Si vous voulez du sucre et de la dragée, allez en querir chez les apothicaires; car l'on ne mange icy que des viandes ameres et fascheuses à la chair, lesquelles sont toutefois profitables au cœur. Je dis tousjours à ces ames, et je ne le sçaurois trop repeter: Or sus, ma chere fille, qu'estes-vous venue chercher en Religion? Y cherchez-vous des consolations? Ouy. Et qu'est-ce que vous faites? Vous vous trompez si vous pensez y venir pour y estre consolée, pour y gouster et y recevoir des douceurs spirituelles. O Dieu, il ne faut pas chercher [459] cela, car cette façon d'agir est insupportable à ceux qui sçavent tant soit peu que c'est que la devotion. Venez y à fin d'y vivre en une profonde humilité et entiere resignation, pour y recevoir d'un cœur esgal les desolations comme les consolations, les douceurs et les tribulations, les secheresses et les degousts. Que si Dieu vous donne des consolations ou grains de dragées, baysez-luy la main et le remerciez tres humblement, mais ne vous arrestez point à cela, ains passez outre et vous humiliez.

            Certes, c'est une grande pitié que l'on voye Nostre Seigneur tant souffrir, se soustraire à tous les playsirs et consolations qu'il pouvoit recevoir parmi ses souffrances, ne se servant que de ce dont il ne se pouvoit priver, et que nous autres nous soyons tant amateurs de ces gousts qu'il semble que l'on ne travaille que pour en avoir! Pour peu qu'on en ayt l'on s'amuse tant à les regarder et les sentir que l'on ne fait rien qui vaille. Ces douceurs ne servent que d'amusement à certaines ames trop avides et desireuses de telles choses. Helas! elles ne sont pas necessaires, vous n'en estes pas meilleures pour cela; Dieu ne les accorde pas seulement aux justes ains aux pecheurs, car il en donne bien quelquefois à des ames qui sont en estat de peché et hors de sa grace: pourquoy donques vous y arrestez-vous tant? Considerez, je vous prie, ce petit nouveau né dans la creche de Bethlehem, escoutez ce qu'il vous dit, regardez l'exemple qu'il vous donne. Il a choisi les choses les plus aspres et souffreteuses qui se puissent imaginer pour le temps de sa Nativité. O Dieu, qui pourroit demeurer aupres de cette creche tout le long de cette octave il se fondroit d'amour, voyant ce petit Enfant en si pauvre lieu, pleurer et trembler de froid. Oh, avec quelle reverence la glorieuse Vierge vostre Mere alloit regardant ce cœur qu'elle voyoit tout palpitant d'amour dans sa poitrine sacrée, comme alloit-elle essuyant ces douces larmes qui couloyent si suavement des doux yeux de ce beni Poupon! Comme couroit-elle à la suave odeur de ses vertus!

             Voyla donques ce Dieu incarné. O que c'est une belle chose à considerer que le mystere tres haut et tres [460] profond de l'Incarnation de nostre Sauveur! Mais tout ce que nous en pouvons entendre et comprendre par le discours n'est rien, et pouvons bien dire à ce propos ce que disoit un sage qui lisoit un livre tres haut et obscur d'un ancien philosophe (je ne me souviens pas de son nom); il advoua franchement: Ce livre est si docte et difficile que je n'y entens presque rien; le peu que je comprens est extremement beau, mais je crois que ce que je n'entens pas l'est plus encores. Il eut rayson de parler ainsy. Nous nous pourrons bien servir de ces paroles considerant le mystere de l'Incarnation, et dire: Ce mystere est si haut et si profond que nous n'y entendons rien; tout ce que nous en sçavons et connoissons est extremement beau, mais nous croyons que ce que nous ne comprenons pas l'est encores davantage. En fin nous le sçaurons un jour là haut, où nous celebrerons avec un contentement incomparable cette grande feste de Noël, c'est à dire de l'Incarnation; là nous verrons clairement tout ce qui s'est passé en ce mystere, et benirons sans fin Celuy qui estant si haut s'est tant abaissé pour nous exalter. Dieu nous en fasse la grace. Ainsy soit-il, amen, ainsy soit-il. [461]

 

XLII. Sermon sur le premier verset du Cantique des Cantiques

 

Meliora sunt ubera tua vino, fragrantia

unguentis optimis.

Vos mammelles sont meilleures que le

vin, et respandent des odeurs plus

suaves que les onguens les plus exquis.

Cant., I, 1, 2.

 

            Le Saint Esprit ne resout point si ces paroles du Cantique des Cantiques sont de l'Espoux à l'Espouse ou de l'Espouse à l'Espoux, ou bien des compagnes de l'Espouse à la maistresse Espouse; c'est pourquoy les Docteurs ne l'ont pas aussi voulu resoudre, mais ils disent qu'elles se peuvent entendre en toutes ces manieres. Or, avant que de dire comment, il faut sçavoir que par les mammelles sont representées les affections, parce qu'elles avoisinent le cœur et sont assises sur iceluy, et que du cœur sortent les affections de douceur, de mansuetude et de charité vers les pauvres, les infirmes et les petits enfans; aussi donne-t-on premierement la mammelle aux petits enfans, [462] qui sont vrayement pauvres, puisqu'ils n'ont rien et ne peuvent en aucune maniere gaigner leur vie, de sorte que si on ne leur donnoit la mammelle ils mourroyent incontinent.

            Premierement, si ces paroles sont de l'Espouse, c'est à dire de l'ame devote à l'Espoux, qui est Nostre Seigneur, vrayement elle a bien rayson de luy tenir ce propos; car les mammelles de Nostre Seigneur sont infiniment meilleures que le vin de tous les contentemens terrestres. Mais quelles sont les mammelles de Nostre Seigneur? L'une de ses mammelles est la longanimité, et l'autre, la debonnaireté. La longanimité nous signifie la patience avec laquelle il attend les pecheurs à penitence; et la debonnaireté, l'amour et la compassion avec laquelle il les reçoit lors que, pleins de contrition et de larmes, ils viennent, à l'imitation de sainte Magdeleine, luy bayser les pieds par la conversion de leur cœur et de leurs affections, c'est à dire par un veritable regret de leurs pechés.

            O que cette longanimité et debonnaireté de Nostre Seigneur reduit et ramene bien mieux les ames à leur devoir, et a beaucoup plus d'efficace et de pouvoir pour les retirer du peché que n'ont pas les corrections des hommes lesquelles sont signifiées par le vin! Nous en avons plusieurs exemples, entre lesquels en voicy deux signalés. L'un est de l'enfant prodigue, lequel non seulement se separa de son pere, mais encores consomma tout son bien en desbauches. Vous sçavez qu'il est dit en l'Evangile, qu'il s'en alla en un païs esloigné: Abiit in regionem longinquam. Or, quand on va loin, il faut beaucoup de temps pour retourner. Neanmoins, apres tant de desbauches et une si longue absence, lors qu'il retourna à son pere, non seulement il le receut sans se courroucer contre luy, mais qui plus est, il l'embrassa et le caressa tendrement, et l'ayant fait vestir somptueusement, il luy fit un festin en signe de la joye qu'il avoit de son retour, et le traitta avec tant de benignité, d'amour et de tesmoignages de bienveuillance qu'il sembloit vouloir luy monstrer plus d'affection apres ses [463] desbauches qu'il n'avoit fait auparavant. L'autre exemple est du bon larron, auquel Nostre Seigneur donna semblablement la mammelle de longanimité, l'attendant à penitence jusques au dernier periode et extremité de sa vie, où il manifesta admirablement sa debonnaireté, luy donnant le Paradis de prime assaut, au premier acte de repentance qu'il fit, sans aucune sorte de mortification precedente. Voyla donques quelles sont les mammelles de l'Espoux.

            Mais apres que l'Espouse luy a dit: Meliora sunt ubera tua vino; Vos mammelles sont meilleures que le vin, elle adjouste: Fragrantia unguentis optimis; car elles respandent des odeurs tres suaves, qui ne sont autres que les saintes inspirations que Nostre Seigneur va respandant dans les cœurs des fidelles, par lesquelles il les sollicite à se convertir et retirer leurs affections des choses de la terre. Car encores que les mammelles de Nostre Seigneur soyent tres douces et meilleures mille fois que le vin des delices mondaines, neanmoins nous ne nous en approcherions jamais s'il ne nous attiroit par le moyen de ses divines odeurs.

            Quelques Docteurs ont encores interpreté ces paroles: Meliora sunt ubera tua, etc., en une autre maniere, entendant par les mammelles de Nostre Seigneur les consolations celestes et divines; car qui ne sçait que les consolations divines sont infiniment meilleures que le vin des consolations de la terre? Aussi n'est-ce pas merveille si les unes sont comparées au lait et les autres au vin, d'autant que le vin, comme vous sçavez, se tire du raisin. Prenez un raisin et l'espraignez: pour la premiere fois vous en tirerez du vin; mais retournez-y la seconde, il le faudra bien presser, et si, vous n'en tirerez plus qu'un peu de suc bien aspre et amer; mais apres, si vous y retournez pour la troisiesme fois vous n'en tirerez plus rien du tout. Ainsy en est-il des consolations du monde; car au commencement et pour un peu vous y trouverez certain goust qui vous donnera quelque sorte de suavité grossiere et impure, laquelle en fin finale se terminera en aspreté et amertume, et si apres vous [464] y retournez cent fois, vous n'y trouverez plus que du degoust. O certes, les mammelles de ce divin Sauveur, c'est à dire ses consolations saintes et sacrées, ne sont pas de cette sorte, car plus elles sont tirées et plus elles sont fecondes. Voyez une femme qui allaite un petit enfant: bien qu'il ayt tetté suffisamment, si de là à peu de temps il retourne à la mammelle, il y trouvera tousjours de quoy se rassasier de nouveau. Avons-nous esté consolés aupres de Nostre Seigneur, retournons-y si souvent que nous voudrons, nous y trouverons tousjours de nouvelles consolations; car cette source de sa poitrine sacrée est inepuisable et ne se tarit jamais, de sorte que c'est avec tres grand sujet que nous pouvons dire que ses mammelles sont infiniment meilleures que le vin de tous les contentemens du monde.

            Or maintenant, si ces paroles sont addressées par l'Espoux à l'Espouse, que pensez vous qu'il luy veuille dire? Saint Bernard explique ce passage admirablement bien. Osculetur me osculo oris sui; Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, dit cette Espouse à son Bien-Aymé; bayser qui ne signifie autre chose, au dire de ce grand Saint, que le doux repos de la contemplation, où l'ame, par une affection amoureuse, desengagée de toutes les choses de la terre, s'occupe à considerer et contempler les beautés de son celeste Espoux, sans se resouvenir d'assister le prochain et le secourir dans ses necessités; à quoy ce divin Espoux, qui veut que la charité soit bien ordonnée, luy respond: Tu desires, ma sœur et ma bien-aymée, que je te bayse d'un bayser de ma bouche à fin de t'unir à moy par la contemplation. Certes, tu as rayson, c'est une chose tres bonne, tres excellente et desirable que celle que tu demandes; mais ce n'est pas assez, car tes mammelles sont meilleures que le vin, c'est à dire qu'il est meilleur d'assister le prochain et porter le lait de la sainte exhortation aux foibles et ignorans que d'estre tousjours occupé en des hautes contemplations, de sorte que quelquefois il faut quitter l'un pour l'autre. Je ne dis pas qu'il ne faille point mediter et contempler; o non certes, il faut bien [465] bayser Nostre Seigneur du bayser de la bouche pendant cette vie mortelle, ce qui se fait en la meditation et contemplation, où l'ame se remplit de bonnes pensées et saintes considerations qu'elle convertit par apres à l'utilité du prochain. Mais je dis qu'il faut faire l'un pour se rendre plus capable de l'autre, principalement quand la charge et l'estat auquel on est appellé y oblige. En somme, c'est à dire qu'il ne faut mediter et contempler qu'autant qu'il est requis pour bien faire ce qui est de son devoir, chacun selon sa vocation.

            Mais si ce sont les compagnes de l'Espouse qui luy disent: Meliora sunt ubera tua vino; Tes mammelles sont meilleures que le vin, le mesme saint Bernard l'explique en cette sorte: O que vous estes heureuse, nostre chere compagne, de jouir ainsy des chastes et amoureux baysers de vostre celeste Espoux! Mais ce pendant que vous estes ainsy submergée dans cet ocean de delices, nous autres chetifves demeurons privées de l'ayde et du secours qui nous est necessaire, au defaut duquel nous sommes en danger de nous perdre; donques, vos mammelles sont meilleures que le vin.

            Or, quelles sont les mammelles que les compagnes de l'Espouse desirent si ardemment, et sans lesquelles elles ne peuvent subsister ni se maintenir? La premiere est la mammelle de compassion, par laquelle l'on supporte et l'on a pitié des foibles, des infirmes et des pecheurs; ce qui fait qu'avec une grande charité on leur compatit, on les console, et on les flatte et caresse pour les attirer à Dieu et leur ayder doucement à se retirer du mauvais estat auquel ils sont plongés: en un mot, par cette compassion on se fait en certaine façon semblable à eux pour les gaigner plus facilement, et c'est la marque de la vraye devotion et de la bonne oraison, que de se faire, à l'exemple du grand Apostre, tout à tous, pour les gaigner tous.

            Voulez-vous sçavoir si vous avez fait une bonne oraison, et si vous avez baysé Nostre Seigneur du bayser de la bouche? regardez si vous avez la poitrine pleine de douces et charitables affections envers le [466] prochain, et si vostre coeur est disposé de le secourir en tputes ses necessités et le supporter amoureusement en toutes sortes d'occasions; car l'oraison qui nous enfle et nous fait presumer d'estre quelque chose de plus que les autres, et qui nous porte à mespriser le prochain comme imparfait, nous le faisant corriger de ses defauts avec arrogance et sans compassion, n'est pas bonne et n'est point faite en charité, verité et sincerité. Il arrive quelquefqis que nous nous trouvons le cœur tout aride; mais si nous celebrqns avec reverence et devotion le saint Sacrifice de la Messe, ou que nous assistions aux divins offices, ou fassions une bonne oraison, nous en sortons avec la poitrine si remplie de charité et de saintes affections, qu'il semble que nous ne pouvons durer que nous n'ayons trouvé quelqu'un pour luy faire part des consolations que nous ayons receuës de la main liberale de Nostre Seigneur.

            La seconde mammelle que desirent les compagnes de l'Espouse est la mammelle de congratulation, par laquelle on se console et resjouit du bien et avancement du prochain comme du sien propre. Trouvez-vous quelqu'un qui ayt commencé à servir Dieu fidellement et qui ayt fait quelque progres au chemin de la sainte devotion? il s'en faut resjouir avec luy, et luy donner courage non seulement de perseverer mais encores de s'avancer, et ne se point lasser ni descourager pour les difficultés qu'il rencontrera, luy representant l'excellence du bien auquel nous pretendons, l'exhortant à marcher diligemment et fidellement tandis qu'il est jour et qu'il y a de la lumiere. Courage, luy devons-nous dire, nous avons desja quelque peu avancé au chemin de la vie spirituelle; allons un petit plus avant, nous ferons bien encores une lieue de chemin, puis nous en ferons davantage; et ainsy se passionner pour acheminer les ames à Dieu.

            Nous avons un rare et excellent exemple de cecy au glorieux saint Paul, quand il disoit avec un cœur plein d'une ardente charité: Je meurs tous les jours pour vous, o Corinthiens; Quotidie morior propter vestram [467] gloriam; c'est à dire: L'extreme soin et le grand desir que j'ay de vostre salut, me fait mourir tous les jours. Et ce trait de ce mesme Apostre n'est-il pas admirable, quand, pressé de la vehemente affection qu'il avoit du salut des Juifs, il quittoit en telle sorte son propre interest qu'il desiroit d'estre anatheme pour eux? Optabam anathema esse a Christo pro fratribus meis; luy qui aymoittant son divin Maistre qu'il disoit: Je ne vis plus en moy mesme, mais c'est Jesus Christ qui vit en moy; Vivo ego jam non ego, vivit vero in me Christus.

            Voulez-vous voir encores un bel exemple de cette ardente charité pour le salut du prochain? vous le trouverez en la vie du bienheureux saint Martin. Ce grand serviteur de Dieu ayant saintement parachevé le pelerinage de sa vie et se voyant sur le point d'entrer en sa tant desirée patrie, pour recevoir la recompense de ses travaux et bayser Nostre Seigneur du bayser de la bouche par une parfaitte union avec sa divine Majesté, desja son ame battoit des aisles pour s'envoler sur ce bel arbre de l'immortalité, quand un grand nombre de Religieux et d'enfans spirituels qu'il avoit engendrés à Nostre Seigneur, s'affligeant autour de luy, commencerent à pleurer et luy dire: Helas, mon Pere, nous voulez-vous quitter? voulez-vous laisser vostre troupeau sans pasteur, à la merci des loups qui sans doute le raviront apres vostre despart? Ayez pitié de vos enfans, et ne leur ostez pas si tost la mammelle de vostre charité. Ce qu'entendant ce grand serviteur de Dieu, touché d'une affection paternelle et despouillé de son propre interest, levant les mains et les yeux au Ciel où son cœur avoit desja pris place, il dit ces belles paroles: Domine, si adhuc populo tuo sum necessarius, non recuso laborem; O Seigneur, quoy que par vostre grace je me voye prest à jouir du bien apres lequel j'ay tant souspiré, neanmoins, si je suis encores necessaire à ces ames pour leur salut, je ne refuse point de demeurer davantage en cet exil, je me resigne entierement à vostre tres sainte volonté. [468]

            Voyla en fin quelles sont les mammelles de l'Espouse et de l'Espoux; voyla les fruits d'une parfaitte oraison, laquelle se fait non seulement à certaines heures et à certains temps limités, mais encores par des eslevations d'esprit et des eslancemens du cœur en Dieu, que l'on appelle oraisons jaculatoires, et par des actes frequens d'union de nostre volonté avec celle de Dieu, qui se peuvent faire à tous momens et en toutes sortes d'occasions.

            Mais outre ce que nous avons dit pour l'explication de ce passage: Meliora sunt ubera tua vino, fragrantia unguentis optimis; Vos mammelles sont meilleures que le vin, et respandent des odeurs plus suaves que les onguens les plus exquis, plusieurs Docteurs qui ont escrit sur ce sujet disent que par ces mammelles nous sont representés les deux Testamens: à sçavoir, par la mammelle gauche l'Ancien Testament, qui contenoit une loy de crainte, et par la mammelle droite le Nouveau Testament, qui contient une loy toute d'amour; et disent qu'avec ces deux mammelles il faut eslever les enfans de l'Eglise, qui sont les Chrestiens, d'autant qu'il les faut soustenir par la crainte et les animer par l'amour, lequel sans la crainte vient aysement à se relascher, et la crainte sans l'amour abat et allanguit le cœur et l'esprit. Mais cette mammelle de la crainte n'est pas la mammelle des espouses, ains celle des serviteurs et des valets, à qui il faut donner la crainte des chastimens pour les ranger à leur devoir et à l'observance des commandemens de Dieu. Certes, la crainte d'enfer est un motif des plus puissans que nous puissions avoir pour nous tenir en bride et nous empescher de transgresser la loy de Dieu, c'est pourquoy cette crainte est bonne; mais pour les espouses ce motif est trop grossier et trop bas, car elles ne veulent point d'autre mammelle que celle de l'amour.

            D'autres Docteurs ont dit que les mammelles de Nostre Seigneur nous representent la foy et les Sacremens. La foy nous est donnée par la parole: Fides ex auditu, auditus autem per Mot Dei; car la parole de [469] Dieu est un lait qui nourrit les ames, et nous ne pouvons avoir la foy que par cette divine parole, ni participer aux saints Sacremens si nous ne sommes fideles à croire ce qu'elle nous enseigne.

            Mais je n'aurois jamais fait si je me voulois estendre sur toutes les considerations que font les Docteurs sur ce passage: je m'arresteray seulement sur les deux suivantes, et diray que les mammelles de Nostre Seigneur sont l'esperance et l'amour. Or, ces deux mammelles sont proprement celles des espouses; car encores que l'esperance des recompenses eternelles ne soit pas un motif si noble et si excellent que celuy de l'amour, il est pourtant quelquefois expedient de s'en servir pour nous animer à l'amour. Et David mesme, duquel l'ame estoit vrayement espouse, puisqu'il estoit selon le cœur de Dieu, confesse neanmoins qu'il se servoit de ce motif: Inclinavi cor meum ad faciendas justificationes tuas in aeternum propter retributionem; O Seigneur, dit-il, j'ay incliné mon cœur à garder vos commandemens à cause des grandes recompenses que vous donnez à ceux qui les observent.

            Il arrivera quelquefois que nous aurons de l'amour autant ou plus que jamais, et neanmoins nous croyons le contraire, d'autant que nous n'en avons pas le sentiment. O certes, il y a bien de la difference entre l'amour qui nous fait operer le bien, et le sentiment de l'amour, je veux dire ce sentiment qui remplit nostre ame et nostre esprit d'une grande satisfaction et donne à nostre cœur une consolation si sensible, que quelquefois elle rejaillit jusques au dehors. Or, quand Dieu nous soustrait ce sentiment, il ne faut pas se descourager ni penser que nous n'avons point d'amour, pourveu que nous ayons une forte resolution de ne luy vouloir jamais desplaire, qui est ce en quoy consiste le parfait et veritable amour. Et alors il est bon de retourner nostre cœur à la mammelle de l'esperance, pour l'encourager et conforter, l'asseurant qu'il jouira un jour de ce qu'il ayme, et que si maintenant ce divin Espoux semble s'absenter, ce ne sera pas pour tousjours. [470]

            Il est dit au Genese, qu'un Ange estant apparu à Jacob pres le guay de Jaboc, il lutta toute la nuit contre luy, et quand l'aube commença à poindre, l'Ange le voulant quitter: Laisse moy aller, luy dit-il, ne me retiens pas davantage; Dimitte me, jam enim ascendit aurora. Non, dit Jacob, je ne vous laisseray point aller que vous ne m'ayez donné vostre benediction; Non dimittam te, nisi benedixeris mihi. Or, cette benediction que Jacob demandoit si instamment nous signifie l'esperance de jouir de Dieu en la vie future. Mais l'Espouse, toute esprise de l'amour de son divin Espoux, ne se contente pas de l'esperance de le posseder un jour en la gloire eternelle, ains elle veut encores jouir de sa presence des cette vie mortelle; et à fin d'obtenir ce bien, voyez quelle diligence elle fait pour le trouver, apres que par la negligence qu'elle eut à luy ouvrir sa porte il fut passé outre: Surgam, et Circuibo civitatem, per vicos et plateas quaeram quem diligit anima mea; Je me leveray, dit-elle, et chercheray celuy que mon ame cherit, par toutes les rués et les carrefours de la cité. Voyez, je vous prie, avec quelle promptitude elle court apres luy, et comme elle passe parmi les gardes de la ville, sans craindre aucune difficulté; puis en fin l'ayant trouvé, voyez avec quelle ardeur elle se jette à ses pieds, et l'embrassant par les genoux:, toute transportée de joye: Inveni quem diligit anima mea, tenui eum nec dimittam, donec introducam illum in domum matris meae; Ah, je le tiens, dit-elle, le Bien-Aymé de mon ame, je ne le laisseray point aller que je ne l'aye introduit dans la mayson de ma mere.

            Mais considerez, je vous prie, l'ardent amour de cette Espouse: certes, rien ne la peut contenter que la presence de son Bien-Aymé; elle ne veut point de benedictions, ni ne s'arreste point à l'esperance des biens à venir comme Jacob; elle ne veut que son Dieu, et pourveu qu'elle le possede elle est contente. En fin, dit-elle, j'ay trouvé celuy que j'ayme, je le tiens et ne lé quitteray point que je ne l'aye introduit en [471] la mayson de ma mere, qui est la Hierusalem celeste, qui n'est autre que le Paradis; et là encores je ne le quitteray point, car non seulement je ne le voudray pas quitter, mais je seray alors si parfaittement unie avec luy, que jamais aucune chose ne m'en pourra separer. Voyla donques quel est l'amour de l'Espouse envers son Bien-Aymé.

            Nous avons, ce me semble, bien monstré par ce que nous avons dit quelles sont les mammelles de Nostre Seigneur; il faut maintenant sçavoir comment et de quelle sorte on les peut tetter. Je dis en premier lieu que pour tetter les mammelles de Nostre Seigneur, il se faut rendre semblable aux petits enfans; car vous sçavez que ce n'est qu'à eux à qui on donne les mammelles. Mais comment ferons-nous pour ressembler à des petits enfans? Escoutez l'Apostre saint Pierre instruisant et donnant cette leçon aux premiers Chrestiens: Soyez, dit-il, sans dol et sans feintise, comme des petits enfans: Sicut modo geniti infantes, sine dolo; leçon qu'il avoit apprise en l'escole du Sauveur lors qu'il disoit à ses Apostres: Soyez simples comme des colombes. Considerez, je vous prie, comme toutes ces paroles se rapportent bien; car saint Pierre dit: Soyez sans dol et sans feintise, qui est autant comme s'il disoit: Ayez une grande simplicité.

            Mais pour tetter ces divines mammelles, il faut encor avoir faim. Vous voyez quelquefois des enfans qui ne veulent point prendre la mammelle parce qu'ils ont l'estomach tout rempli de catarrhe, de maniere que n'ayans point de faim, on ne les peut faire tetter, quoy que la nourrice les provoque et leur presente son sein. Il faut donques avoir faim pour tetter les divines mammelles de nostre Sauveur. Mais quelle est la faim de l'ame? Elle n'est autre que le desir. Certes, si nous n'avons un grand desir de l'amour divin nous ne l'obtiendrons jamais; car comment pourrions-nous l'obtenir et recevoir des consolations de Nostre Seigneur, venant à luy nostre entendement tout distrait, nostre memoire remplie et occupée de mille choses vaines et inutiles, et [472] nostre volonté attachée aux choses de la terre? Il faut donques avoir l'estomach de nos ames vuide, si nous voulons tetter les mammelles de Nostre Seigneur et recevoir ses saintes graces, ainsy que Nostre Dame nous l'apprend en son sacré Cantique, quand elle dit que Dieu a rempli de biens ceux qui avoyent faim, mais que pour les riches, c'est à dire ceux qui estoyent pleins et rassasiés des choses de la terre, il les a rejettés et ne leur a rien donné: Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes; paroles par lesquelles cette Sainte Vierge nous apprend que Dieu ne communique ses graces et ne remplit de biens sinon ceux qui ont cette faim spirituelle, et qui sont vuides d'eux mesmes et des choses terrestres et mondaines. O Dieu, mes cheres Filles, ayons donques cette faim, je vous prie; ayons un grand desir de l'amour de Nostre Seigneur, et taschons de nous rendre semblables aux petits enfans, à fin qu'il nous donne ses divines mammelles à tetter, et qu'il nous prenne entre ses bras et nous mette sur sa sacrée poitrine.

            L'Escriture Sainte nous enseigne que quand ce divin Sauveur de nos ames estoit en ce monde conversant avec les hommes, il caressoit les petits enfans, les embrassoit et prenoit entre ses bras, comme il fit le petit saint Martial, ou saint Ignace martyr, suivant l'opinion de plusieurs Docteurs, qui disent que Nostre Seigneur le tenant un jour entre ses bras et le considerant, il se tourna vers ses disciples et leur dit: En verité, si vous n'estes faits comme ce petit enfant, vous n'entrerez point au Royaume des cieux; Amen dico vobis, nisi efficiamini et conversi fueritis sicut parvulus [473] iste, non intrabitis in Regnum caelorum. Cela veut dire que si nous n'avons la simplicité, douceur et humilité d'un petit enfant, et si nous ne nous reposons par une entiere resignation et parfaite confiance entre les bras de Nostre Seigneur, comme l'enfant entre les bras de sa mere, nous n'entrerons point en son Royaume.

            Or, le saint Prophete David parle excellemment bien de cette humilité au Psaume CXXX: Domine, non est exaltatum cor meum, neque elati sunt oculi mei; Seigneur, dit-il, je n'ay point eu le cœur hautain, et mes yeux ne se sont point eslevés. Il veut dire: Encor que vous m'ayez eslevé à des honneurs et à des faveurs si grandes que de me porter dessus vostre poitrine et me donner vos divines mammelles à succer, neanmoins je n'ay point eslevé mon regard en choses hautes, ni n'ay point retiré mes yeux de dessus la terre, qui est mon origine et en laquelle je dois retourner, ains j'ay tous-jours porté la veuë basse, en la consideration de mon neant et de mon abjection; mon cœur ne s'est point enflé d'orgueil pour les grandes graces que vous m'avez faites. Neque ambulavi in magnis, neque in mirabilibus super me; Je n'ay point cheminé plus hautement qu'il ne m'appartenoit, et n'ay point porté mon entendement à la recherche des choses curieuses et admirables.

            Certes, ce saint Prophete sçavoit bien qu'il faut approcher de cette divine Majesté avec une grande simplicité et humilité. Si je ne me suis abaissé et humilié, dit-il, voicy, o Seigneur, ce que je veux qui m'arrive: Sicut ablactatus est super matre sua, ita retributio in anima mea; C'est que vous me separiez de vous et me retiriez vos sacrées mammelles, et je demeureray comme l'enfant sevré avant le temps, qui ne fait plus que languir, pleurer, gemir, se lamenter et regretter sa perte; si donques je n'ay tousjours esté bas, vil et abject à mes yeux et à mon propre jugement, ainsy soit-il fait à mon ame. Voyla ce que le Prophete veut qu'il luy arrive, s'il ne marche devant Dieu en esprit d'humilité. [474] O certes, il est vray que cette vertu a un pouvoir incomparable par dessus toutes les autres de nous eslever à Dieu et nous rendre capables de succer ses divines mammelles, lesquelles il ne donne qu'aux petits et humbles de cœur; c'est pourquoy je vous exhorte, mes cheres Filles, pour finir ce discours, de vous exercer fidelement en la prattique de cette vertu; car par icelle vous recevrez de tres grandes graces en cette vie, et parviendrez en fin en la gloire eternelle, où nous conduise le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [475]




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